Sur le plateau/Chapitre 21

Librairie Ollendorf (p. 253-266).


XXI

Petits Théâtres d’autrefois.


Bouis-bouis et bonbonnières. — Sur le boulevard Richard-Lenoir. — Un théâtre en miniature. — Les Folies-Saint-Antoine. — Le colonel Lisbonne. — Un public sans façon. — Les fournisseurs attitrés. — « Monsieur le directeur ». — Chez le marchand de vin du coin. — De l’utilité d’un bon estomac. — Un théâtre dans un lavoir. — La planche sous le bras. — Marchand de chaussons aux pommes et imprésario. — Des Funambules au théâtre Saint-Pierre. — Un auteur inépuisable. — Le prix d’une pièce en un acte. — Tapez-moi là-dessus ! — La montre de Tantale. — Le bilan d’un grand succès. — Un directeur bohème. — Joyeuses enseignes.


Aujourd’hui, les salles des petits théâtres « à côté » sont de vrais salons, luxueux, embaumés et confortables. Les peintures claires, les ors, les soies et les velours y sont prodigués, les lumières électriques brillent à profusion, enfin on y est, en général, assez commodément assis et tout a été mis en œuvre pour attirer et retenir un public de choix.

Combien différentes étaient celles de jadis, surtout les deux dont je vais m’occuper ! Ce n’est certes pas à celles-là qu’on aurait pu appliquer le mot de bonbonnière, qui est maintenant le cliché de rigueur. Décoration plus que primitive, peintures à la détrempe, parfums d’orange mêlé aux senteurs du saucisson à l’ail, éclairage indigent et sièges rembourrés avec le classique noyau de pèche, voilà les agréments qu’elles offraient à leurs spectateurs. Il y avait même des places où l’on devait se contenter de vulgaires planche de sapin à peine rabotées. On y venait, cependant et ces modestes bouis-bouis avaient même une clientèle assez nombreuse, comme autrefois le Lazari et les Funambules.

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Le premier de ces temples dramatiques étai situé non loin de la Bastille, sur le boulevard Richard-Lenoir, presque à l’angle de la rue Daval.


Vers 1865, un ancien directeur de province, nommé Valmont, avisant à cet endroit une sorte le hangar libre de location, y avait fait établir le construction légère qu’il avait fort justement baptisée « le Petit Théâtre ». Et c’était, en effet, un véritable théâtre en réduction, avec avant-scènes, loges, orchestre, balcon et galerie supérieure, le tout grand comme la main et ne comportant guère plus de deux cents places.

Au bout de quelques mois, Valmont se retirait et son successeur, plus ambitieux, ne voulant pas se contenter du nom choisi par son prédécesseur, le Petit Théâtre prit celui, plus ronflant, de Folies-Saint-Antoine, qu’il conserva jusqu’à l’époque de sa disparition après cinq ou six années d’existence.

Notons, pour l’histoire, qu’un de ses derniers directeurs fut l’acteur Lisbonne, qui devait acquérir plus tard, en qualité de colonel de la Commune, une célébrité qu’il n’aurait jamais connue comme artiste.

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Pour le moment, les Folies-Saint-Antoine avaient à leur tête un ancien régisseur des Folies-Dramatiques appelé Huber, qui avait entrepris, non sans succès, d’y donner de grands vaudevilles inédits, des revues et des pièces à femmes. Et, ma foi, parmi ces demoiselles, il y en avait d’assez jolies et qui chantaient faux avec la même grâce et le même charme que sur d’autres scènes plus relevées. Du reste, la troupe qu il avait recrutée était des plus convenables ; j’y ai même vu débuter un jeune comédien que l’affiche désignait sous le simple prénom de Henri et qui fut plus tard une des gloires de Cluny, sous la direction de Léon Marx : Henri s’était mué en Muffat, un nom qui restera attaché à l’inoubliable création de Boubouroche.

Les grands jours de recette étaient le samedi, le dimanche et le lundi. Ces jours-là, il y avait salle comble. Par exemple, il ne faisait pas bon s’y aventurer à l’orchestre ou au balcon dans une tenue qui déplût à ces messieurs de la galerie, car, dans ce cas, les pelures d’oranges se mettaient à pleuvoir avec entrain.

Excellent public, d’ailleurs, que ces spectateurs à dix sous, s’amusant de tout et s’intéressant à ses artistes, qu’il ne se faisait pas faute d’interpeller à l’occasion :

— De quoi ? On ne chante pas son couplet ce soir ? C’est-il donc que tu as fait la noce hier ?

Ou bien :

— Bravo, la petite mère ! C’est envoyé.


Et, quand arrivait la ronde — car il y avait une ronde dans toutes les pièces —, la salle ne manquait pas de reprendre le refrain en chœur.

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Le fournisseur attitré, le Clairville, le Meilhac et Halévy des Folies-Saint-Antoine, était l’acteur Millier, doué d’une fécondité phénoménale, qui occupait l’affiche presque sans interruption, signant ses pièces de son anagramme : Hermil.

Un autre fournisseur, non moins prolifique, était un nommé Vergeron, dont un vaudeville en trois actes avec Alexis Bouvier, le Carnaval des modistes, se maintint pendant près de trois mois, cas de longévité assez remarquable dans un théâtre où les plus grands succès se chiffraient par trente ou trente-cinq représentations. A sa profession d’auteur dramatique, ce Vergeron, homme avisé, joignait celle, probablement plus lucrative pour lui, de fabricant de toiles cirées : il n’y a pas de sot métier.

A ces deux piliers, venaient se joindre de temps à autre quelques auteurs moins favorisés, parmi lesquels je note Alfred Delilia, le futur courriériste théâtral du Figaro, qui débuta sur cette scène minuscule presque en même temps que Leterrier et moi, par un petit acte : On nous écrit de Marseille, suivi bientôt après d’un grand vaudeville en trois actes : Au Grand Cerf.

Je ne sais pas de quelle façon il s’y était pris pour faire accepter sa première pièce ; quant à moi, c’est à mon estomac que je dus la réception de la mienne.

C’était un vaudeville pas bien méchant, intitulé Un mariage aux Petites-Affiches, que nous n’aurions jamais eu l’audace de présenter à un théâtre comme les Variétés ou le Palais-Royal, mais dont nous n’aurions pas été fâchés de voir l’effet sur un public, quel qu’il fût. Comme je demeurais avec ma famille assez près des Folies-Saint-Antoine, l’idée me vint d’y porter mon manuscrit, à tout hasard.

Mais ce n’était pas chose facile : « Monsieur le directeur est occupé sur la scène et n’est pas visible », me répondit le cerbère préposé à l’entrée de ce paradis rêvé. Je repassai plusieurs fois, à des heures différentes, « monsieur le directeur » était parti ou n’était pas encore arrivé. Enfin, un matin, mon cerbère voulut bien me confier que son patron était en train de déjeuner à côté chez le marchand de vin du coin.

Chez le marchand de vin, diable ! Mais, pour être joué, par où n’en passerait-on pas ? Je franchis bravement le seuil et j’aperçus, en effet, mon homme. Seulement, il était écrit que ce ne serait pas encore pour cette fois-là : les cartes en main, il était en train de se livrer avec trois autres partenaires à une manille qu’il eût été impolitique de troubler.

Mon plan fut vite dressé : dès le lendemain, avant l’heure où il devait arriver, j’étais installé à la table voisine de celle qu’il occupait la veille et, renonçant à la bonne et honnête cuisine familiale qui m’attendait chez moi, je me faisais servir une ratatouille inquiétante, dénommée plat du jour, et que je trouvai supportable dès que je vis « monsieur le directeur » venir s’attabler à côté de moi devant une portion du même ordinaire.

Mon courage eut sa récompense : au bout de trois ou quatre repas de ce genre et grâce à l’offre habile d’autant de verres de « fine », la connaissance était faite et mon acte reçu. Si j’avais su la manille, je serais peut-être arrivé à en faire recevoir trois !

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Dans le passage Saint-Pierre, qui conduisait de la rue Amelot au boulevard du Prince-Eugène — devenu le boulevard Voltaire — se trouvait un autre petit théâtre, qui s’appelait, tout naturellement, le théâtre Saint-Pierre et dont la réputation franchit, pendant un temps, les limites du quartier.

Il occupait l’emplacement d’un ancien lavoir. La salle formait une sorte de triangle ou d’éventail et ne comportait qu’un simple rez-de-chaussée, divisé en fauteuils, en stalles et en parterre, où l’on était assez mal à l’aise, mais avec l’avantage appréciable de bien voir de toutes les places.

Détail assez pittoresque et qui vaut d’être relevé : les strapontins étaient ignorés, mais, pour y suppléer, aux jours d’affluence, comme l’allée centrale était assez large, on avait imaginé de délivrer au contrôle, en même temps que le billet d’entrée, une planche, qui, appuyée de chaque bout sur les fauteuils, pouvait servir à deux personnes, et c’était chose amusante, de voir pendant les entractes, des spectateurs se promenant avec leur siège sous le bras, pour être assurés qu’on ne leur prendrait pas leur place.

Comment l’idée avait-elle pu venir à quelqu’un d’ouvrir un théâtre dans ce passage où il ne passait pour ainsi dire personne et qui n’était occupé que par de petits ateliers et des logements à bon marché ? Seul le fondateur pourrait nous le dire, s’il était encore de ce monde. Le fait est qu’il l’ouvrit et y réussit même assez pour prendre peu après la direction du théâtre du Havre. Il se nommait Husson, si j’ai bonne mémoire.

Son successeur, Dechaume, était un type curieux. Brave homme, mais complètement illettré, grêlé à rendre une écumoire jalouse, il avait commencé par être vendeur de programmes et de chaussons aux pommes aux Funambules.

Lorsque fut décidée la disparition en bloc du boulevard du Crime, entre l’expropriation et le moment où devaient arriver les démolisseurs, il s’écoula une période d’environ trois mois, pendant laquelle les Funambules restaient vacants. Dechaume, qui ne pouvait se décider à les abandonner, les prit à son compte et y donna une grande pantomime, les Mémoires de Pierrot, qui lui rapporta pas mal d’argent.

Dès lors, sa vocation se trouvait décidée : adieu, les chaussons aux pommes ! Quand il se retira devant les premiers coups de pioche, ce fut pour acheter le théâtre Saint-Pierre. Incapable de déchiffrer lui-même les manuscrits, il se les faisait lire par les auteurs et savait fort bien démêler où se trouvait le succès.

Lui aussi, il eut ses fournisseurs en titre : tout d’abord, la raison sociale Laporte et Rigodon — un nom à souhait pour un vaudevilliste. Ce nom-là sur une affiche, c’était déjà une promesse de gaieté.

Puis, Auguste Jouhaud, un bonhomme d’auteur qui mérite bien une courte mention. A le voir, le nez chaussé de besicles, on l’aurait pris volontiers pour un écrivain public, et l’on ne se serait d’ailleurs trompé que de peu. Sa spécialité était la pièce en un acte, qu’il produisait en abondance, inondant toutes les petites scènes qui voulaient l’honorer de leur confiance et s’élevant même parfois jusqu’à l’Eldorado et aux Folies-Dramatiques. Le prix était fait de dix ou quinze francs l’acte, et l’on est ému en songeant à ce qu’il lui fallait en usiner pour gagner de quoi vivre. Je pense bien ne pas exagérer en estimant sa production totale au chiffre de quatre à cinq cents actes.

Un moment, il l’interrompit, ayant presque connu la fortune, grâce à un héritage d’une cinquantaine de mille francs qui lui était tombé. Malheureusement, après avoir écrit tant de pièces, il lui vint l’ambition de jouer celles des autres et de se faire directeur des Galeries Saint-Hubert, à Bruxelles. Après cela, il lui fallut revenir à sa fabrication dramatique, que la mort seule finit par interrompre.

Mais c’est à la collaboration de Blondeau et Monréal que Dechaume dut la prospérité de son théâtre. Leur première revue : Tapez-moi là-dessus ! fut un succès qui flamba tout de suite.

Ce fût la vogue : au bout de quelques jours, gandins et cocottes s’empressaient d’accourir et pendant longtemps, spectacle inouï, on vit des files de voitures stationner dans ce petit passage Saint-Pierre-Amelot, devenu soudain le rendez-vous du Paris qui s’amuse. Il en fut ainsi jusqu’à la centième.

Blondeau raconte assez gaiement une émotion que lui valut l’approche de cette solennité.

Un soir, Dechaume le prend à part et l’emmène dans sa salle à manger, qui était en même temps son salon et son bureau :

— Mon cher ami, je passe pour être un homme « serré ». A l’occasion de votre centième, je veux prouver que je sais bien faire les choses, quand il le faut.

Et, tirant d’un tiroir du buffet un écrin assez riche :

— Qu’est-ce que vous dites de cela ?

Blondeau eut un éblouissement : c’était une montre en or, de l’aspect le plus cossu. Avec un peu de remords, à cause de Monréal, qu’il croyait devoir être oublié, il se met à balbutier :

— Superbe ! Magnifique ! C’est d’un goût !…

— N’est-ce pas ? Je suis heureux d’avoir l’avis d’un homme comme vous. Je vois que j’ai bien choisi.

Et, refermant l’écrin, il ajoute :

— Dès ce soir, je vais l’offrir à Mme Dechaume.

La scène aurait pu prendre place dans la revue.

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Le théâtre ayant fait sa clôture annuelle après la centième, Tapez-moi là-dessus eut les honneurs d’une tournée en province et reparut sur l’affiche à la réouverture, pour une nouvelle série de cent représentations. Deux cents représentations, quel rêve pour des auteurs qui débutent ! Mais pas un rêve bien doré, toutefois : le théâtre payait par soirée sept francs de droits, dont deux pour le lever du rideau, que Dechaume avait acheté — à Jouhaud, probaldement — et qu’il s’attribuait. Restaient donc cinq francs pour les deux triomphateurs, soit cinq cents francs à chacun après leurs deux cents représentations.

Et ils étaient, quand même, bien heureux !

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Pour en finir avec les théâtres de ce quartier, je dirai un mot d’un autre, plus important qui, lui, possédait une vraie salle, de bonnes dimensions et bien aménagée.

Ouvert en 1835, sous le nom de théâtre de la Porte-Saint-Antoine et devenu par la suite le théâtre Beaumarchais, il a fini par être remplacé par une maison de rapport. Mais y eut un moment pour directeur un artiste du nom de Bartholy, qui n’est pas indigne de figurer à côté des deux que j’ai cités plus haut.

C’était un comique d’une certaine valeur et je me le rappelle encore dans un vieux vaudeville intitulé : La Carotte d’or, et surtout dans Roquelaure, ou l’homme le plus laid de France, son cheval de bataille, où il prouvait qu’il aurait pu tenir une bonne place dans les meilleures troupes de Paris. Mais, bohème incorrigible, il était incapable de se fixer quelque part et préférait se conduire à sa fantaisie dans une direction précaire, où il ne se maintenait qu’à force d’expédients.

Lorsqu’il ne jouait pas, il se tenait sur le boulevard, devant l’entrée de son théâtre, racolant des spectateurs en leur vantant la pièce que l’on allait donner et, bien souvent, son bagout arrivait à engraisser la recette, qui en avait grand besoin.

Que de fois je l’ai vu, dans les jours sombres, accoster un gamin en extase devant l’affiche :

— Pourquoi n’entres-tu pas ? Il y a des places à dix sous.

— Je n’en ai que cinq.

— Donne-les, et va !

Et, après l’avoir poussé devant le contrôle, avec les cinq sous, il allait, pour se consoler, prendre un verre chez un marchand de vin qui avait pour enseigne : « Au Canon de la Bastille », à coté d’un débit de tabac qui s’annonçait : « A la Prise de la Bastille » !

On ne détestait pas les jeux de mots dans le bon vieux Marais !

22 juillet 1913.