Sur les élections
Dans une société libre et fondée sur l’égalité, la prospérité publique, la sûreté de l’État, la conservation même des principes de cette société dépend de la bonté des choix populaires.
Si la masse des représentants et des fonctionnaires est composée d’hommes animés de l’esprit public, éclairés, honnêtes, les vices des formes constitutionnelles ne peuvent avoir une influence dangereuse ; et on aura le temps de les réformer avant qu’ils aient pu nuire.
Si, au contraire, des hommes corrompus, des ignorants présomptueux, sont portés aux places, alors les meilleures lois deviennent un faible rempart contre l’ambition et l’intrigue ; et le peuple qui juge sainement, mais qui ne juge que les résultats, se dégoûte, non de la liberté, mais de la tyrannie anarchique à laquelle on en a donné le nom.
Malgré tous les vices de la constitution anglaise, la force inhérente à toute représentation nationale, dans un pays où la presse est libre, met le ministère dans l’impossibilité de résister à la majorité de la chambre des communes, surtout si, après une convocation nouvelle, elle se trouve animée du même esprit. Le mode d’élection, pour les membres de ce corps, est donc une des premières causes qui conduisent l’Angleterre à la servitude.
Si on nous disait : Un peuple puissant était rassemblé dans les environs d’une seule ville ; les citoyens s’y réunissaient souvent sur la place publique ; et là, toutes les autorités établies s’abaissaient devant leur volonté souveraine ; ils nommaient eux-mêmes leurs généraux et leurs magistrats, et ne leur conféraient qu’une autorité de peu de durée ; le peuple était armé et accoutumé à la guerre, il composait seul la force publique : ne croiriez-vous pas qu’il a dû conserver sa liberté, sa souveraineté ? Eh bien ! tel était le peuple romain, et rien n’a plus contribué à le faire tomber dans l’esclavage, que les formes vicieuses de ses délibérations et de ses élections.
Ainsi, au moment où la nation française va se donner une constitution, l’analyse des divers modes d’élire que l’on peut choisir, et des résultats qu’ils doivent produire, mérite, sans doute, d’occuper les amis de la patrie.
C’est là ce qui décidera si nous serons gouvernés par la raison ou par l’intrigue, par la volonté de tous ou par celle d’un petit nombre, si la liberté sera paisible, ou si elle s’égarera dans de pénibles agitations.
J’ai cru devoir traiter ce sujet de nouveau, et l’approfondir autant que j’en suis capable.
J’ai examiné les questions les plus importantes, relatives au mode d’élire, dans un ouvrage de calcul, publié en 1785 ; j’ai présenté de nouvelles vues sur ces mêmes questions dans plusieurs écrits imprimés, soit avant, soit depuis la Révolution. Mais je me crois encore bien éloigné d’avoir atteint le terme.
On ne peut faire, en ce genre, des pas utiles, si l’on n’appuie l’analyse métaphysique, les observations morales, les résultats de l’expérience, sur le calcul des combinaisons et la théorie mathématique des probabilités. Toute autre méthode ne conduirait qu’à des conséquences incertaines et vagues. La possibilité pratique, même de telle ou telle méthode, ne peut être admise ou rejetée avec quelque assurance, si on ne se livre point à l’examen des moyens artificiels, en quelque sorte, de simplifier, d’abréger les opérations.
Ni l’étendue de ce journal, ni sa nature, ne me permettent d’y insérer mon travail en entier, et je me bornerai à en donner un extrait.
La théorie générale des élections, la comparaison des résultats de cette théorie avec le but qu’on doit se proposer, et les obstacles qu’il faut vaincre, enfin l’application des principes à la pratique, telle est la division de cet ouvrage.
Pour un homme qui choisirait seul, mais qui voudrait s’astreindre à une marche régulière, une élection est le résultat d’une suite de jugements sur tous les candidats, comparés deux à deux. Les candidats sont, pour lui, ceux qu’il juge dignes de la place, et entre lesquels il doit fixer son choix.
Un vote d’élection est de même le résultat de ces jugements rendus à la majorité. Un homme seul pèse, dans chaque jugement, les motifs de préférence entre deux candidats. Dans une élection, les voix de chacun, pour ou contre, représentent ces motifs, et alors on les compte au lieu de les peser. Un homme qui, comparant deux individus entre eux, préfère le second au premier, puis, comparant ce second à un troisième, donne la préférence à ce dernier, ne peut, sans se contredire, ne pas le préférer aussi au premier. Cependant, s’il comparait ensuite immédiatement le premier et le troisième, peut-être trouverait-il des motifs de préférer le premier ; et alors il serait obligé d’examiner ce jugement, d’en balancer les motifs avec ceux des deux autres qui ne peuvent subsister en même temps, et de sacrifier celui qu’il juge le moins probable.
Dans le cas d’une élection entre trois candidats, il est possible que les trois jugements de la majorité sur ces concurrents, comparés deux à deux, ne puissent subsister ensemble, quoique le résultat des jugements de chaque votant ne renferme aucune contradiction. La possibilité peut aisément s’en prouver par des exemples, et s’expliquer par cette seule observation, que la majorité en faveur de chacune des propositions admises n’est pas formée des mêmes individus. Alors il faut abandonner la proposition qui a une moindre majorité, et s’en tenir aux deux autres. C’est ainsi que, sur tous les objets où l’on ne peut atteindre qu’à une probabilité plus ou moins grande, on doit rejeter une proposition probable en elle-même, si elle en exclut une qui l’est davantage.
La bonté du résultat d’une élection, quoiqu’il renferme une proposition contraire à un des jugements de la majorité, peut rester très-probable. En effet, cela n’arrive que dans une combinaison où il est certain que la majorité s’est trompée au moins une fois. Alors la probabilité de la bonté du résultat est celle que la majorité ne s’est trompée qu’une fois, et dans une telle proposition.
Il est inutile d’avertir que cette contradiction entre les jugements de la majorité, qui se présente dans le cas de trois candidats, doit se présenter bien plus aisément quand ils sont en plus grand nombre, et qu’alors plusieurs de ces jugements peuvent être en contradiction avec les autres ; d’où il suit que, dans ce cas, la majorité a dû nécessairement se tromper plus d’une fois ; mais les conséquences sont les mêmes.
Pour que, dans une assemblée d’électeurs, chacun puisse donner son vœu en entier, c’est-à-dire comparer deux à deux les mêmes candidats, ou, ce qui revient au même, en former la liste suivant l’ordre de mérite, il faut que cette liste soit déterminée, c’est-à-dire que chacun sache ceux sur lesquels les autres votants peuvent émettre une opinion.
Mais il n’est pas nécessaire que chacun fasse toutes ces comparaisons, compose une liste complète ; il peut en regarder un certain nombre comme égaux entre eux, soit qu’il les juge tels d’après un examen, soit que, ne les connaissant pas, il ne puisse ou ne veuille pas les juger.
Cette condition ne gêne en aucune manière la liberté, puisqu’elle exige seulement que chacun arrête, une fois définitivement, quels sont ceux entre lesquels il croit devoir choisir. La liste de tous ceux qui seraient ainsi présentés offrirait alors à chacun tous les candidats entre lesquels les autres votants pourraient aussi vouloir juger ; ensuite il déciderait, avec une entière liberté, comment il peut prendre part à ce jugement, quels sont ceux entre lesquels il ne veut pas rester indécis, ou ceux qu’il veut rejeter le plus fortement, en les plaçant après tous les autres.
Tous les modes d’élection où chacun ne donne qu’un vote incomplet, conduisent à des résultats contraires au vœu qu’aurait eu la majorité, si on avait recueilli des votes complets.
La bonté des résultats de ces votes incomplets peut, sans doute, avoir quelque probabilité ; mais elle ressemble à celle d’une proposition qui n’a été examinée qu’à demi ; et nous ne devons adhérera une proposition probable que dans le cas où l’on aurait découvert l’impossibilité de combiner de nouvelles données, et tant que dure cette impossibilité.
Mais on manquerait également le but, si l’on forçait chaque votant d’émettre, non le vœu complet qu’il forme réellement, mais un vœu complet dans un sens absolu, c’est-à-dire de fixer un ordre de préférence entre tous les candidats, même entre ceux qu’il ne connaît pas. En effet, il est clair qu’alors il rangerait ceux-là au hasard, et qu’ainsi son jugement pourrait faire préférer celui qui ne l’aurait pas été. s’il n’avait pas jugé. Dans le premier cas, on ne compte point des jugements qui auraient dû l’être ; dans le second, on en compte qui n’ont point été rendus. Dans le premier, on agit comme si on avait exclu au hasard une portion des votants ; dans le second, comme si on donnait au hasard une double voix à quelques-uns d’entre eux.
Voici donc quelle serait, dans la théorie, la marche d’une élection : après avoir déterminé ceux entre lesquels on est convenu de choisir, chacun émettrait son vœu complet, soit de préférence, soit d’indifférence.
On formerait le tableau des jugements de la majorité entre les candidats pris deux à deux, et on en tirerait le résultat, c’est-à-dire l’ordre de mérite dans lequel la majorité les a placés. Si ces jugements ne peuvent subsister ensemble, on abandonnerait ceux qui ont obtenu la majorité la plus faible.
Cette marche est précisément la même que suivrait un individu qui voudrait faire un choix avec scrupule, en suivant une méthode générale, régulière, uniforme dans tous les cas.
En général, comme la méthode d’atteindre la vérité est une, il faut que les procédés d’une assemblée délibérante se rapprochent, autant qu’il est possible, de ceux que suit l’esprit d’un seul individu, dans l’examen d’une question.
Ce principe peut avoir d’autres applications importantes ; il nous conduit ici à développer un mode d’élection en quelque sorte naturel, ayant toute la perfection que permet la nature même des choses. C’est à ce mode qu’il faut comparer tous ceux que l’on peut proposer d’y substituer par des considérations tirées du temps que l’on peut employer aux élections, du degré de lumière de ceux auxquels on les confie, de la difficulté d’écarter d’eux l’influence de l’intrigue, de la nécessité de conserver entre eux une véritable égalité, et de les intéresser à remplir cette fonction avec zèle, avec scrupule.
- ↑ Journal d’Instruction sociale.