Sur le plateau/Chapitre 22

Librairie Ollendorf (p. 267-276).


XXII

Raoul Toché


Il y a dix-huit ans. — Le père et le fils. — Étretat autrefois. — L’arrivée en diligence. — Les caloges sur la plage. — L’homme sauvage. — Un casino sans façon. — Les petits chevaux et la morale. — Chiens, coqs et lapins. — Le béret obligatoire. — Le trust des crevettes. — Premiers essais. — De Paris en actions à la Rieuse. — Frimousse, du Gaulois. — Rue Bergère. — Le téléphone avant Edison. — Dernières années. — Par les arbres !


Je parlais dernièrement de Toché, à propos de ce cercle des « Pipards », dont il avait été un des boute-en-train les plus aimés ; et voilà que le hasard me fait tomber sous la main un vieux numéro de journal, daté du 19 janvier 1895 — il y a plus de dix-huit ans de cela, déjà — qui annonçait sa fin tragique aux environs de Chantilly, près des étangs de Commelle.

Ce fut un moment de surprise pour ceux qui ne l’avaient pas vu de très près pendant ses derniers mois. Comment cet être si gai, si aimable, qui avait l’existence si facile et à qui rien ne semblait manquer pour être parfaitement heureux, avait-il pu en arriver au coup de revolver final ? Hélas ! on ne les compte pas, ceux que la vie de Paris aura ainsi brûlés !

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Quand je l’ai connu, rien ne me faisait prévoir qu’il serait un jour mon confrère applaudi. C’était un tout jeune homme, mince, élégant, assez timide, à qui son nez un peu long donnait un air à la fois étonné et narquois, recherchant volontiers la société des artistes, auprès desquels sa bonne grâce enjouée lui faisait trouver facilement accueil. On le voyait à presque toutes les premières, accompagnant son père, qui était, lui aussi, une figure bien familière à tout le monde des théâtres, avec ses longs cheveux soigneusement roulés en boucles et qui n’avaient pas su blanchir.

Je le rencontrais encore chez Offenbach, aux réunions hebdomadaires de la rue Laffitte, puis à Étretat, où il fit, pendant une saison, partie de la petite colonie que nous formions avec Albert Wolff, Victor Koning, Albert Vizentini, Paul Aubert et quelques autres, et qui tenait ses assises dans une petite salle à manger de l’hôtel Blanquet, que nous nous étions attribuée.

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A cette époque, Étretat était loin d’être ce qu’il est aujourd’hui. C’était déjà une station en vogue, mais fréquentée presque uniquement par les artistes et où régnait la plus grande familiarité. D’abord, le chemin de fer ne vous amenait que jusqu’aux Ifs et il fallait faire le reste du trajet en voiture ou en diligence — ce qui vous valait de jouir d’un spectacle vraiment merveilleux lorsque, parvenu en haut de la côte, sur la route de Fécamp, on apercevait tout à coup le gai petit village, campé au beau soleil, dans un vallon sur le bord de la mer, au milieu de la découpure encadrée par les falaises d’amont et d’aval. Rien que ce décor ainsi présenté valait le voyage. Aujourd’hui, avec les communications si faciles, le nombre des baigneurs a décuplé, mais en même temps ont disparu l’intimité, la camaraderie et les façons « bon enfant » de jadis : ne regrettons rien, constatons seulement.

Sur la plage, on trouvait encore quelques-uns de ces vieux bateaux retournés la quille en l’air et aménagés en habitations plus ou moins confortables, que l’on appelait des « caloges ». Un d’eux servait même de logis au compositeur Wekerlin, une physionomie inoubliable, avec sa barbe et ses cheveux hirsutes et sa mise si éloignée de toute recherche, qui auraient annoncé plutôt un homme sauvage qu’un musicien épris de mélodies fines et délicates.

Quant au Casino, en dehors du billard et des tables d’écarté, où la partie était parfois assez forte, il n’offrait guère, comme distraction, qu’un jeu de petits chevaux, installé au sous-sol et où l’on ne gagnait pas de l’argent, mais simplement des lots consistant en faïences et porcelaines variées. Il était assez amusant de voir les joueurs heureux entasser devant eux une collection de chats, de chiens, de coqs ou de lapins ; mais les initiés savaient que tous ces bibelots leur seraient, en sous-main, repris contre espèces à la fin de la séance : comme cela, la façade était sauve et la morale officiellement respectée.

Bien entendu, le smoking y était inconnu et, pour les jeunes, la tenue obligatoire, jusqu’à l’heure du dîner, était la vareuse de molleton bleu et le béret. Sur ce point, Paul Aubert était un maître des cérémonies intransigeant : dès qu’un nouvel arrivant lui était signalé, et avant de le laisser pénétrer sur la terrasse du Casino, il s’emparait de lui et l’entraînait rue Alphonse-Karr, pour y faire emplette du béret de rigueur.

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A peine débarqué, Toché s’était signalé en imaginant un trust assez original, celui des crevettes. Ce n’était, du reste, pas très compliqué : la crevette n’était pas très abondante et il n’y avait en tout et pour tout qu’un seul professionnel qui, à certaines marées, récoltât, parmi les roches avoisinant « le Chaudron », une quantité appréciable de ces crustacés. Comme les communications avec le Havre n’étaient ni rapides, ni très régulières, il fallait attendre une occasion pour s’en procurer et ce n’était que dans les hôtels qu’on fut assuré d’en voir sur la table. Ainsi muni, le « trusteur » se rendit tout de suite célèbre par ses libéralités, car ce n’était pas dans un but de gourmandise égoïste qu’il s’était livré à son accaparement, mais pour reconnaître à sa façon l’accueil empressé que nous trouvions dans quelques villas amies.

— Vous verrez, disait-il, que mon « bouquet » fera autant de plaisir aux maîtresses de maison que les fleurs les plus rares.

Le fait est que les précieuses bourriches ne manquaient jamais de produire leur effet.

Je me rappelle encore les courses que nous faisions parfois le matin, soit du côté de Gonneville, où officiait le père Aubourg, l’inventeur du poulet sauté qui porte son nom, soit à Saint-Jouin, chez la belle Ernestine. Grimpés sur des chevaux de tout repos, que nous prenions au manège établi dans la « Passée », nous chevauchions au hasard dans la campagne, à travers les prés, où il nous arrivait souvent de ne plus savoir nous orienter. Mais nous ne nous en embarrassions guère : il nous suffisait de nous en rapporter à nos moutures, et de leur rendre la bride : la plus noble conquête avait vite fait de retrouver le chemin du déjeuner.

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Durant toutes ces promenades, jamais un mot qui indiquât chez Toché la moindre velléité d’écrire : il se réservait. Ce ne fut qu’à sa rentrée à Paris qu’il se mit à risquer ses premiers essais. Mais alors, cela ne devait plus être long. Une petite revue qu’il fit jouer chez le docteur Mandl dont les soirées étaient fort courues et où se trouvait ce refrain de circonstance :

Ru’ Marbeuf (bis)
C’est toujours plein comme un œuf !

réussit assez pour que Wolff lui proposât d’en faire une autre avec lui, destinée, cette fois, à un théâtre. Ce fut la Revue des Variétés, jouée au boulevard Montmartre et que suivit, l’année d’après, Paris en actions, qui tint l’affiche des Nouveautés plus de cent fois, avec les recettes les plus brillantes.

Puis, il entamait, avec Ernest Blum, une collaboration suivie, qui devait durer jusqu’au dernier jour. Pendant le court espace d’une quinzaine d’années, il a fait ainsi représenter successivement, aux Variétés, le Voyage en Suisse et Madame Satan ; au Vaudeville, Madame Mongodin et Monsieur Coulissel ; au Palais-Royal, Le Parfum et La Maison Tamponin ; aux Nouveautés, Le Premier baiser, avec Émile de Najac, musique d’Émile Jonas ; Le Château de Tire-Larigot, Le Petit Chaperon rouge, Adam et Ève, musique de Serpette ; à la Porte-Saint-Martin, Voyage dans Paris, et à la Renaissance, Belle-Lurette, dont la partition était d’Offenbach et où Jane Hading, en blanchisseuse Louis XV, faisait, au troisième acte, une entrée triomphale sur un char de carnaval. Par une assez bizarre et macabre coïncidence, sa dernière pièce, donnée au Gymnase deux mois à peine avant sa mort, avait pour titre la Rieuse : il y avait longtemps déjà que, pour lui, c’était fini de rire !

En même temps qu’il se faisait sa place au théâtre, Toché avait commencé au Gaulois, en 1878, ses soirées théâtrales qu’il signait du nom de Frimousse, emprunté au Petit Duc, et qu’il n’abandonna jamais, trouvant chaque jour le moyen d’avoir de l’esprit, sans que ce fût aux dépens des autres, et de la malice, sans tomber jamais dans la méchanceté. Aussi ne lui ai-je pas connu d’ennemis, même parmi ceux qu’il lui était arrivé d’égratigner quelquefois — à fleur de peau et d’une main si légère !

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Il fut une période où je ne passais pas une journée sans le voir au moins deux ou trois fois. J’habitais à l’angle de la rue Bergère et de la rue du Conservatoire, dans une maison qui a disparu lors des agrandissements du Comptoir d’Escompte, un appartement avec une large terrasse d’où je plongeais sur la petite cour grillée qui précède la salle de concert et dans laquelle, au moment des concours pour le Prix de Rome, je voyais les logistes prendre leur récréation, enfermés là comme fauves en cage. Le hasard des amours fit de Toché, pendant quelques mois, mon voisin d’en face. A tout instant, quand il me savait chez moi, il m’appelait sur mon balcon en agitant une petite sonnette. Seulement, rien de ce que nous nous disions ne pouvait demeurer un secret pour les voisins. Si bien qu’à la fin, agacé, il eut l’idée d’installer le téléphone pour notre usage particulier — cela bien avant qu’Edison et Graham Bell se fussent révélés à l’un et l’autre monde. Bien entendu, notre appareil était des plus primitifs : il s’agissait tout bonnement de ce jouet d’enfant bien connu qui consiste en deux petits tambours de carton reliés par un fil assez long. Tel qu’il était, il nous permettait de causer suffisamment lorsque les bruits de la rue voulaient bien faire trêve un moment. Et puis quel avantage inappréciable : pas de demoiselles du téléphone ! Un simple coup de sonnette et nous avions tout de suite la communication. Nous avions établi la chose, une belle nuit, au moyen de deux ficelles descendues de nos fenêtres respectives et que chacun n’avait eu qu’à ramener à soi pour que tout fût prêt à fonctionner. Pendant longtemps, ce fil aérien ne cessa d’intriguer les passants qui s’avisaient de lever le nez. Heureusement pour nous, parmi ces passants, il ne se trouva pas un seul agent ; sinon, ce n’était pas l’opérette, mais le procès-verbal qui nous guettait !

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Avec le succès et l’argent, son existence avait changé peu à peu. Le cercle prenant tous les instants que lui laissaient le théâtre et le journal, je ne le voyais plus que de loin en loin, toujours affable et souriant, mais un peu plus distant et nerveux. On le sentait déjà sur la pente où il serait entraîné jusqu’au bout.

Entre temps, il s’était marié, épousant une assez gentille mulâtresse, dont beaucoup se rappellent encore les yeux si vifs et la mine de joli petit singe apprivoisé. Il y eut même, à son propos, une réplique amusante de la belle et spirituelle Angèle, des Variétés :

C’était à Croissy, dans un jardin. Les deux femmes venaient d’avoir une pique et la plus jeune, rageuse, s’éloignait en disant :

— Je vais me plaindre à Raoul !

Comme elle traversait une allée en courant, Angèle lui crie :

— Prends par les arbres !

On était encore gai, ce jour-là, dans la maison du pauvre Frimousse !

24 août 1913.