Sur le plateau/Chapitre 14

Librairie Ollendorf (p. 163-173).


XIV

Jeanne Samary.


Une soirée d’estudiantina. — Gracieuse apparition. — Le rire des Brohan. — Une soubrette incomparable. — Dorine et Toinon, mère de famille. — Du Cœur-Volant à Trouville. — La saison fatale. — Un tapissier qui connaît ses classiques. — Jeanne Samary et les raseurs. — La bonbonnière préservatrice. — Le tueur de mouches obstiné.


Voilà vingt-deux ans déjà qu’elle est morte, le 18 septembre 1890. Et, malgré le temps écoulé, je la retrouve dans mon souvenir telle que je l’ai vue un soir, pour la première fois, sans me douter qu’elle me deviendrait par la suite une amie aussi précieuse et aussi chère.

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Ce soir-là, Edmond Tarbé, le directeur du Gaulois, recevait chez lui le Tout-Paris d’alors, auquel il voulait faire les honneurs d’une estudiantina nouvellement débarquée. Ces jeunes Espagnols, avec leur costume, le grand manteau et le chapeau agrémenté de la cuiller traditionnelle, avaient un vrai succès de curiosité. On se les arrachait et ils devaient même servir de clou à plus d’une revue. Il en est revenu d’autres depuis, mais le charme était épuisé et passé l’engouement de la nouveauté. Toujours est-il qu’en cette année 1875, ils étaient dans le plein de la vogue et que l’annonce de ce « numéro » à sensation avait attiré une nombreuse foule d’invités dans le bel hôtel de la rue de Boulogne, que l’on n’avait pas encore débaptisée au profit de l’architecte Ballu.

Du rez-de-chaussée au premier étage, on ne rencontrait que journalistes, auteurs et célébrités mondaines de toutes sortes, pendant que les étudiants, s’évertuant à « plumer la dinde », emplissaient les salons de leurs coplas et entassaient jotas sur seguidillas et sur malagueñas.

Un moment, pour me reposer du bruit et de la cohue, j’eus l’idée d’aller me réfugier dans la bibliothèque, qui se trouvait en aile sur la cour. Bien m’en prit : au milieu de la vaste salle le long de laquelle couraient les rayons chargés de livres, se tenait, pérorant et riant, entourée d’un cercle assez restreint, mais choisi, une jeune fille toute resplendissante, qui semblait la vie, la lumière la gaieté elles-mêmes.

C’était Jeanne Samary, la petite-fille de Suzanne Brohan, la nièce d’Augustine et de Madeleine, qui venait de remporter son premier prix au Conservatoire et de débuter, avec un succès éclatant, dans la Dorine du Tartuffe, à la Comédie-Française. Quelques invités, qui l’avaient reconnue, l’avaient saisie au passage pour la mettre à contribution. Avec sa bonne grâce coutumière, elle avait consenti à s’exécuter, et les tirades succédaient aux monologues, le tout entremêlé de joyeuses saillies et de fusées de rire — ce rire des Brohan, qu’elle tenait de famille et qui semble bien perdu pour toujours !

Ce fut, du reste, une des rares fois que l’on put l’entendre en dehors de la scène, car plus tard, elle s’était fait une règle absolue de décliner toutes les propositions et toutes les demandes auxquelles certains artistes ne sont que trop portés à céder.

Pendant plus d’une heure, nous avions été tenus dans l’enchantement, et, quand elle fut partie, malgré le cliquetis des castagnettes et le grincement des guitares qui continuaient à faire rage, il me semblait que la soirée venait de perdre le plus clair de son animation.

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Ce que fut sa carrière, il est inutile de le rappeler. Petite pluie, la Femme de Socrate, Chamillac, la Souris, Monsieur Scapin, la Duchesse Martin et surtout la Suzanne de Villiers du Monde où l’on s’ennuie et Antoinette de l’Étincelle — oh ! le récit de la scène avec le notaire, tout en cassant des noisettes ! — autant de rôles, autant de succès pour son talent souple et varié, qui savait si bien allier, quand il le voulait, au comique le plus franc toute la grâce et toute la tendresse.

Mais cette artiste si vibrante et si moderne était en même temps un des piliers du répertoire. Elle y apportait la fantaisie la plus personnelle et la plus éblouissante, unie aux plus pures traditions classiques et à une maîtrise incomparable. En quoi je ne pense pas qu’elle soit de sitôt remplacée. J’ai parlé de la Dorine, qu’elle avait abordée avec tout l’aplomb et la crânerie de sa jeunesse et où elle avait enlevé de haute lutte son public. Avec quelle autorité elle s’imposa ensuite dans les Précieuses, le Malade imaginaire, les Fourberies de Scapin, Amphitryon, les Femmes savantes et le Bourgeois gentilhomme ! Quelle joie que la grande scène du Dépit amoureux avec elle et Coquelin ! Et les tirades en patois gascon de Lucette dans Monsieur de Pourceaugnac ! On n’en pouvait saisir un traître mot, mais tout cela était lancé avec une telle volubilité et des sonorités si amusantes, que la salle entière en était soulevée. C’était la soubrette rêvée de Molière, dans toute sa verdeur saine et gauloise.

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Cette santé morale et cette franchise qui lui attiraient toutes les sympathies sur la scène, elle les possédait également dans la vie privée. Honnête femme avant tout, mais sans pose ni bégueulerie, aussi simple de cœur que sa personne était rayonnante, c’était bien le camarade le plus sûr et le meilleur que l’on put trouver. Mariée dès ses premières années de théâtre avec un excellent et charmant homme, Paul Lagarde, le frère du peintre, elle avait deux toutes petites filles, dont l’une est aujourd’hui Mme Broussan et l’autre Mme Moncharmont. Ses deux bébés étaient toute son adoration et, bien souvent, le soir, pendant un entr’acte, Toinette, Madelon ou Nicole, jetant un manteau sur son costume et la tête enveloppée d’une mantille, s’échappait du théâtre pour courir chez elle, rue de Rivoli, s’assurer que les chères petites s’étaient bien endormies et qu’il ne leur était rien arrivé.


Bien mieux, s’étant, un beau jour, convaincue que l’air de la mer leur serait plus favorable que celui de la campagne, elle avait renoncé à sa jolie maison du « Cœur-Volant », à Marly, où elle aimait tant à passer les étés, pour les emmener à Trouville, et Ton aurait difficilement deviné la brillante comédienne dans la maman attentive qui se faisait petite pour surveiller et partager leurs ébats sur le sable.

Ce fut là que je la retrouvai et que j’eus l’occasion de la connaître tout à fait intimement. J’y étais venu, de mon côté, avec ma famille, et les enfants ont vite fait de vous rapprocher. Au bout de peu de temps, les deux mères étaient devenues inséparables et les relations commencées sous les parasols de la plage devaient se continuer encore plus étroites à Paris. Nous ne laissions jamais passer une semaine sans nous voir au moins quatre ou cinq fois, ou chez elle, ou chez moi, ou bien au théâtre, lorsqu’elle jouait. Puis, juillet arrivant, on retournait à Trouville, qui devait lui être fatal !

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C’est, en effet, à Trouville qu’elle devait contracter le mal qui nous l’a prise. Rappelée un jour par son service à Paris, où elle était affichée dans le Monde où l’on s’ennuie, elle était partie ne se sentant pas très bien disposée, mais sans y prêter trop d’attention. Au retour, elle fut obligée de s’aliter et un praticien du pays se mit à la traiter pour un simple embarras gastrique.

Comme aucun mieux ne se manifestait, on commença à s’inquiéter et l’on fit appel à son médecin ordinaire, le docteur Moisard, qui s’empressa d’accourir. Je le vois encore à peine descendu du train, arrivant dans la chambre de la malade et lui disant, après un rapide examen :

— Ce n’est rien, chère amie ! Dans quelques jours vous serez sur pied.

Cela, d’un tel ton et avec une assurance si tranquille, que nous y fûmes tous pris. Mais, au bout d’un instant, il m’entraînait dans la pièce voisine et, la figure absolument changée :

— C’est une fièvre typhoïde des plus sévères ! Il n’y a pas un moment à perdre pour la ramener à Paris.

Une heure après, revêtue d’une robe de chambre et roulée dans des couvertures, on l’installait dans un landau pour la conduire de la rue de la Cavée à la gare. Nous restions, nous, pour ne revenir que le soir, après avoir bouclé tout dans la maison et en ramenant les deux petites, que nous devions garder jusqu’à la guérison de leur mère.

J’avais voulu l’accompagner jusqu’au quai du départ et, en marchant derrière cette voiture, qui allait au pas pour éviter toute secousse, j’eus comme l’impression que je suivais déjà son convoi. Quand elle fut dans le compartiment avec son mari et son médecin, elle me tendit la main en souriant : — Au revoir. A bientôt !

Je ne devais plus la revoir que morte !

Pourtant, tout d’abord, quand elle s’était retrouvée chez elle, son lit dressé dans le grand et clair salon d’où la vue s’étendait si loin par-dessus les Tuileries et jusqu’au delà du Trocadéro, elle avait paru devoir aller mieux. Le docteur Potain, appelé en consultation, avait même déclaré que, si d’ici deux ou trois jours, il ne se produisait pas de complications, on pourrait espérer. Et nous espérions tous : dans la nuit, une hémorragie l’emportait.

Jamais je n’ai vu foule aussi nombreuse et aussi recueillie que celle qui se pressait à Saint-Roch et tout autour de l’église, le jour de son enterrement et, sur tout le passage, jusqu’au cimetière de Passy, où elle allait reposer. Pas plus nombreuse cependant que celle qui avait envahi la Trinité quand elle s’y était mariée, mais combien différente ! C’est que, ce jour-là, ce n’était plus fête et que Paris était en deuil de sa gaieté !

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Mais j’ai hâte de laisser ces images trop tristes pour revenir encore aux jours heureux où nous avons pu jouir de cette amie si rare.

De la place du Palais-Royal aux Tuileries où elle circulait toujours à pied, elle était connue et populaire. Très myope, elle osait à peine traverser une rue toute seule, par crainte des voitures — que serait-ce aujourd’hui, avec messieurs les chauffeurs ? Dans ces cas-là, elle n’hésitait jamais à réclamer l’aide d’un agent ou, à défaut, celle du premier passant dont la mine lui inspirait confiance. Une fois qu’il commençait à faire sombre, elle s’adresse à un jeune apprenti tapissier qui, tout fier de l’honneur, arrondit son bras le plus galamment du monde et comme, le passage franchi, elle voulait le remercier :

— Oh ! madame Samary ! Cela n’en vaut pas la peine ! répond le garçon.

Et il ajoute, avec noblesse et conviction :

— Du temps de Molière, les tapissiers portaient l’épée !

Elle en riait encore le soir, en nous le contant.

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A Trouville, il lui arrivait, surtout pendant la grande semaine, d’être accrochée par quelque importun, qui ne la quittait que très difficilement. Très accueillante, elle n’avait souvent pas la force de s’en débarrasser et c’était moi qui avais mission, quand je sentais que cela allait tourner, comme on dit, à la barbe, de venir la délivrer, sous un prétexte quelconque. Et je m’en acquittais de mon mieux. Pourtant, un matin que nous faisions les cent pas sur les planches, je la vois abordée par un personnage qu’elle accueille de la façon la plus joyeuse et la plus expansive. Devant cet enthousiasme, je me retire discrètement. Une bonne demi-heure après, elle revient à moi toute grondeuse :

— Eh bien ! Vous n’êtes pas futé de m’avoir laissée si longtemps aux mains de ce raseur.

— Un raseur ! Mais vous aviez l’air d’en être si ravie !

— Comédie, mon cher !

— Vous la jouez trop bien ! C’est votre faute.

— Que voulez-vous ? Il faut bien être aimable avec les gens !

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Ce qu’elle redoutait encore plus que les raseurs, c’était ceux qui venaient lui parler presque dans le nez avec un souffle qui n’était pas celui de la rose. Contre ceux-là, elle était armée d’une petite boîte en or contenant des bonbons parfumés ou du cachou. Dès les premiers mots, elle l’ouvrait, faisait semblant d’y puiser pour elle-même et la tendait à son interlocuteur :

— Comme cela, disait-elle, je n’ai rien à craindre. Ça me réussit toujours.

Il y en eut un, pourtant, avec lequel elle n’eut pas de succès. C’était un fort brave homme, un digne fonctionnaire, assez bavard, tout à fait incapable de faire volontairement du mal à une mouche, mais ne manquant pas de la tuer à distance. Quand elle lui offrit la bonbonnière préservatrice, il la repoussa d’un geste doux :

— Merci ! Je ne mange jamais de sucreries. Ça donne mauvaise haleine !…

Hélas ! Que tout cela est loin !

20 septembre 1912.