Sur mon chemin/Livre I/Article 7

Ernest Flammarion (p. 43-48).

LA BOÎTE


Qu’elle soit à musique ou à déclamation, c’est toujours la boîte à faveurs. Nous n’en avons pas dit beaucoup de bien, depuis que nous avons soulevé son couvercle et que nous avons prié le public, ce bon public, d’y jeter, avec nous, un subreptice coup d’œil. Tout ce que nous avons pu dire est encore au-dessous de ce que nous avons pu voir, et ce n’est point M. Théodore Dubois qui nous démentira. Ce sujet est vaste, et nous n’avons fait encore que l’effleurer ; mais nous en avons peut-être assez raconté pour que fût comprise à jamais la justesse de cette phrase : « Le Conservatoire fait des comédiens impossibles ; qu’on me donne n’importe qui ; un garde municipal, un boutiquier retiré, j’en ferai un acteur ; mais je n’en ai jamais pu former un avec les élèves du Conservatoire ! » Ceci, qui est plus qu’une boutade, est d’Alexandre Dumas et date de 1849. Ça pourrait être d’hier. Mais le Conservatoire d’antan ne saurait être l’excuse du Conservatoire d’aujourd’hui, car celui-ci est pire. M. Théodore Dubois l’ait le maximum. Si j’en crois toutes les histoires qu’on m’a soufflées à l’oreille, on ne vit jamais pareille pétaudière. La discipline et le reste y sont fort relâchés, et jamais les professeurs n’en firent tant à leur fantaisie, jamais les élèves ne se mirent tant à leur aise — à l’aise des professeurs, comme de bien entendu.

Il y a quelques années, un élève pouvait encore compter sur vingt-quatre heures de cours effectif dans son année ; maintenant, pour aboutir à un calcul, il est prudent de se munir d’une montre qui marque les secondes. Bref, le travail est nul, l’effort inexistant. Les résultats, dans ces conditions, sont lamentables, et, malgré l’armée, chaque jour grossissante, des cabots, M. Sardou peut toujours crier : « La disette de comédiens est, chaque jour, plus inquiétante. On ne sait plus ni les prendre, ni les voir, ni les suivre, ni les encourager. » Ce serait un travail intéressant à faire, et auquel je prendrai peut-être plaisir un jour, de lever la liste des premières récompenses du Conservatoire qui furent engagées sur nos principales scènes, depuis cinq ans, et de constater ce que ces phénomènes ont donné devant le public. On pourra calculer alors le nombre de nullités, de ratés, de non-valeurs qui encombrent le budget de nos scènes subventionnées et dont l’Affiche a oublié les noms.

Que faire à tant de calamités ? Et le Conservatoire, doit-il mourir ? Beaucoup n’y verraient aucun inconvénient, mais ceux qui ont le respect des institutions prétendent rajeunir celle-ci avec des réformes. C’est un chapitre immense et qui agita longtemps les plus vastes esprits. Les élèves n’étant pas admis à émettre leurs prétentions à la réforme des professeurs, les professeurs auxquels on demandait des réformes n’en voyaient que du côté des élèves. On voulut réformer le mode de concours des élèves, le mode de vivre des élèves, le costume des élèves. Il ne fut jamais question de réformer le mode d’enseigner des professeurs. Et puis, au fond, toutes ces histoires de réforme ne furent que paroles en l’air. On parla de revenir aux vieilles traditions des concours publics, il y a de cela une dizaine d’années, et Sarcey en profita pour regretter l’époque du Conservatoire de Louis-Philippe. « De ce temps, au moins, les élèves prenaient contact avec le public, disait-il, et cela les formait. » On lui répondit par l’expérience déjà faite, qui avait abouti à la suppression de la publicité des exercices du Conservatoire.

D’autres parlèrent de faire retourner les élèves au régime des pensionnats, au temps béni où le sommeil des bourgeois du faubourg Poissonnière était régulièrement interrompu par le boucan rythmé qui descendait des dortoirs de la Boîte, à l’époque des escapades, des évasions, des draps de lit suspendus aux fenêtres, et de toutes les aventures nocturnes qui firent alors de Nourrit la terreur du quartier.

Enfin, M. Ambroise Thomas songea aussi à réformer les mœurs. Il rêva, trouvant, avec juste raison, que la coquetterie est à l’origine de toutes les chutes et de tous les péchés de ces dames, il rêva de proclamer des lois somptuaires, dont la première serait la nécessité pour tout le monde de porter l’uniforme. Les élèves hommes l’avaient endossé jadis, et de vieilles femmes se souvenaient, dans le quartier, d’avoir autrefois regardé passer avec complaisance l’habit bleu à boutons d’or de MM. les futurs artistes du Roy. Mais les lois somptuaires de M. Ambroise Thomas ne devaient frapper que les femmes. Ceci se passait en 1872. Il fut question d’imposer à toutes ces demoiselles la robe de mousseline blanche, dépourvue de tout ornement. Quelques vieux professeurs appuyèrent cette proposition du directeur du Conservatoire au ministre des beaux-arts. « Les chères enfants, disaient-ils, elles ressembleront toutes à de petites communiantes ! » Cette perspective, qui semblait leur sourire, déplut à d’autres, qui en donnèrent la raison suivante : « Sous prétexte d’égalité, vous allez rendre certaines d’entre elles affreuses et d’autres plus séduisantes. La mousseline blanche ne va pas à tout le monde ! » On s’inclina devant un argument aussi décisif, et la question de l’uniforme comme les autres, fut une fois de plus enterrée.

Mais qu’importent ces histoires de mousseline à la prospérité et à la décrépitude du Conservatoire ? Permettons à ces demoiselles de porter des dessus blancs et des dessous noirs si cela leur fait plaisir, et ne forçons point ces messieurs à se vêtir de bleu barbeau à la ville ! Laissons-les aller coucher où bon leur semble et finissons, une fois pour toutes, de tracasser tous ces jeunes gens, qui sont pleins de bonne volonté. Ce sont les professeurs qu’il nous faut ! Assez des professeurs du Conservatoire qui ne professent pas et des administrateurs qui n’administrent pas ! Exigeons d’abord, des uns et des autres, qu’ils accomplissent leurs devoirs, tels que des règlements précis les définissent. C’est la première des réformes à poursuivre, celle à laquelle le public, qui paie, a droit. Ensuite, nous pourrons nous demander s’il n’y a point autre chose à faire au Conservatoire que ce qu’on y néglige de faire, et s’il n’y a point lieu de jeter bas pour toujours un enseignement qui nous apparaît quelque peu vermoulu.

Peut-être alors le moment viendra-t-il où l’on comprendra que l’instruction d’un comédien consiste dans autre chose que dans l’exercice de mémoire et dans la déclamation d’une tirade. Sans doute, pour lui permettre de crier du haut d’un temple en carton : « Enfants ! Du vieux Cadmus jeune postérité ! », on ne jugera point nécessaire de lui faire travailler les tragiques grecs dans Patin, mais peut-être jugera-t-on qu’il n’est point utile qu’il ignore la légende de Thèbes et qu’il ne sache rien d’Antigone. Peut-être alors, si l’élève est femme, et s’il lui faut étudier les imprécations de Camille, lui demandera-t-on de lire la pièce jusqu’au bout ; peut-être la lui expliquera-t-on ; peut-être lui dira-t-on ce qu’étaient la vieille Rome et le patriotisme d’Horace, avant de lui apprendre à hurler en cadence, et selon la tradition, trente vers qui lui valent aujourd’hui un premier prix et qu’elle ne comprend pas.