Sur le Mémoire de Desfontaines/Édition Garnier

À M***
SUR LE MÉMOIRE DE DESFONTAINES.

Février 1739[1].

Le hasard m’a fait tomber entre les mains un des scandales ridicules de ce siècle : c’est le Mémoire de Guyot-Desfontaines. Je l’ai brûlé, en attendant mieux. Ce serait bien la chose la plus plaisante, si ce n’était la plus révoltante, qu’un Guyot-Desfontaines se plaigne qu’on lui a dit des injures.


Quis tulerit Gracchos de seditione querentes[2] ?


J’admire la modestie de ce bonhomme ; il se compare à Despréaux, parce qu’il a fait un livre en vers[3], et les Seconds Voyages de Gulliver[4], et l’Histoire de Pologne[5], et des Observations sur les écrits modernes[6] ; enfin, parce qu’il a écrit autant que l’abbé Bordelon[7]. Il se dit homme de qualité, parce qu’il a un frère auditeur des comptes à Rouen. Il s’intitule homme de bonnes mœurs, parce qu’il n’a été, dit-il, que peu de jours au Châtelet et à Bicêtre. Il dit qu’il va toujours avec un laquais ; mais il n’articule point si ce laquais hardi est devant ou derrière, et ce n’est pas le cas de prétendre qu’il n’importe guère[8].

Enfin il pousse l’effronterie jusqu’à dire qu’il a des amis : c’est attaquer cruellement l’espèce humaine, à laquelle il a toujours joué de si vilains tours. Il se défend d’avoir jamais reçu de l’argent pour dire du bien ou du mal ; et moi, je sais de science certaine qu’il a reçu une tabatière de trois louis du sieur Lavau[9] pour louer un petit poëme peu louable que ce Lavau avait malheureusement mis en lumière ; et ce Lavau me l’a dit en présence de quatre personnes. Qui ne sait d’ailleurs que dans son bureau de médisance on vendait l’éloge et la satire à tant la phrase ? Enfin Desfontaines, pour avoir le plaisir de dire des choses uniques, loue l’abbé Desfontaines et la traduction de Virgile ; sur quoi il faudrait le renvoyer à cette petite épigramme qui a couru (et qui est, dit-on, d’un homme très-célèbre, d’un aigle qui s’est amusé à donner des coups de bec à un hibou) :


Pour Corydon et pour Virgile,
Il fit des efforts assidus ;
Je ne sais s’il est fort habile :
Il les a tous deux corrompus.


Il faudrait encore qu’il se souvînt de cette inscription pour mettre au bas de son effigie ; elle est de Piron, qui réussit mieux en inscriptions qu’en tragédies :


Il fut auteur, et sodomite, et prêtre,
De ridicule et d’opprobre chargé.
Au Châtelet, au Parnasse, à Bicêtre,
Bien fessé fut, et jamais corrigé.


Il prétend qu’il se raccommodera avec le chancelier : cela sera long. Mais comment se raccommodera-t-il avec le public, dont il est le mépris et l’exécration ? Il doit bien servir d’exemple aux petits esprits qui ont un vilain cœur. Adieu.

Malicourt[10].
  1. J’ai cru cet opuscule plus convenablement placé dans les Mélanges que dans la Correspondance, où il a été jusqu’à ce jour. Le Mémoire de Desfontaines, qui en est l’objet, fut sans doute publié dans le procès commencé à l’occasion de la Voltairomanie, mais qui ne fut pas continué. (B.) — Voyez la note, tome XXII, page 371.
  2. Juvénal, II, 24.
  3. Poésies sacrées : voyez la note 1, tome XXII, page 380.
  4. Le Nouveau Gulliver. Paris, 1730. deux volumes in-12.
  5. Histoire des révolutions de Pologne jusqu’à la mort d’Auguste II, 1735, deux volumes in-12. Desfontaines revit seulement cet ouvrage, qui est des avocats Georgeon et Poullin. (B.)
  6. Voyez la note 2, tome XXII, page 372.
  7. Laurent Bordelon, mort en 1730.
  8. ........Dom Zapata Pascal
    Ou Pascal Zapata, car il n’importe guère
    Que Pascal soit devant ou Pascal soit derrière.
    (Scarron, Dom Japhet d’Arménie, acte II, scène i.)

  9. Lavau, après avoir passé quinze ans de sa vie à élever de jeunes seigneurs, publia l’Éducation, poëme divisé en deux chants, 1739, in-8o.
  10. Voici, au sujet de Desfontaines, quelques vers tirés d’un des manuscrits de Voltaire conservés à Saint-Pétersbourg :

    Pour juger la littérature,
    L’impudence en original,
    La faim, l’envie et l’imposture,
    Se sont construit un tribunal.
    De ce petit trône infernal
    Où siègent ces quatre vilaines,
    Partent les arrêts du journal
    De monsieur l’abbé Desfontaines.

    (Léouzon Leduc, Voltaire et la Police, 1807, p. 186.)