SUR LES ROUTES DE PROVENCE[1]

PAR MM. L. ET CH. DE FOUCHIER


II. — LES MONUMENTS DU MOYEN ÂGE ET DE LA RENAISSANCE


Arles : Saint-Trophime, le portail et le cloître ; les Aliscamps ; le Forum et la statue de Mistral ; le Museon Arlaten. — Le portail de Saint-Gilles. — Avignon : le rocher des Doms ; Notre-Dame des Doms ; le Palais des Papes ; le pont Saint-Bénezet. — Villeneuve-lès-Avignon : l’hôpital, l’église, la Chartreuse, le fort Saint-André. — Excursion à la fontaine de Vaucluse. — Cultures de primeurs.



Saint Trophime avait, suivant la tradition, pris place à côté des « trois Marie » dans la barque qui, au premier siècle de l’ère chrétienne, aborda sur les côtes de Provence. Remontant le Rhône, il apporta la parole évangélique au peuple arlésien, devint le premier évêque et le patron de la ville. C’est donc sous son vocable que fut érigée la basilique où, en 1178, l’empereur Frédéric Barberousse fut sacré roi d’Arles. La cathédrale Saint-Trophime remonte au moins au ve siècle. Détruite par les Sarrazins, reconstruite et remaniée à diverses époques du xe au xviie siècles, elle a été entièrement restaurée à partir de 1873. Cet édifice religieux de premier ordre est surtout remarquable par son portail et son cloître.

ARLES. PORTAIL DE SAINT TROPHIME.

La porte principale s’ouvre sous un porche profond. Une grande baie rectangulaire, accostée de pilastres cannelés avec chapiteaux sculptés, est divisée en deux par une haute colonne de marbre. Elle est surmontée d’un linteau où paraissent les douze apôtres, et d’un tympan d’où se détache, dans un nimbe ovale, un Christ assis, un doigt levé, entouré des symboles des Évangélistes. Une voussure profonde est formée de groupes d’anges. Une archivolte aux larges feuilles d’acanthe encadre le portique. À droite et à gauche, des pilastres de marbre, entre lesquels » alignent de rigides statues de saints, reposent sur des blocs figurant des lions, des combats d’animaux, des scènes bibliques. Sur les pilastres court une double frise représentant la procession des élus conduite par deux évêques et la foule des damnés qu’un ange écarte du paradis et que des démons poussent vers l’enfer. Ce portail est un bijou de l’art gothique. L’admiration va tout autant aux proportions grandioses de l’ensemble qu’aux détails de chacune des scènes, traitées peut-être avec moins de fini qu’à Saint-Gilles mais, à coup sûr, avec une naïveté et une foi religieuse réellement émouvantes.

On pénètre par une grande salle romane, voûtée en berceau, dans le cloître dont les galeries sont d’époques différentes : les styles roman, de transition et gothique y voisinent sans s’y heurter. Les travées et les arcades reposant sur des colonnes jumelles, à fût lisse ou cannelé, ornées de chapiteaux, s’y succèdent dans une belle ordonnance. Aux piliers d’angles, au milieu des galeries, un peu partout, des bas-reliefs et des sculptures d’un remarquable travail représentent des statues de saints : saint Trophime, saint Jean, saint Pierre ; des mystères : la Cène, la Résurrection, l’Ascension ; des scènes tirées de l’Écriture : le baptême du Christ, sa tentation, sa flagellation, les saintes Femmes, le baiser de Judas. La légende y a sa place avec sainte Marthe et la Tarasque. Ici se profile la silhouette élégante d’un puits dont la margelle est faite d’une base antique de colonne en marbre. Le soleil se joue au milieu des arcades formant des oppositions saisissantes de lumière éclatante et d’ombre mystérieuse, d’où surgissent les fines nervures des feuilles d’acanthe, les figures rigides des saints de pierre, les tètes d’hommes et d’animaux.

L’intérieur de Saint-Trophime, peut-être un peu étroit, présente une haute nef centrale voûtée en berceau, des bas-côtés élancés, faiblement éclairés par des fenêtres en plein cintre, un déambulatoire divisé en sept travées dont chacune possède sa chapelle. La décoration sculpturale est sévère. Quelques tableaux intéressants et de magnifiques tapisseries ornent le sanctuaire où l’on remarque trois sarcophages chrétiens en marbre. L’un, qui sert de fonts baptismaux, est l’ancien maître-autel de Saint-Honorat des Aliscamps, orné de sujets tirés de l’Écriture. Le second, actuellement autel de la chapelle de Grignan, figure le passage de la mer Rouge par les Hébreux. Le troisième, dans une chapelle donnant sur le déambulatoire, était le tombeau de Géminus ; il représente le Christ entre deux apôtres, sous des arcades séparées par des colonnes cannelées. De l’ancien trésor dilapidé il reste quelques ivoires, olifant carolingien, crosses et croix épiscopales, et des ornements portés par le bienheureux Louis Allemand, archevêque d’Arles, mort en 1450.

C’est aujourd’hui la cérémonie de la première communion. La foule encombre le parvis de l’église et la place voisine. La réputation des Arlésiennes n’est pas surfaite ; elles ont le type grec dans toute sa pureté, traits réguliers, yeux noirs et vifs, teint mat, taille élancée et souple : « Ô cité douce et brune, ta merveille suprême, le ciel, ô féconde terre d’Arles, donne la beauté pure à tes filles comme les raisins à l’automne, les senteurs aux montagnes et les ailes à l’oiseau. » Mais le costume classique, pourtant si seyant, souffre de la concurrence des modes parisiennes. Parmi les groupes endimanchés, bien rares sont les coiffes au large velours enserrant le haut de la tête, laissant paraître sur le front découvert les bandeaux noirs des cheveux ondulés ; et les chapelles, fichus de gaze entourant la nuque découverte pour descendre jusqu’à la taille d’où retombent les plis droits de la jupe.

Au milieu de cette foule babillarde que le soleil printanier convie à la promenade, nous errons dans les rues de la ville, entrant à Notre-Dame de la Major, ancien temple de la Bonne Déesse, siège du Concile de 453, dont le clocher domine de sa pyramide les arènes voisines ; à Saint-Jean de Moustier, église romane du xiie siècle ; et nous voici de retour aux Aliscamps où, nous retrouvons la tradition et la légende dont la poésie s’harmonise avec la mélancolie de cette allée funèbre. Saint Trophime avait réuni les évêques, ses compagnons, pour consacrer au vrai Dieu la nécropole païenne. Aucun d’eux ne se trouvant assez pur pour accomplir cet acte, Jésus-Christ apparut et opéra lui-même la consécration. Il revient chaque année célébrer la messe aux Aliscamps le jour de la Toussaint. Le cimetière, devenu chrétien, passait pour être préservé de toute atteinte diabolique, et le séjour de ce lieu de repos était fort recherché. Des mémoires du xiiie siècle racontent que les riverains du Rhône laissaient descendre leurs morts au fil de l’eau, après avoir disposé dans un coffret scellé au cercueil le droit de mortelage ou prix des funérailles. Les mariniers se signaient quand passait un cercueil ; nul n’eût osé porter une main sacrilège sur les morts des Aliscamps. Arrivés à la hauteur d’Arles, les corps flottants s’arrêtaient comme par miracle. Les moines de Saint-Honorat les recueillaient et les inhumaient suivant leur condition. De la célèbre nécropole, où l’on comptait plus de trente églises ou chapelles, il ne reste que l’allée des Aliscamps bordée de sarcophages de pierre, des chapelles Saint-Accurse et des Porcelets ou Notre-Dame de la Miséricorde, et aboutissant à l’église Saint-Honorat. On prétend que cette église, où saint Honorat fut inhumé en 429, aurait été fondée par saint Trophime et agrandie par Charlemagne. L’édifice, dont certaines parties sont antérieures au xiie siècle, contient un grand nombre de chapelles seigneuriales et des sarcophages mérovingiens. Les Aliscamps, « ces champs élysées » d’Arles, mutilés et morcelés, ont beaucoup perdu de leur intérêt. Néanmoins la promenade reste impressionnante lorsqu’au déclin du jour, sous les peupliers frissonnants, on évoque le souvenir des morts illustres qui y ont dormi leur dernier sommeil.

ARLES. L’ÉGLISE SAINT-HONORAT AUX ALISCAMPS.

Nombreux sont, d’ailleurs, les monuments de l’antique capitale du royaume d’Arles qui n’ont pas résisté aux atteintes du temps ou des hommes. La Madeleine est occupée par une écurie et un grenier. L’entreprise des pompes funèbres a installé ses ateliers dans l’église Saint-Blaise, curieuse pour les archéologues, où dès le xiiie siècle les religieuses de Saint-Césaire célébraient leurs offices. L’ancien couvent des Dominicains a été en partie transformé en usine des eaux de la ville ; on y visite encore les ruines de l’église, la chapelle du Saint-Sépulcre et la chapelle des Morts, ornée d’une frise de têtes de morts sur des écussons. L’ancien Palais de la Commune n’est plus représenté que par quelques pans de mur attenant à l’Hôtel de Ville, et par un banc de pierre élevé au-dessus de trois degrés, sur lequel les juges exerçaient, dit-on, leur office. Du Grand-Prieuré de Malte, établi au xve siècle par les Hospitaliers de Saint-Gilles au bord du Rhône, près des Thermes et de « La Trouille », palais de Constantin, il subsiste, en façade sur le fleuve, un bâtiment de deux étages avec échauguette ronde et corniche coupée de gargouilles, et une chapelle ogivale.

La place du Forum occupe le centre de la ville. Sa dénomination paraîtra quelque peu « méridionale » si l’on songe que, de l’ancien Forum d’Arles, il reste tout juste, encastrés dans le mur d’un hôtel, deux colonnes antiques et un fragment du fronton corinthien d’un temple romain. Mais l’Arles contemporaine, la Provence entière se retrouvent sur le Forum avec la statue de Frédéric Mistral. La physionomie souriante du grand poète, son geste accueillant, semblent convier les visiteurs à l’admiration de la ville, de sa ville plutôt, dont il a chanté les louanges dans cette langue provençale, sonore et musicale, qui lui doit sa brillante renaissance : « Si loin elle s’étend que, du grand Rhône plantureux, elle tient les sept embouchures… Arles a des bœufs marins qui paissent dans les îlots de sa plage… Arles a sa race de chevaux sauvages… Arles, en un seul été, moissonne assez de blé pour se nourrir, si elle veut, sept ans de suite… Elle a des pêcheurs qui l’approvisionnent de toute part… Elle a des navigateurs intrépides qui vont des mers lointaines affronter les tourbillons ! » Ne croirait-on pas entendre le dernier « Roi d’Arles » vanter sa capitale ? En réalité, Mistral est plus qu’un roi, et presque un dieu pour cette population enthousiaste qui parle avec une ardente admiration du grand homme dont elle a voulu, dès son vivant, posséder la statue, privilège presque unique dans un pays où tant de médiocrités sont honorées après leur mort, mais où le génie, encore en vie, est si rarement apprécié à sa valeur. Mistral n’a d’ailleurs pas voulu être en reste de générosité avec les Arlésiens, et, avec le montant du prix Nobel, il a doté la ville du Museon Arlaten (Musée arlésien) que son activité, toujours grande malgré l’âge, se plaisait à orner et à enrichir de curieux documents ethnographiques. Chaque lundi la patache qui dessert Maillane conduisait Mistral prendre à la gare de Graveson le train pour Arles où la journée se passait à classer, disposer, remanier, cataloguer les richesses du Museon Arlaten ; et souvent le Maître faisait lui-même, avec la plus grande affabilité, les honneurs de sa maison qui est le musée de Cluny du Félibrige provençal.

La municipalité d’Arles a cédé à Mistral, pour y installer le Museon Arlaten, les anciens bâtiments du collège qui englobaient l’hôtel du xve siècle des comtes de Laval-Castellane. Des fouilles pratiquées dans la cour intérieure ont mis à jour d’importants vestiges d’une basilique et, sur un socle en marbre, l’inscription grossièrement gravée d’un plaideur mécontent qui maudissait ses juges : « Jugement d’Atleadis, tu es un mauvais jugement ! » Dans les diverses salles ont été rassemblés méthodiquement de très nombreux documents d’ethnographie régionale : meubles, ustensiles, céramiques, costumes, instruments de musique. Ces derniers remplissent la salle Jules-Charles-Roux où les tambourins avec leurs massettes, les « fleitets », les galoubets, fifres et flageolets, les tympanons, évoquent le souvenir de farandoles animées conduites par le « tutu-panpan » du tambourinaire Valmajour en l’honneur de Numa Roumestan !… Voici les coiffes, foulards, chapelles, casaquins et gilets à ramages ; les fers monogrammés pour marquer les taureaux aux ferrades ; les vieilles cheminées à auvent où la marmite est pendue à sa crémaillère ; les ciseaux à moucher, les chauffe-lits à sept trous, les fanaux, les briquets, les poteries communes. Dans des vitrines, les talismans rappellent d’antiques coutumes quelque peu superstitieuses : les marrons qu’on portait dans la poche contre les hémorroïdes, les amandes doubles contre le mal de dents, les noyaux de pêche de Berre bénits à la fête de saint Cézaire qui préservaient les femmes de tout mal, les colliers à treize nœuds contre le croup, les chevaux marins qu’on mettait dans son bonnet pour éviter les maux de tête, les boyaux de chat contre la foulure du poignet, les colliers d’agathe cornée et veinée avec monture d’argent qui facilitaient les accouchements ! Deux scènes d’intérieur sont reproduites en grandeur naturelle : la visite à l’accouchée et la veillée de Noël. Cette dernière attire surtout la curiosité, car Noël est par excellence la fête des Provençaux ; dans tous les mas on se réunit pour faire brûler la bûche calendale avec des rites et des invocations : « Ô feu sacré, fais que nous ayons du beau temps, et que ma brebis mette bas heureusement, que ma truie soit féconde, que ma vache vêle bien, que mes filles et mes brus enfantent toutes bien !… »

Nous quittons Arles sous l’impression de ces souvenirs du passé. Avant de remonter à la « Cité des Papes », nous ne résistons pas au plaisir d’une promenade à Saint-Gilles dont l’église offre plus d’un point de comparaison avec Saint-Trophime. Nous voici dans la « tête de la Camargue ». Les vignes alternent avec les pâturages et les étangs, les oliviers font place aux genêts et aux ajoncs fleuris d’or, les mules agiles tirent les charrues dans le sol caillouteux, les lourdes charrettes sont attelées de chevaux robustes portant un harnachement compliqué, que surmonte un haut collier pointu enguirlandé de grelots sonores et empanaché de pompons de laine rouge. Nous franchissons le petit Rhône sur un pont suspendu pour entrer bientôt à Saint-Gilles dont le célèbre portail nous apparaît dans un somptueux décor. Ses trois portes du xiie siècle occupent toute la largeur de l’église. Un soubassement orné de cannelures, de bas-reliefs et de médaillons, supporte les statues des apôtres encadrées de pilastres cannelés au-dessus desquels court une frise avec de très beaux rinceaux. Les voussures profondes du portail nord retombent sur deux colonnes élancées, le linteau figure l’entrée du Christ à Jérusalem et, dans le tympan, la Vierge Marie présente l’Enfant Jésus à l’adoration des Mages, tandis qu’un ange annonce à saint Joseph qu’il faut fuir la persécution d’Hérode. On voit sur le linteau du portail sud les Saintes Femmes visitant le tombeau du Christ et, dans le tympan, le Christ en croix entouré de la Vierge, de saint Jean, de l’Église et de la Synagogue. Le portail central, plus élevé et plus large que les deux autres, présente, au-dessus d’une archivolte formant imposte, une série de bas-reliefs reproduisant de nombreuses scènes de la vie de Notre-Seigneur et de la Passion. Cette frise est soutenue par une corniche ornée d’admirables sculptures en haut-relief : têtes d’hommes, serpents, lionceaux. Le tympan, malheureusement détérioré, montre, comme à Saint-Trophime, un Christ de gloire entouré des symboles des quatre Évangélistes. Malgré de trop nombreuses mutilations, l’harmonie des lignes, le fini de certaines sculptures, la richesse et l’élégance de la décoration font du portail de Saint-Gilles un pur chef-d’œuvre dont la renommée est d’ailleurs universelle.

ATTELAGES. LES CHEVAUX PORTENT UN HARNACHEMENT COMPLIQUÉ.

L’église abbatiale surmonte une crypte renfermant le tombeau de saint Gilles (721), autrefois pèlerinage très fréquenté, où le pape Urbain II vint faire ses dévotions en 1095. La fameuse « vis de Saint-Gilles », escalier rampant en hélice autour d’un pilier central, véritable merveille d’assemblage et de taille de pierre que les ouvriers ne manquaient jamais de visiter en faisant leur « tour de France », est dans une tourelle abandonnée derrière l’église actuelle. Saint-Gilles possède enfin une très belle maison romane du xiie siècle, décorée de croix de saint André, de losanges et de rosaces. Selon la tradition, le pape Clément IV y serait né, et ce souvenir nous ramène tout naturellement vers Avignon où les successeurs de Clément IV devaient bientôt fixer leur résidence.

AVIGNON. LE PORTIQUE DE LA CATHÉDRALE. D’UNE ORNEMENTATION SOBRE.

De très loin, la Cité des Papes, impressionnante et grandiose, dessine la ceinture de ses remparts dominés par le rocher des Doms, la cathédrale et la forteresse : « c’est Avignon et le palais des Papes ! Avignon ! Avignon sur sa Roque géante ! Avignon, la sonneuse de la joie, qui, l’une après l’autre, élève les pointes de ses clochers tout semés de fleurons ! Avignon, la filleule de Saint-Pierre qui en a vu la barque à l’ancre dans son port et en porta les clefs à sa ceinture de créneaux ! Avignon, la ville accorte que le mistral trousse et décoiffe, et qui, pour avoir vu la gloire tant reluire, n’a gardé pour elle que l’insouciance ! » Le cours et la rue de la République, modernes et sans caractère, mais pittoresques dans leur animation de grande ville, conduisent à la place de l’Hôtel-de-Ville, puis à la place du Palais à l’entrée de laquelle on se trouve transporté en plein Moyen âge. La promenade du rocher des Doms lui fait suite ; nous escaladons ses pentes raides, contournant les pelouses fleuries et les allées ombreuses du parc, pour arriver aux terrasses d’où se déroule un panorama du plus grand caractère. Devant la ligne sombre des remparts, le Rhône précipite ses flots rapides et bouillonnants à l’assaut des arches branlantes du vieux pont Saint-Bénezet ; « le Rhône où tant de cités, pour boire, viennent à la file, en riant et en chantant, plonger leurs lèvres tout le long ; le Rhône si fier dans ses bords et qui, dès qu’il arrive à Avignon, consent pourtant à s’infléchir pour venir saluer Notre-Dame des Doms ! » Au-delà du fleuve que l’on traverse dans un bac glissant par la seule impulsion du courant le long d’un câble d’acier, s’étalent les prairies de l’île de la Barthelasse où les félibres viennent rêver dans les roseaux, à l’ombre des saules. Sur les hauteurs de Villeneuve, de belles villas surgissent au milieu de bosquets touffus, contrastant avec l’appareil formidable du fort Saint-André, les clochetons de la Chartreuse et la silhouette élancée de la tour Philippe-le-Bel. Derrière nous le palais des Papes profile ses créneaux, ses mâchicoulis et ses tours au pied desquelles se groupent les maisons et les ruelles tortueuses du vieil Avignon. Puis la campagne se poursuit, coupée par les Cornes de Château-Renard, à travers les champs d’oliviers au terne feuillage et les lignes de cyprès protecteurs contre le mistral, jusqu’au massif des Alpines bleues, dont les crêtes dentelées tranchent violemment sur l’azur du ciel. Enfin, à l’horizon, surgit tout à coup à 1911 mètres, isolée, escarpée, visible de 40 lieues, couronnée de neige pendant six mois de l’année, la haute cime du Ventoux, du Ventour comme on dit ici, qui « vénérable, élève sur les montagnes blotties au-dessous de lui sa blanche tête jusqu’aux astres, tel qu’un grand et vieux chef de pasteurs qui, entre les hêtres et les pins sauvages, accoté de son bâton, contemple son troupeau. » Là est le siège de la Lavandière ; lorsqu’on la voit d’en bas on la prend pour un long nuage blanc, « mais, ô bergers, vite, vite que vos brebis rentrent au parc, la lavandière de malheur amasse autour d’elle les nuées errantes et, sur la mer qui monte et mugit, à la garde de Notre-Dame, les pâles nautonniers recommandent leur proue !… »

AVIGNON. VISITE VÉTÉRINAIRE LE LONG DES REMPARTS.

La légende raconte que sainte Marthe, après avoir vaincu la tarasque et converti Avignon, éleva au Rocher des Doms, sur les ruines d’un temple païen, une église consacrée par saint Maximin, saint Eutrope et saint Trophime, qui est devenue la cathédrale Notre-Dame des Doms. Le portique en plein cintre est d’une ornementation sobre. Le clocher carré, flanqué de tourelles rectangulaires, est surmonté d’un lanternon octogonal au-dessus duquel on a placé en 1859 une statue dorée de la Vierge. La nef unique, voûtée en berceau, est entourée de chapelles latérales. On y remarque des fresques de Devéria, des tableaux de Pierre Parrocel et de Pierre Mignard, une vierge en marbre de Pradier, un siège épiscopal du xiie siècle, le mausolée gothique de Benoît XII et surtout le tombeau du pape Jean XXII, le grand pape d’Avignon : on le considère comme le plus beau monument funéraire du Moyen âge, le pape y est représenté couché sous un haut baldaquin gothique d’une grande richesse, dont les délicates sculptures de marbre blanc ont malheureusement été fort endommagées à l’époque révolutionnaire. Les cérémonies du culte s’y déroulent avec une pompe magnifique, souvenir du séjour des Papes qui marqua la phase la plus brillante de l’histoire d’Avignon

Ce fut Clément V qui, abandonnant Rome, transféra la résidence de la papauté à Avignon. « Soumise aux rois de Naples, comtes de Provence, qui étaient les feudataires du Saint-Siège, touchant au Comtat Venaissin, propriété des souverains Pontifes, voisine enfin de l’Italie, cette ville présentait un grand nombre d’avantages ; c’était une sorte de terrain neutre qui confinait mais n’appartenait pas à la France[2]. » Au printemps de l’année 1309, Clément V fit son entrée solennelle à Avignon, entouré du Sacré Collège des cardinaux dont le doyen s’écria : l’Église ne reviendra pas de longtemps en Italie, je connais les Gascons !

Jean XXII, élu en 1316, eut l’idée de la construction du palais et fit creuser les fondations du château pontifical. « Ce fut une chose assez étrange que de voir ce Pape plus que septuagénaire, d’une taille très petite et de la complexion la plus faible, entasser pierre sur pierre et bâtir un gigantesque monument sur un terrain qui ne lui appartenait pas, sans que le roi de Naples, comte de Provence et seigneur de la ville d’Avignon, apportât la moindre opposition à son entreprise. » Benoît XII, le « cardinal blanc », fit raser les constructions commencées par Jean XXII et leur substitua le Palais apostolique dont la partie septentrionale fut terminée par l’immense tour de Trouillas.

Son successeur Clément VI, à la suite d’un sacre fastueux, appela par une bulle tous ceux qui avaient des grâces à lui demander. Il vint plus de 100 000 ecclésiastiques qui reçurent des libéralités et des bénéfices, car suivant la maxime du Pape : « personne ne devait sortir mécontent du palais d’un souverain. » Jeanne de Naples, fille du dernier roi, Robert, propriétaire d’Avignon comme héritière des comtes de Provence, vint à la cour pontificale en 1317 et, suivant acte de vente du 9 juin 1348, le Pape lui acheta la ville au prix de 80 000 florins d’or. Devenu propriétaire de sa résidence, Clément VI s’efforça de l’embellir, continua le palais par l’adjonction de la salle du consistoire et de la chapelle pontificale décorée par les plus habiles peintres italiens, commença en 1350 les remparts qu’il édifia des Doms à la porte du Rhône, reconstruisit en 1452 quatre arches du pont Saint-Bénezet. En 1347 une peste terrible avait ravagé la ville, « les vivants ne suffisaient pas à enterrer les morts », la belle Laure de Sade fut au nombre des victimes. La charité de Clément VI fut inépuisable durant ces jours sinistres et Froissart représente « les povres juifs, ars et escacés (chassés) par tout le monde, excepté en terre d’Église dessous les clés des Papes. » Une nouvelle épidémie de peste noire, faisant 17 000 victimes dont 100 évêques et 9 cardinaux, éclata en 1360 sous le pontificat d’Innocent VI, fondateur de la Chartreuse de Villeneuve qu’il appela la Vallée de Bénédiction.

CAMPEMENT DE BOHÉMIENS SOUS LES REMPARTS D’AVIGNON.

Mais sainte Catherine de Sienne avait « promis à Dieu d’obtenir le retour des Papes à Rome ». « Comme vicaire de Jésus-Christ, écrivait-elle à Grégoire XI, vous devez vous reposer dans la ville qui vous appartient en propre. » Le Pape la fit venir à Avignon où on lui avait préparé « une belle maison avec une chapelle très ornée ». Il la reçut le 18 juin 1376 en consistoire solennel, assis sur le trône, en présence du Sacré-Collège. Ce fut la dernière cérémonie pontificale. Le 13 septembre 1376, Grégoire XI fit armer en secret une galère sur le Rhône, « les portes du Palais s’ouvrirent tout à coup ; le Pape, accompagné de quinze cardinaux, s’apprêtait à descendre vers le fleuve ; la mule qu’on lui présenta d’abord se cabra et refusa son cavalier, accident qui sembla de mauvaise augure. Le père du Pape accourut tout en larmes et poussant des cris afin d’empêcher la sortie de son fils : tu passeras d’abord sur mon corps, lui dit-il. Grégoire répondit : Dieu a dit « tu marcheras sur l’aspic et le basilic, tu fouleras aux pieds le lion et le dragon. La foule muette s’ouvrit pour laisser la voie libre à l’Église Romaine retournant vers la Ville Éternelle…[3] »

C’en était fait de la résidence des Papes à Avignon. Les antipapes Clément VII et Benoît XIII cherchèrent à y maintenir le Saint-Siège, mais le dernier quitta définitivement la ville le 22 novembre 1411. Les cardinaux-légats séjournèrent au palais des papes jusqu’en 1790, puis le décret du 14 septembre 1791 réunit à la France Avignon et le Comtat Venaissin. Ce fut une époque terrible ; Jourdan Coupe-Tête, général de l’armée avignonnaise résistant à l’annexion, commanda le 16 octobre 1791 les massacres de la Glacière : 61 prisonniers enfermés dans cette tour furent assommés à coups de barre de fer et jetés dans le précipice creusé à ses pieds. Le dernier épisode sanglant de l’histoire d’Avignon fut l’assassinat du maréchal Brune, tué d’un coup de carabine le 2 août 1815 par Roquefort, dans la chambre no 3 de l’hôtel de la Poste ; son corps, traîné dans les rues, sut jeté dans le Rhône du haut du pont, et l’on écrivit en lettres rouges sur la quatrième arche ; « Tombeau du maréchal Brune. »

Ces souvenirs lugubres ne doivent pas effacer les jours heureux que connut la ville pendant un siècle, et qu’on sent renaître sous la plume enchanteresse de Daudet : « Qui n’a pas vu Avignon du temps des Papes n’a rien vu. Pour la gaieté, la vie, l’animation, le train des fêtes, jamais une ville pareille. C’étaient, du matin au soir, des processions, des pèlerinages, les rues jonchées de fleurs, tapissées de hautes lices, des arrivages de cardinaux par le Rhône, bannières au vent, galères pavoisées ; les soldats du Pape qui chantaient du latin sur les places, les crécelles des frères quêteurs ; puis du haut en bas des maisons qui se pressaient en bourdonnant autour du grand palais papal comme des abeilles autour de leur ruche, c’était encore le tic-tac des métiers à dentelles, le va-et-vient des navettes tissant l’or des chasubles, les petits marteaux des ciseleurs de burettes… Ah ! l’heureux temps ! l’heureuse ville ! Des hallebardes qui ne coupaient pas ; des prisons d’État où l’on mettait le vin à rafraîchir. Jamais de disette, jamais de guerre… Voilà comment les Papes du Comtat savaient gouverner leur peuple ; voilà pourquoi leur peuple les a tant regrettés !…[4] ».

La forteresse colossale, toujours debout, est le dernier témoin de ces temps prospères. Elle fut longtemps transformée en caserne et le génie militaire n’a pas fait preuve d’un sens artistique très éclairé dans l’aménagement de ces salles monumentales, irrévérencieusement coupées et morcelées en étages, tandis que les admirables peintures murales disparaissaient sous un vulgaire lait de chaux. Mais les Monuments historiques se sont efforcés d’atténuer les traces de ces mutilations, et des restaurations habiles tendent de jour en jour à rendre son caractère à la résidence des Papes. Sa description technique et détaillée serait à coup sûr moins intéressante que son histoire, et les guides fournissent tous les renseignements désirables aux visiteurs qui parcourent successivement l’immense vaisseau de l’Audience ou salle de justice ; la salle de Théologie ; le grand escalier ; la Chapelle de Clément VI ; la tour Saint-Laurent ; la tour de la Garde-Robe avec la chapelle Saint-Michel ; la tour Saint-Jean, occupée par les chapelles Saint-Jean et Saint-Martial, dont les belles peintures murales ont été remises à jour ; la tour des Anges comprenant le trésor, les archives, la cuisine de Benoît XII avec son énorme cheminée en forme de pyramide octogonale ; la tour de Trouillas, haute de 52 mètres, le massif le plus extraordinaire du palais ; enfin la tour Campane, voisine du clocher de Notre-Dame des Doms.

AVIGNON. LE PALAIS DES PAPES, FORTERESSE COLOSSALE.

Ce palais unique, que Froissart appelait « la plus belle et la plus forte maison du monde », domine Avignon de sa masse gigantesque ; mais la ville possède nombre de monuments d’un réel intérêt : édifices religieux, comme les églises gothiques Saint-Agricol, Saint-Pierre et Saint-Didier, où l’on a placé le fameux retable de Notre-Dame du Spasme ; comme les chapelles des Pénitents noirs, des Pénitents gris et des Pénitents blancs ; édifices civils comme l’hôtel des monnaies, l’hôtel de ville avec son beffroi du xive siècle, l’ancien palais des archevêques et le musée Calvet où sont accumulées des richesses archéologiques et artistiques. L’hôtel même où nous logeons a conservé une grande allure, grâce à sa salle à manger gothique, ancienne salle du chapitre des Templiers ; et la promenade est pleine d’imprévu à travers les ruelles tortueuses aux pavés pointus, aux maisons sculptées et armoriées du vieil Avignon « étouffé dans ses murailles ainsi qu’un pâté dans sa croûte ». Les remparts ont conservé sur une longueur de 5 kilomètres leurs trente-neuf tours rondes ou carrées, leurs mâchicoulis et leurs créneaux dont nous suivons la ligne dentelée, le long du Rhône jusqu’au pont Saint-Bénezet, le vieux Pont d’Avignon où, suivant la chanson « tout le monde danse en rond ».

LE PONT SAINT-BÉNEZET, LE « VIEUX PONT D’AVIGNON OÙ TOUT LE MONDE DANSE EN ROND ».

En 1177, un jeune berger de douze ans, Bénezet, se sentit appelé par des voix célestes à bâtir un pont sur le Rhône. Il vint à Avignon, entra dans la cathédrale où l’évêque prêchait, et interrompit le sermon pour annoncer aux fidèles sa mission divine. Indigné de cette audace, le prélat le fait arrêter et conduire devant le viguier pour qu’on lui coupe les pieds et les mains. Le viguier Bérenger interroge Bénezet qui répond sans s’émouvoir qu’il a reçu de Jésus-Christ l’ordre de construire le pont. « Quoi ! s’écrie Bérenger, un vil berger comme toi ferait ce que les plus grands hommes n’ont pu faire ? Je croirai à ta mission si tu portes d’ici au fleuve la pierre qui est dans la cour de mon palais ! » Bénezet descend dans la cour et charge sur ses épaules une pierre énorme que trente hommes auraient eu de la peine à remuer. Suivi de la foule émerveillée, il porte son prodigieux fardeau jus qu’au bord du Rhône. Ce fut la première pierre du pont, commencé le jour même à l’aide des offrandes des Avignonnais. Bénezet devint par la suite le chef de la Congrégation des Frères Pontifes, vouée à la construction et à l’entretien des ponts. Des vingt-quatre arches primitives qui se succédaient sur une longueur de 900 mètres, jusqu’au pied de la tour Philippe-le-Bel, il ne reste que les quatre premières, surmontées de la chapelle Saint-Nicolas. Le fleuve impétueux a détruit l’œuvre de Bénezet, et c’est maintenant sur un moderne pont suspendu qu’on traverse le Rhône pour gagner les hauteurs de Villeneuve.

AVIGNON, C’EST SUR UN MODERNE PONT SUSPENDU QU’ON TRAVERSE LE RHÔNE.

Au temps des Papes d’Avignon, les cardinaux avaient fait de Villeneuve leur résidence préférée, élevant leurs palais d’été entre le mont Andaon, couronné par le Fort, et la tour Philippe-le-Bel, au débouché du pont Saint-Bénezet ; le Pape y eut également sa maison de campagne. On y trouve encore les anciennes « livrées cardinalices » de Pierre de Luxembourg, de Léonard Rossi de Giffone, de Pierre de Thury, de Raimond de Canillac. Ce dernier édifice a été transformé en couvent, puis en hôpital, dans la chapelle duquel on a placé le tombeau gothique d’Innocent VI, et où on a réuni en un petit musée de belles peintures, notamment le Couronnement de la Vierge, par Enguerrand Charonton. Dans l’église Notre-Dame, restaurée par les Monuments historiques, on a conservé nombre d’œuvres d’art, une Vierge en ivoire et une Vierge en pierre du xive siècle, les restes du tombeau d’Arnaud de Via, l’ancien siège abbatial de Saint-André et le maître-autel de la Chartreuse orné du magnifique bas-relief du Christ au tombeau. Le beau cloître des chanoines de Notre-Dame fait

suite à l’église. En longeant la grande rue, bordée d’anciens hôtels particuliers, on arrive à la Chartreuse du Val de Bénédiction fondée par Innocent VI, morcelée et vendue à la Révolution et où toute une population s’est installée. L’État a cependant racheté la porte de clôture, la fontaine Saint-Jean dont les huit arcades séparées par des pilastres supportent une coupole octogonale, la chapelle d’Innocent VI dont les fresques ont été conservées par miracle, et le petit cloître ogival du xive siècle, de proportions élégantes. Au sommet du mont Andaon, le fort Saint-André dresse la masse imposante de ses hautes murailles défendues par deux formidables tours jumelles couronnées de mâchicoulis, contemporaines de Philippe-le-Bel : la reconstruction des créneaux n’est pas d’un très heureux effet, elle dénote, a dit un critique, une crise de « crénelite aiguë ». Les moines de Saint-André ont édifié au xiie siècle, au débouché du pont Saint-Bénezet, la tour de Philippe-le-Bel, dont le carré prolongé par une tourelle de guet, s’élève encore au bord du fleuve sur un roc dénudé.

VILLENEUVE-LÈS-AVIGNON. LE FORT SAINT-ANDRÉ DRESSE SA MASSE IMPOSANTE.

La visite de Villeneuve-lès-Avignon est donc un régal pour les archéologues, et même pour les profanes. Au retour le coup d’ail est féerique sur Avignon dont les remparts, la roque géante, la cathédrale et la forteresse pontificale sont incendiés par les feux du couchant. Il ne faut pas beaucoup d’imagination pour revivre les grands jours de la papauté, et, par-delà le Rhône, il nous semble voir déboucher, au pied de la Tour Philippe-le-Bel, le cortège papal descendant de la Chartreuse au déclin des chauds après-midi d’été : « Le soir tombant, le pape rentrait joyeusement à la ville, suivi de tout son Chapitre ; et lorsqu’il passait sur le pont d’Avignon, au milieu des tambourins et des farandoles, sa mule, mise en train par la musique, prenait un petit amble sautillant, tandis que lui-même il marquait le pas de la danse avec sa barrette, ce qui scandalisait fort ses cardinaux, mais faisait dire à tout le peuple : Ah ! le bon prince ! ah ! le brave Pape ! »

Pétrarque habita longtemps Avignon où il connut la belle Laure de Noves. Il quitta la cité des Papes pour se retirer à Vaucluse, venant « cacher un amour sans espoir dans cette retraite profonde », au bord de la Sorgue, au milieu des rochers qu’il appelait son « Parnasse Transalpin ». La Fontaine de Vaucluse est à quelques kilomètres de l’Isle-sur-Sorgue, petite ville très hollandaise où les rues sont des canaux, où l’on pêche de sa fenêtre, où l’on est bercé par le tic-tac des roues des moulins. La route passe sous l’aqueduc de Calas, traverse le village de Vaucluse et aboutit à un sentier bordé de chênes verts et de lentisques, dont les lacets conduisent au bassin naturel d’où jaillissent les eaux de la Sorgue. D’une vaste cuvette circulaire dont on ne peut déterminer la profondeur l’eau cristalline se précipite en cascade entre des blocs énormes que l’on croirait soulevés par une commotion volcanique ; le débit atteint parfois 150 mètres à la seconde, tandis qu’aux époques de sécheresse le niveau s’abaisse suffisamment pour permettre de descendre dans la vasque. Un cirque de rochers gigantesques, hauts de 800 pieds, surplombe la fontaine. De rares figuiers y plaquent quelques taches de verdure, et l’on aperçoit les ruines du château de Cabassol, asile de Pétrarque. Le grand poète serait aujourd’hui singulièrement troublé dans sa solitude par la foule bruyante qui envahit les guingettes, prend d’assaut les barques de promenade, organise des farandoles le long des sentiers, obstrue l’accès de la fontaine où chacun vient jeter une poignée de cailloux, tandis que les plus entreprenants escaladent les rochers pour y inscrire leurs noms en lettres rouges déshonorant le paysage.

FONTAINE DE VAUCLUSE. LE BASSIN D’OÙ JAILLISSENT LES EAUX DE LA SORGUE.
LES BARQUES DE PROMENADE À LA FONTAINE DE VAUCLUSE.

Cette invasion gâte notre plaisir et précipite notre départ. De l’Isle-sur-Sorgue, nous descendons à Cavaillon, connu des touristes par les ruines peu importantes d’un arc de triomphe décapité et surtout par la cathédrale renfermant le tombeau de Mgr de Sade : un squelette consultant le livre de vie, et par la chapelle Saint-Jacques qui domine la ville et la campagne du Comtat. Sur les bords de la Durance, la vieille ville d’Orgon s’étage aux flancs d’une colline escarpée dont Notre-Dame de Beauregard occupe la cime ; de hautes murailles rocheuses surplombent la gare, formant un entonnoir dans lequel le mistral s’engouffre avec une telle violence que « quand ça bouffe » il n’est pas rare de voir les rames de wagons entraînées en dérive. Voici Noves, patrie de la belle Laure, bourgade encerclée de murs avec une église romane dont les sombres chapelles sont pleines de mystère ; puis Château-Renard dressant les « cornes » de son château fort, repaire féodal d’où partait, dit la légende, un souterrain de 10 kilomètres aboutissant à la forteresse des Papes.

CAVAILLON. BOULEVARD CARNOT.
L’ÉGLISE DE NOVES, PATRIE DE LA BELLE LAURE.
CHÂTEAU-RENARD. LES « CORNES » DU CHÂTEAU FORT.

Toute cette région est d’une grande fertilité. Dans la plaine d’Avignon, la culture des légumes et primeurs absorbe toutes les initiatives et transforme le pays en un immense jardin potager : champs de choux fleurs, de salades, d’aubergines, d’asperges, d’épinards, de radis, de haricots, de petits pois, de pommes de terre, de choux, de melons, de tomates. Un propriétaire nous a donné de bien curieux détails sur sa « forcerie » d’asperges dans laquelle une canalisation d’eau chaude permet de produire en plein hiver, à grands frais il est vrai, des sujets hors ligne ; on y récolte parfois des asperges du diamètre d’un verre à madère, et du poids de 250 grammes ; une botte de 3 kilos, qui peut ne comporter que 12 asperges, atteint à l’occasion les prix fabuleux de 70 et 75 francs. Les rois et les milliardaires sont les clients de la maison…


(À suivre.) L. et Ch. de Fouchier.

  1. Suite. Voyez page 253.
  2. Guilbert. Histoire des villes de France.
  3. Émile Gebhart. Sainte Catherine de Sienne.
  4. Alph. Daudet. La mule du Pape.