Sur mon chemin/Livre I/Article 6

Ernest Flammarion (p. 36-42).
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NOS ÉTOILES


Je ne connais goutte à l’astronomie, et c’est dans des ciels de carton que brillent mes étoiles. Jamais notre zénith théâtral ne se peupla de tant d’astres de prime grandeur. Croiriez vous que nos auteurs dramatiques en sont lâchés ? Que leur faut-il donc, et n’est-il point vrai que plus leurs interprètes ont de génie et plus nos auteurs courent la chance qu’on leur en découvre ?

Ils ne pensent point ainsi, et, bien au contraire, donnent pour raison de la décadence de leur art l’importance acquise tous les jours et devenue excessive d’acteurs qui ont vraiment trop de talent.

Sans réclamer qu’ils n’aient point de talent du tout, ce qui bornerait leurs présentes revendications au développement d’un inutile paradoxe, nos auteurs voudraient que les interprètes en eussent un peu moins et qu’il fût moins exclusif, surtout. Car, c’est là que gît, s’il faut les entendre, la cause de la crise, de la grande crise théâtrale qui fait que la saison, une fois de plus, va se clore bientôt, sans qu’on ait eu à applaudir une idée neuve dans un cadre dramatique nouveau.

— Oui, nous mourons des vieilles choses que nous vous apportons sur la scène, s’accusent-ils, des vieux mots et des vieilles farces, des vieux adultères, des vieilles déclamations, des mêmes tirades débitées par les mêmes types, immuables. Nous mourons de ce que nous vous apportons la même pièce. »

Devant tant de clairvoyance, on pourrait les juger inexcusables de n’en point apporter une nouvelle. Mais il paraît qu’il faut les excuser et que nous les devons plaindre. « À pièce nouvelle, acteur nouveau ». Or, ils n’ont que de vieux acteurs, si jeunes soient-ils. Mais vieux par un talent consacré, précis et limité, par un genre de talent d’une exclusivité telle qu’il ne saurait en rien se modifier, car il est la personnalité même de l’acteur. Et si jamais personnalité fut sacrée, c’est bien celle-là. Elle domine tout au théâtre ; elle est la reine. On ne touche pas à la reine.

De telle sorte que le premier devoir de l’auteur dramatique étant de se faire jouer, il doit d’abord se dire, dans le secret de son cabinet de travail et de sa pensée : « Quelle pièce vais-je faire ? Sera-ce la pièce Réjane ? ou la pièce Granier ? ou la pièce Simon-Girard ? ou la pièce Coquelin ? Brasseur ? Huguenet ? »

Et il bâtira le principal type de sa pièce sur le type de l’acteur ou de l’actrice en vedette dans le théâtre où il estime qu’il aura le plus de chances de « passer ». Pas une seconde il ne songera, s’il est un auteur bien parisien, que les acteurs ont été créés pour les auteurs, et non point les auteurs pour les acteurs. Ou, si cette idée saugrenue lui court la cervelle, il la chassera, comme propre à lui faire perdre son temps. Que lui servirait de porter au théâtre un rôle qui ne serait point taillé à la coupe de l’artiste en vedette ?

Du reste, le public entre dans la combinaison. Pourquoi ira-t-il au Vaudeville, par exemple ? Parce que la phrase est prononcée : « Allez donc au Vaudeville, Réjane y est superbe ! » Aux Variétés ? « Granier y est superbe ! » Au Français ? « Barlet y est superbe ! » Il faut que dans la pièce future il y en ait au moins un ou une qui « soit superbe ! » Or, Réjane ne sera « superbe » qu’en restant Réjane ; et notre auteur, avant toutes choses, ne devra rien ignorer du talent de Réjane, ni de ses gestes, ni de son nez retroussé à la Parisienne. C’est la Parisienne. Quand elle est Sapho, elle est encore la Parisienne. Et la Parisienne d’Amoureuse. Pas du tout le grand corps assoiffé de caresses brutales et bohèmes qu’imagina Daudet. C’est tant mieux pour Porto-Riche et tant pis pour Daudet. Vous voyez le danger, vous le touchez. Sur l’Agora, elle sera encore la Parisienne ; mais là, Donnay l’aura voulu, ayant fait une Lysistrata fin de siècle, après J.-C.

Le péplum ne la déguise pas. Elle a beau se vêtir, le moins possible, du costume hellène, elle vient de la rue de la Paix. On a dit excellemment tout cela en quatre vers :


Tu n’es pas la Sapho du Rocher de Leucade,
Et tu n’as point mêlé les tragiques sanglots
De la prêtresse antique à la chanson des flots :
Tes désespoirs, à toi, s’en vont à la Cascade !


Ces vers, ma foi fort bien tournés, sont de moi, du temps où je ne faisais pas encore de la prose. C’est avec cette Réjane-là qu’il faut compter. Examinez le titre des pièces jouées depuis le Calice ; toujours la pièce Réjane. Et avant aussi. Si vous voulez que vous soient ouvertes les portes de son théâtre et être traité en cousin, faites-lui Ma Cousine. Vous me direz que tout le monde n’est pas Meilhac !

Alors vous vous tournerez d’un autre côté et vous aurez affaire au rire glousseur, bon enfant et un tantinet canaille de Granier. Versez-vous dans l’opérette ? On vous dira que vous ne ferez rien de bon sans Simon-Girard. Et tout cela, hélas ! c’est déjà du vieux. Car celles-ci et les autres vieillissent et le présent s’acharne à faire revivre le passé. Elles ne changent pas. Elles tiennent toujours le rôle de jadis : celui des vierges à l’âge des duègnes, Reichenberg ne compte pas ses années de virginité. Ceci encore a été excellemment dit dans quatre vers que voici :


De pudiques tissus d’une pâleur de cierge
Se croisent chastement sur ses deux seins menus.
Depuis, toujours, elle a des rires ingénus.
Elle est celle qui fut immuablement vierge !…


et dont je ne vous citerai pas l’auteur, par modestie. On faisait la pièce Reichenberg, comme on fait, dans un autre genre, la pièce Bartet. La petite doyenne se repose. Mais, quand les anciens disparaissent, les jeunes, qui les remplacent, deviennent anciens tout de suite. Je veux dire qu’ils ont immédiatement leur type, d’où ils ne démordent pas. Ne fait-on pas, déjà, la pièce Yahne ? C’est peut-être même pour cela qu’elle n’est plus au Gymnase.

C’est volontairement que je ne parle pas ici de Mme Sarah Bernhardt. Encore qu’on ait souvent fait des pièces à sa taille, son génie est d’une souplesse telle qu’elle a réalisé le rêve des poètes, de Racine à Catulle Mendès et à Rostand. Elle est cette exception qui confirme la règle.

Côté des hommes. Croyez-vous que Coquelin, qu’il soit aîné ou cadet, Mounet-Suily, Guitry, ce délicieux ironiste, Brasseur, sont moins personnels que ces dames ? Les avez-vous vus quelquefois différents d’eux-mêmes ? changer leurs attitudes, leur démarche, leurs gestes, le timbre, clairon ou crécelle, de leur voix ? Enlevez la perruque actuelle de Brasseur, et, aussitôt : Labosse == Costard. Ne vous faut-il point compter avec les grimaces de Germain ? Qu’il joue Champignol ou la Dame de chez Maxim, allez, c’est la même chose. Du reste, c’est le même auteur, le même acteur. En civil ou en militaire, c’est le même singe. Encore celui-là amuse-t-il.

L’auteur se plaint de ce qu’il n’y ait plus que des vedettes ; mais là où il est vraiment à plaindre, c’est quand il a affaire au ménage. Alors, c’est terrible. Couple marié ou couple d’amants, la pièce doit être faite pour le couple, et la difficulté devient double ; Elle triple, dans le cas du mari, de la femme et de l’amant, car les ménages à trois se voient au théâtre comme à la ville.

L’auteur ne doit pas seulement compter avec le talent de l’acteur ; il doit encore compter avec sa moustache, quand il en a. Je pourrais citer le fait qui s’est produit, tout dernièrement, d’une répétition générale retardée et d’un principal interprète en délicatesse avec l’auteur, parce que l’interprète tenait à sa moustache et que l’auteur n’y tenait pas. La moustache a fini par tomber, mais il y a eu du tirage.

— Je ne suis plus moi ! s’écria l’acteur.

Tout est là ; ils veulent être eux. Au fond, ils ont peut-être raison ; quand ils ne sont plus eux, ils sont encore plus insupportables. Ainsi quand Coquelin a voulu se passer le luxe de cesser d’être Coquelin pour devenir Napoléon. Il n’y est pas arrivé, et alors, oh ! alors ! vous avec vu ce Bonaparte d’avant les marches de Saint-Roch ?

Quand donc verrons-nous des acteurs qui auront moins de talent et des troupes qui en auront davantage !