Sur le rétablissement des tours


SUR LE RÉTABLISSEMENT DES TOURS



Vivement sollicité par plusieurs personnes de donner mon avis sur la très-grave question des tours, ce n’est pas sans hésiter que je me décide à écrire succinctement le résultat de mes observations.

Des hommes éminents ont entrepris une croisade contre la loi du 5 mai 1869 ; il m’en coûte de ne pas m’incliner devant leur autorité, mais je pense que leur projet de loi, s’il venait à être adopté, produirait des résultats déplorables. Basé sur des données recueillies dans le département de la Seine, ce projet peut convenir à Paris, mais, dans notre intime conviction, il est mauvais pour les départements.

La question de l’enfance est bien digne de préoccuper et de passionner les esprits ; pour la voir, sous son véritable jour, il ne suffit pas de jeter un simple coup d’œil sur les statistiques.

Il est plus difficile qu’on ne pense généralement de lire les statistiques ; il faut de l’habitude et un travail sérieux pour en tirer les conséquences qu’elles sont appelées à manifester. Faute d’un examen approfondi, on risque de mal les interpréter ; elles ne montrent pas alors les lois des faits et les conclusions trop hâtives qu’on en déduit, n’ont pas plus de valeur qu’une hypothèse.

Pour connaître la vraie solution de cet important problème qui tend à modifier le régime d’admission des enfants assistés, une condition est nécessaire, c’est d’être en rapport fréquent avec les mères, filles ou femmes, et de les entendre expliquer leurs pensées et leurs sentiments, soit pendant la grossesse, soit au moment de l’accouchement, soit pendant le nourrissage ; en un mot, de faire une étude de tous les instants sur les habitudes et les mœurs des mères.

Cet examen doit porter aussi sur les personnes condamnées pour avortement ou infanticide ; généralement, ces dernières, après l’arrêt de la justice, n’hésitent pas à expliquer le mobile qui les a poussées au crime et fournissent ainsi des indications très-utiles.

Avant d’entrer dans des considérations générales sur les différents modes d’admission des enfants susceptibles de tomber à la charge d’un département, il me paraît intéressant de faire une étude de ce qui s’est passé dans la Haute-Loire depuis 1840.

Le nombre, depuis longtemps considérable des élèves des hospices, commençait à atteindre des proportions inquiétantes à tous les points de vue.

Dans sa séance du 30 août 1840, le Conseil général prononça la suppression des tours de Brioude et d’Yssingeaux, et le tour de l’hospice du Puy resta le seul ouvert dans le département. Malgré cette mesure, le nombre des élèves continua à augmenter.

On comptait : 1227 élèves en 1840
                              1293       —       1841
                              1340       —       1842
                              1362       —       1843

Les dépenses du service des enfants trouvés, pendant ces mêmes années, s’élevaient aux sommes de 70 à 75,000 fr.

Le Conseil général, ému de voir ce mouvement ascendant, engagea l’administration à rechercher et à expérimenter un système propre à améliorer la situation.

C’est ainsi que, en 1842, le préfet, dans son rapport sur ce service, proposait comme remèdes : 1o de centraliser au Puy le service des enfants trouvés ; 2o de déplacer tous les enfants visités par leurs familles.

Il est arrivé qu’un enfant aussitôt déposé au tour était demandé par une voisine ou une parente et remis en qualité de nourrisson à sa propre mère. Cette manière d’opérer était une exploitation très-bien organisée et de nature à absorber une partie importante des finances départementales.

Après de longues discussions, l’assemblée ne se crut pas suffisamment éclairée pour prendre une décision ; elle approuva provisoirement les mesures proposées par M. le Préfet, se réservant de les juger d’après les résultats.

L’amélioration ne se fit pas attendre ; cent trente-trois demandes de remises d’enfants furent déposées entre les mains de l’administration. Les pétitionnaires craignaient de perdre les traces de leurs enfants ; plusieurs sollicitèrent des secours pour les aider à les élever.

Le Conseil général, dans sa séance du 30 août 1845, satisfait de l’épreuve, approuva complètement le système proposé en 1842 et engagea l’administration à rechercher les filles-mères et à faire conserver à celles-ci leurs enfants avec des secours, combinant toutefois cette obligation avec les devoirs qu’imposent l’humanité et certaines nécessités de l’état de notre société.

Les enfants avaient tout à gagner de ces nouvelles dispositions ; si elles ne leur assuraient pas le bien-être complet, elles avaient l’incomparable avantage de laisser l’enfant à sa mère et de le soustraire à de trop nombreuses causes de mortalité.

Il est constant qu’en 1844, alors que l’on commençait à expérimenter cette nouvelle assistance, la mortalité chez les enfants nourris par leur mère était de l sur 14,60, tandis que, pour les enfants confiés à des nourrices mercenaires, elle s’élevait à 1 sur 3.20[1].

Malgré ses mérites incontestables, cette organisation ne produisit pas tous les résultats qu’elle comporte ; diverses causes lui firent obstacle ; la principale fut l’exposition d’enfants étrangers au département qui vinrent ainsi dissimuler l’abaissement réel du nombre des enfants appartenant à la Haute-Loire. Tout fut remis sur le tapis, on voulut revenir aux anciens errements. Cependant, après bien des tiraillements, on résolut d’attendre encore ; et, ce n’est qu’après plusieurs années, que l’on fut d’accord sur les bienfaits des mesures prises en 1845.

Le tour qui restait ouvert au Puy fut supprimé en 1816. À partir de cette époque on reçut, à bureau ouvert, les enfants abandonnés. Deux ans après cette fermeture, le chiffre des inscriptions au registre matricule diminuait sensiblement.

En 1841, on comptait 141 inscriptions,
En—  1842on comptait 171 inscriptions,
En—  1843on comptait 166 inscriptions,
En—  1844on comptait 183 inscriptions,
En—  1845on comptait 160 inscriptions,


En—  1848on comptait 205 inscriptions,
En—  1849on comptait 175 inscriptions,
En—  1850on comptait  81  inscriptions,
En—  1851on comptait  97  inscriptions,
En—  1852on comptait  71  inscriptions,

Depuis 1852, elles ont continué à décroître et on ne compte plus aujourd’hui que dix à quinze admissions, en moyenne, par année.

Le chiffre des élèves des hospices que nous avons vu à mille trois cent soixante-deux, en 1843, est de cent quatre-vingt-douze en 1877.

Le nombre des enfants secourus temporairement était de quarante et un en 1848, il s’élève à cent quatre-vingt-deux en 1878.

Les dépenses qui étaient de 70 à 75,000 fr. jusqu’après la suppression des tours ne sont plus que de 22,800 fr.

Avant de passer en revue les détails du service, tel qu’il fonctionne, et les améliorations à y introduire, je crois devoir signaler deux faits importants qui méritent toute l’attention des observateurs :

Les naissances d’enfants naturels qui s’élevaient en 1845 au chiffre de trois cent soixante-quinze se sont maintenues, depuis la suppression des tours, avec peu de différence ; mais, depuis quelques années, elles ont diminué, car elles ont été de deux cent soixante en 1876, et de deux cent trente-deux en 1877.

La population du département qui était de 307,161 habitants, à l’époque où les tours étaient encore ouverts, était de 313,721 habitants au dernier recensement.

Donc, pendant que la population de la Haute-Loire a augmenté, les naissances d’enfants naturels ont diminué.

Le mode actuel d’admission des enfants assistés est bon, il demande cependant à être perfectionné par une assistance plus large. L’admission, à bureau ouvert, de l’enfant naturel doit être reconnue nécessaire, lorsque sa mère est dans l’impossibilité de s’en charger pour des raisons de santé, de famille, ou lorsqu’elle est orpheline, abandonnée de tous et sans ressource aucune. Néanmoins, chaque année, dans l’état actuel, on constate d’heureux résultats, tant au point de vue intellectuel qu’au point de vue matériel. Le chiffre des élèves des hospices tend à se restreindre dans de justes limites. L’élève intelligent peut se créer une place honorable dans la société ; signalé à l’administration supérieure, il jouit des mêmes faveurs que les autres enfants de son âge ; à l’aide des primes réglementaires, il peut apprendre un état.

À tous les points de vue, le secours temporaire, dont l’opportunité s’était déjà fait sentir, sous le régime des tours, est justement apprécié. C’est à lui que nous devons l’abaissement considérable dans le chiffre des admissions des enfants abandonnés. D’un côté, l’orphelin et tout enfant en danger comme lui d’être abandonné peuvent être, grâce à cette assistance, recueillis par des membres de leurs familles ; d’un autre côté, la fille-mère trouve dans le secours temporaire, accordé à son enfant, un adoucissement à sa position nécessiteuse ; les soins qu’elle lui prodigue la privent d’une partie de ses gains journaliers, cette légère compensation lui suffit pour qu’elle envisage sa situation sous un aspect qui lui rend le courage, la moralise et la met en garde contre l’inconduite.

J’ai eu bien des occasions de constater que la fille-mère qui élève son enfant, retombe rarement dans sa première faute ; tandis que celle qui est condamnée, par les nécessités de sa profession, à mettre son enfant en nourrice, ou, qui s’en voit séparée par la mort, tarde rarement à succomber de nouveau. J’ajouterai que telle fille-mère qui aurait volontiers, au moment de ses couches, profité de la possibilité de se débarrasser de son enfant, ne voudrait plus, pour rien au monde, l’éloigner lorsque, à l’aide de l’assistance, elle l’a nourri pendant quelque temps, d’où il résulte un avantage moral pour la mère et pécuniaire pour le département.

Le régime actuel, malgré ses imperfections, est incomparablement préférable à celui du tour. On ne croirait pas, si l’expérience ne nous l’enseignait, de combien de malheurs le tour a été l’occasion.

Telle mère n’aurait pas demandé mieux que de garder son enfant ; mais, le regret dans le cœur, elle s’est décidée, par des conseils, à l’envoyer au tour.

Personne n’ignore les soins minutieux dont l’enfant doit être l’objet aussitôt qu’il est né ; or, un laps de temps, plus ou moins considérable, s’écoule entre l’instant de la naissance et celui du dépôt. L’enfant destiné au tour, est, d’ordinaire, privé complètement de ces premiers soins ; quelle que soit la saison, peu de précautions sont prises pour le transporter ; le pauvre petit est une chose à jeter au rebut, sans s’inquiéter de sa conservation !… Combien n’a-t-on pas vu de femmes ou filles, retrouvant en elles, après leur rétablissement, toute l’ardeur de l’amour maternel, venir réclamer celui dont elles s’étaient séparées dans un moment de prostration. Démarche tardive, souvent inutile ! — En entrant à l’hospice, l’enfant, né dans de bonnes conditions de vitalité, était déjà mortellement atteint, ou, tout au moins, portait désormais le germe d’infirmités graves et incurables.

L’institution du tour est mauvaise en général ; le bien qu’elle peut produire est l’exception.

Le tour, dit-on, tend a augmenter le nombre des naissances. — Le fait, inexact dans notre département, peut-être vrai dans certains autres. Quoi qu’il en soit, il faut se garder de confondre l’augmentation du chiffre des naissances avec l’augmentation de la population, et, si l’institution du tour peut augmenter le nombre des naissances, son influence est assez funeste pour diminuer encore le chiffre de la population.

À côté de la grande mortalité qu’il entraîne, considérons, un instant, ces pauvres enfants légitimes déposés au tour, parce qu’ils sont arrivés à la vie, en quatrième ou cinquième ligne… Ils viennent y perdre leur état civil ! — Ce fait, incontestable, ne dit-il pas assez pour empêcher le rétablissement d’un régime aussi immoral que barbare ?

L’infanticide résultant de l’inexpérience peut être évité par certaines mesures de prévoyance, qui consistent à instituer des services d’accouchement dans tous les hospices, à favoriser l’établissement de sociétés de charité maternelle, à ouvrir des crèches, à répandre des imprimés contenant les recommandations de l’Académie de médecine sur l’éducation des enfants du premier âge ; en un mot, à protéger l’enfant avant et après sa naissance.

En s’adressant à la sensibilité du cœur, les partisans du tour insistent, comme argument péremptoire, sur la pitié due à l’enfant tué par sa propre mère, alors qu’elle devrait avoir la possibilité de le confier à une administration. Nous partageons leur légitime émotion, nous sommes d’avis qu’il faut entrer dans une voie plus large pour les admissions d’enfants naturels ; mais, nous le répétons, l’infanticide se commet dans des proportions beaucoup moindres qu’on ne le croirait au premier abord.

La véritable plaie à guérir, le grand fléau à combattre, c’est l’avortement.

L’avortement est un art ; aujourd’hui, il a ses méthodes, ses praticiens, ses honoraires.

Le tour ne diminuera pas le nombre des avortements ; ce nombre n’a ni plus ni moins de corrélation avec le régime des tours qu’avec tout autre régime d’admission. La fille ou femme qui, au risque d’altérer sa santé et même au péril de sa vie, a résolu de ne pas attendre l’accouchement naturel, ne se préoccupe nullement du régime existant.

Il y a lieu d’établir des catégories entre les femmes qui deviennent enceintes par suite de relations illégitimes.

La femme jouissant d’une certaine aisance, lorsqu’elle se décide à se faire avorter, entreprend un voyage, séjourne en un lieu déterminé, ville ou campagne, et là se confie à une… discrète personne qui débarrasse et traite sa cliente (quelquefois nommément inconnue) pour un prix modéré !… La faute est effacée comme elle n’aurait pu l’être par l’accouchement normal. Plus de crainte de la honte, pas de déconsidération jetée sur la famille : la grossesse n’a point paru, le public ne s’est douté de rien… À quoi bon l’institution du tour ?

Une seconde catégorie, celle des ouvrières, se subdivise. L’ouvrière lancée dans un milieu intelligent mais perverti, sait à l’avance à qui elle pourra s’adresser ; si une grossesse survient, elle connaît une recette !… Elle se promet d’en user, le cas échéant !… D’ailleurs, elle a quelquefois pour conseiller le complice de son libertinage, qui, intéressé dans la question, après l’avoir aidée dans ses recherches, ne craint pas de l’aider encore dans l’accomplissement du crime. D’autres ouvrières retenues par la peur très-fondée d’altérer gravement leur santé, ou, obéissant à de bons conseils, résistent à la tentation de l’avortement. Elles sont moins nombreuses que les précédentes.

D’autres enfin vivent dans un milieu qui ne pratique pas la science abortive parce qu’il est peu accessible à la honte. Dans ce milieu, on arrive au terme de la grossesse et on s’adresse facilement à l’administration.

Une troisième catégorie, la plus nombreuse, se compose des paysannes et des domestiques. Généralement disposées à élever le fruit de leur faute, sans artifice, connaissant l’existence de secours qu’elles peuvent recevoir, pour les aider à élever leur enfant, elles seront toujours heureuses de profiter de l’assistance dont l’institution est aujourd’hui acceptée et enracinée dans nos mœurs.

L’usage du tour, loin de faire oublier leur faute, en augmenterait au contraire la gravité dans l’opinion publique. Je dois dire ici que, dans cette catégorie, il y a un certain nombre de reconnaissances et aussi de légitimations par mariage subséquent.

Pour les catégories que nous venons d’examiner le tour est au moins inutile.

Le tour sera sans influence sur l’infanticide prémédité. L’infanticide a pour mobiles principaux la misère et la honte.

La meilleure manière et la plus morale de combattre le premier est l’assistance qui maintient l’enfant dans sa famille et réveille toute la tendresse maternelle, si elle a pu s’assoupir un instant.

Dans le cas où la mère résistant aux conseils de l’Inspecteur, ne voudrait ou ne pourrait conserver son enfant avec elle, ce fonctionnaire recevrait d’urgence le nouveau-né en dépôt. Ce mode d’admission serait incomparablement préférable au tour, pour toutes les raisons déjà énoncées. Remarquons, du reste, que le tour, objet inanimé, ne fera pas à la mère les exhortations que l’Inspecteur, obligé au secret, ne manquera pas de lui adresser

La personne chez qui la honte aura atteint un degré d’intensité, capable de lui conseiller le crime, voudra, à tout prix, cacher la grossesse. Ce n’est pas le tour qui la cachera ? — Si elle ne succombe pas à la tentation du crime, elle devra, le plus souvent, s’adresser à des intermédiaires ; il lui faudra au moins un confident ; elle n’aura pas un accouchement clandestin ; sa grossesse sera toujours connue de quelqu’un, quand même elle aurait pu la cacher à l’œil clairvoyant du public. Ne vaudrait-il pas mieux, dans ce cas encore, s’adresser à l’Inspecteur plutôt qu’au tour ?

On nous objecte que les statistiques accusent un nombre croissant d’infanticides. Cette augmentation se remarque aussi pour les autres crimes et je suis porté à l’attribuer, en grande partie, à une répression plus active et plus habile.

L’absence du tour est-elle, comme le prétendent les partisans du rétablissement, la cause principale du décroissement de la population ? — Il me semble que l’affirmative serait une interprétation trop précipitée des statistiques.

Beaucoup de causes, aussi vraisemblables que la fermeture des tours, ont été signalées par de très-bons esprits ; par exemple : l’infécondité préméditée, l’amour du bien-être et du luxe, le désir de paraître, la cherté générale, nos dernières guerres, la précocité de la débauche, les mariages trop tardifs, l’ignorance trop grande des soins à donner à l’enfant.

Ces causes et d’autres paraissent exercer une influence non moins puissante que celle qu’on attribue à la suppression des tours.

Sans avoir traité la question avec les développements qu’elle comporte, j’y ai apporté toute ma sincérité, avec le désir, dans la mesure de mes forces, d’être utile à mon pays.

Le Puy, août 1878.

V. F.,
Membre de la Société.



  1. La mortalité est aujourd’hui de 17 p. 0/0 pour les enfants secourus pendant les deux premières années de leur existence.