Sur le plateau/Chapitre 15

Librairie Ollendorf (p. 175-184).


XV

La Camargo.


Deux pièces oubliées des directeurs. — Le brigand et la danseuse. — Le cabaret de Ramponneau. — L’Opéra sous la Régence. — Grévin dessinant des costumes sans crayon. — Une belle distribution. — Refrains populaires. — Le perroquet de Zulma Bouffar. — Un nouveau Ver-vert laissé pour compte. — La soupe aux choux à la mode. — Un artiste qui dîne gratis.


De toutes les opérettes que j’ai fait représenter en collaboration avec Charles Lecocq, et qui sont devenues plus que centenaires, il n’en est guère que deux, la Marjolaine et la Camargo qui n’aient pas reparu sur une affiche parisienne depuis un certain nombre d’années. Tandis que Giroflé-Girofla, la Petite Mariée et le Jour et la Nuit, n’ont jamais cessé d’être au répertoire courant, les deux autres ont été à peu près négligées, sans qu’il y ait à cela une raison bien appréciable, car elles avaient eu, à l’origine, le même succès, et, tant que dura la direction Koning à la Renaissance, on en avait donné des reprises fructueuses. Mais les directeurs changent et ils oublient — ou ils ignorent. Pourtant, en ce qui concerne la Camargo, je ne doute pas qu’il ne s’en trouve quelque jour un plus avisé qui se souviendra, à son grand profit, d’une des partitions les plus gaies et les plus charmantes du compositeur de la Fille de Madame Angot, qu’il tient lui-même en grande estime, dont tous les motifs si pimpants ont été un moment populaires et ne tarderaient pas à le redevenir.

Nous avions eu l’idée de la pièce en lisant, je ne sais plus où, une anecdote qui contait que la célèbre danseuse ayant été capturée par les hommes de Mandrin, sur la route de Lyon, où elle allait en représentations — déjà les tournées ! — le bandit s’était empressé de lui rendre la liberté en n’exigeant galamment pour rançon que la faveur de lui voir danser un de ses pas. L’aventure était d’une authenticité assez douteuse, mais que nous importait ? Il suffisait qu’elle fût vraisemblable et elle nous paraissait à souhait pour une opérette. Nous en parlâmes à Koning, qui fût tout de suite séduit :

— Justement, nous dit-il, j’ai chez moi une ancienne estampe qui représente le cabaret de Ramponneau à la Courtille et je rêvais de la mettre à la scène. Tâchez de me trouver un troisième acte qui se passe chez Ramponneau.

Ainsi fut fait — et très heureusement, car le décorateur Cornil nous en donna une reproduction fort ingénieuse, et du plus grand effet. Rien n’y était oublié, ni la grande porte d’entrée avec son enseigne : « Au Tambour royal — Ramponneaux », ni la grande cheminée où rôtissaient viandes et volailles, ni l’enfilade des salles aux murs couverts d’inscriptions et de naïfs graffiti demeurés célèbres : Gallus cantate, Bachus (sic), Prêt à boire, Sitio, La Camargot, Mon Oye fait tout, etc.

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Pour les deux premiers actes, les lieux de scène s’imposaient d’eux-mêmes : d’abord le foyer de la danse tel qu’il devait être à l’Opéra, situé alors à l’angle de la rue de Valois actuelle et de la rue Saint-Honoré, et dont on retrouve quelques vestiges dans un immeuble occupé par un restaurant. Ensuite, un vieux château isolé, servant de repaire à Mandrin et à sa bande. Il n’y avait plus qu’à se mettre à écrire, mais nous avions le temps devant nous : le Petit Duc, qui tenait l’affiche depuis le mois de janvier 1878, devait, l’Exposition aidant, s’y maintenir pendant de longs mois encore, et la Camargo ne vit son tour arriver que dans les derniers jours de novembre.

Les costumes étaient, naturellement, dessinés par Grévin. Pour le premier acte, il nous avait fait une reconstitution exquise d’un ballet mythologique au XVIIIe siècle ; il y eut un mouvement dans la salle quand le rideau se leva sur les groupes de danseuses terminant leur répétition et auxquelles venait se mêler le chœur des abonnés. Par exemple, lorsque je lui avais réclamé plusieurs fois les dessins pour les brigands. Je n’avais jamais pu en obtenir que cette réponse :

— Attendez ! vous les verrez plus tard.

Le vrai est qu’il n’y en avait pas et qu’il n’y en eut jamais. A la première répétition en costumes il se borna à faire descendre du magasin tout ce qui s’y trouvait, et, prenant homme par homme, il se mit à affubler chacun à sa façon et un peu au hasard : l’un, moitié abbé, moitié soldat ou paysan ; l’autre, domestique et seigneur, ou bien mi-partie Louis XIII, mi-partie Louis XV ; celui-ci, qui était grand, avec une défroque trop petite tandis que celui-là se perdait dans des vêtements trop larges, bref, un ensemble des plus pittoresques et que, disait-il, il n’aurait pas trouvé aussi bien le crayon à la main.

Quant à la distribution, du rôle le plus important au plus infime, elle était de premier ordre. Et il n’y avait pas moins de trente-deux personnages — ce qui, d’ailleurs, a peut-être contribué à rendre l’ouvrage difficile à monter sur certains théâtres. Tout d’abord, le beau baryton Vauthier, tout fier d’incarner un Mandrin à panache, en même temps bandit et gentilhomme, puis Berthelier, un lieutenant de police épique, chantant avec toute la verve qu’on lui connaissait, les couplets « de l’œil » :

Je mets tout mon orgueil
Dans mou œil !

ou bien racontant, au 3e acte, sa présentation au roi :

Il s’est pâmé,
Louis le Bien-Aimé !

L’excellente Desclauzas, qui vient de mourir dernièrement, et dont le nom restera comme type d’un emploi dans les tableaux de troupe en province, jouait une créole qui s’imaginait avoir été mise à mal par Mandrin pendant un évanouissement. Il fallait l’entendre à son entrée s’annoncer elle-même : « Dona Juana de Rio-Négro, de Saint-Domingue…. Antilles ! » Ce mot : Antilles était, dans sa bouche, du plus haut comique. Il fallait surtout entendre à la fin son : « Ah ! » désappointé, quand elle apprenait que l’attentat dont elle s’était crue victime n’était qu’un rêve.

Mily Meyer, qui venait de débuter si brillamment dans la petite duchesse de Parthenay, faisait sa seconde apparition dans le rôle d’une ingénue drôlement délurée, qui n’hésitait pas à venir chercher son fiancé jusque dans les coulisses de l’Opéra. La façon dont elle se dressait, comme un petit coq rageur, pour dire son fait à l’étoile de la danse, était vraiment des plus amusantes.

Parmi les « petites femmes », il y en avait deux, alors en vogue, Piccolo et Léa d’Asco, jolies à croquer dans le couple de brigands travestis chantant au second acte la ronde à succès :

Ils sont trente ou quarante
Dans la bande à Mandrin !

Enfin, la Camargo, c’était Zulma Bouffar, une des interprètes favorites d’Offenbach qui, l’ayant découverte à Liège, lui avait fait créer, à Ems d’abord, et ensuite aux Bouffes, Litschen et Fritzchen, où sa réputation avait commencé. Puis étaient venues, les Géorgiennes, la gantière et la veuve du colonel de la Vie Parisienne, le Château à Toto, Geneviève de Brabant, Fragoletto, des Brigands, Robin Luron, du Roi Carotte, le prince Caprice, du Voyage dans la lune, rôles qu’elle avait tous marqués de son talent si personnel. Sa voix agile n’avait pas sa pareille pour se jouer de toutes les difficultés des morceaux les plus syllabiques. Avec une artiste de cette trempe, nous pouvions être tranquilles. Ses couplets d’entrée se fredonnaient déjà à la sortie du premier acte et, au second, elle dut chanter trois fois ceux de la danseuse aux brigands qui viennent de l’enlever :

Je suis danseuse à l’Opéra :
Il ne faut donc pas vous attendre
A trouver grand’chose à me prendre !

qu’elle disait avec tant d’esprit et de malice. Puis, venait le rondeau du ballet, qu’elle mimait et dansait devant Mandrin avec un brio qu’aurait pu envier une professionnelle. Enfin, au 3e acte, déguisée en vielleuse, elle lançait si crânement sa chanson savoyarde :

Eh ! youp ! Eh ! youp ! Javotte,
Fais sauter ta marmotte !

que, malgré l’heure tardive, on ne se lassait pas de la lui redemander.

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Mais je ne puis écrire le nom de Zulma Bouffar sans dire, en passant, un mot de son perroquet, qui a survécu à sa maîtresse et qui nous survivra probablement à tous, donnant ainsi un témoignage authentique et précieux de la longévité proverbiale de ces oiseaux.

Donc, Zulma avait depuis longtemps un perroquet, qui parlait et chantait à merveille et auquel elle s’était plu à composer un répertoire aussi varié que choisi. Avant la mise à l’étude de notre pièce, comme elle devait faire une absence assez longue, elle eut la malheureuse idée de le mettre en pension chez Lecocq.

Celui-ci, par taquinerie, en profita pour apprendre à ce nouveau Ver-vert certaines expressions dignes d’un corps de garde, si bien qu’à son retour, l’actrice ne voulut plus chez elle d’un volatile aussi mal embecqué. C’était tout ce qu’attendait le malin compositeur.

Du reste, Jacquot ne tarda pas à oublier les vilaines choses qu’on lui avait enseignées et à reprendre le ton de la bonne compagnie. Maintenant, il ne parle plus guère, mais il a toujours bonne patte et bon œil et, au moment des repas, il ne manque pas de réclamer sa part, quand il aperçoit sur la table quelque chose à sa convenance, un gâteau ou un grain de raisin, ou surtout un os de volaille, qu’il déguste gravement, avec des grognements de satisfaction. Très attaché à son patron, il réserve néanmoins ses meilleures amitiés pour son valet de chambre, Louis, avec lequel il s’entend le mieux du monde.

Comme il avait au moins une vingtaine d’années lorsque je l’ai connu, j’en conclus qu’il doit avoir atteint, s’il ne l’a dépassé, l’âge déjà respectable de cinquante-cinq ans — pardon ! de onze lustres, car il convient de compter par lustres, puisqu’il s’agit d’un perroquet de théâtre.

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Encore un souvenir — celui-ci gastronomique : Au troisième acte, la Camargo, ses amis et amies, faisaient la partie de venir chez Ramponneau, manger une soupe aux choux. Koning tenant à ce que tout fût irréprochable dans la mise en scène, c’était une vraie soupe aux choux que l’on apportait toute fumante sur la table et qui était fournie par le limonadier du théâtre. Celui-ci avait tout intérêt à l’entourer de soins, car le parfum qui se répandait jusque dans la salle faisait venir l’eau à la bouche de plus d’un spectateur et il était de mode, à la fin du spectacle, d’aller au petit café de la rue de Bondy déguster « la soupe aux choux à la Camargo. »

Mais ce n’était pas seulement dans le public qu’elle avait des amateurs. Parmi les artistes chargés des rôles accessoires, il en était un, un pauvre diable qui n’avait pas toujours de quoi manger — peut-être aussi parce qu’il avait trop souvent de quoi boire. Pour lui, cette scène fut une bonne fortune envoyée par la Providence. Il l’attendait avec impatience et, pendant cent vingt soirées de suite, il se vit ainsi assuré de ne point s’en aller se coucher le ventre creux.

Il y avait plus d’un an qu’il avait quitté le théâtre quand on annonça la première reprise et nous le vîmes revenir demander sa place au festin, comme un droit acquis ; nous lui avions même promis en riant de faire à son intention un Enfant prodigue à la fin duquel on mangerait le veau gras. Et il s’en réjouissait d’avance. Hélas ! Quand on rejouera la pièce, il ne sera plus là pour

Vivre de bonne soupe !
13 octobre 1912.