Sur la voie glorieuse/Pour la Noël 1914

Librairie ancienne Édouard Champion (p. 15-25).


POUR LA NOËL 1914


La fête de Noël, une des plus anciennes, des plus glorieuses, des plus grandes de la chrétienté, se célébrait, jadis, dans toute la France, avec une pompe et une allégresse conformes au mystère qu’elle commémore aux yeux des fidèles. Aujourd’hui encore, cette fête demeure populaire et ne vient point sans ramener dans nos villes et nos campagnes joie et liesse.

Il semble qu’elle durera autant que le monde. Les âmes fidèles à la tradition et les cœurs amis de la nature la peuvent solenniser à l’envi, car, en même temps qu’on y adore l’Enfant-Dieu né dans l’étable de Bethléem, comme il est dit dans l’Évangile, on y salue la renaissance du Dieu dont nous voyons chaque année, sur nos têtes, la splendeur bienfaisante croître et décroître, et qui meurt et ressuscite comme ses symboles antiques : Adonis et Mithra. C’est en ces derniers jours de décembre que le soleil languissant et stérile commence à reprendre cette vigueur féconde qui promet à la terre les fleurs et les fruits.

Mais peut-être n’était-il pas besoin de tant de glose pour dire que, sur notre vieille terre aimée du ciel, la veille de Noël sourit à tout le monde, surtout aux humbles et aux petits, et que, dans les chaumières, la nuit du réveillon dissipe les tristesses du sombre hiver. Alors on s’assied à la table de famille et on mange force saucisses, andouilles, boudins noirs et boudins blancs, et l’on chante des chansons en patois. Saurait-on mieux faire ? Hélas ! combien de vieillards et de femmes, cette année, seuls avec les petits, à la table trop grande, mangeront leur pain mouillé de leurs larmes ! Et pendant ce temps, combien de jeunes hommes, sous la lune froide, au fracas des obus, songeront, dans la tranchée, à ceux qui, demeurés dans la maison, pensent à eux et qui, cette nuit, allument tout de même la grosse bûche, font tout de même griller le boudin, car les usages anciens doivent être toujours suivis.

Chaque province a, pour la Noël, ses coutumes et ses traditions. Notre Alsace est fidèle au jeune sapin, brillant de givre, qui porte à chaque branche des bougies allumées et des bonbons, des jouets, des oranges pour les enfants. En Bretagne, on laisse, cette nuit-là, sur la table la part des morts. Ah ! quelle multitude d’ombres chères viendront, cette fois, flotter autour des tables vides, comme les morts au pays des Cimmériens !

En Provence, où la terre et le ciel, d’une beauté grecque, communiquent aux esprits une grâce ingénue, subsistent encore des usages, des sentiments, qui semblent antiques et païens. C’est ainsi que, sur les bords de la mer bleue, le villageois met dans le foyer un vieux tronc d’olivier séché avec soin et le couronne de lauriers. Le foyer fume et pétille, la flamme jaillit et le maître de la demeure ordonne au plus jeune enfant de la famille d’invoquer le feu. Sans le savoir, il répète les rites par lesquels, dans l’Inde, ses lointains aïeux adoraient Agni, qui, dans son char traîné par des chevaux flamboyants, porte aux dieux les offrandes des hommes. Il dicte à l’enfant les paroles consacrées :

« Ô feu ! réchauffe pendant l’hiver les pieds du vieillard et de l’orphelin, envoie un tiède rayon dans la plus humble chaumière ; garde-toi de dévorer le toit du pauvre laboureur et le navire qui porte sur des terres lointaines le malheureux émigrant. »

Et pour rendre exorable le feu sacré, le maître de la demeure lui verse une libation de vin cuit. Le foyer crépite et une odeur aromatique se répand dans la salle enfumée.

Cette invocation au feu sacré, faisons-la cette nuit dans toute la France, dans toute la France qui frissonne de douleur et de gloire. Disons :

Ô feu ! feu sacré, va, par la nuit froide et sombre, porter à nos soldats, dans la tranchée, ta chaleur bienfaisante et brille allègrement dans leurs cœurs.

Ils sont partis avec une gaîté charmante. Nous les avons vus couvrir leurs canons et leurs caissons de feuillage et de fleurs et mettre à l’oreille de leurs chevaux des roses et des œillets. Ils ont affronté en souriant la mitraille ennemie.

Et, après quatre longs mois de fatigues et de périls, dans le vent, la neige et la boue, ils gardent leur courage et leur gaîté. La guerre a pris une forme nouvelle. Aux marches, aux manœuvres, aux combats à découvert, aux grandes batailles ont succédé la guerre de tranchées, la guerre immobile et souterraine, les interminables duels d’artillerie entre deux adversaires invisibles.

Et nos soldats restent dispos, alertes comme au premier jour. Ils occupent par de menus travaux, par des jeux, par des causeries et des chants les ennuis de cette vie enterrée où seuls les obus apportent quelque distraction. Sans crainte, sans tristesse, pieux envers leurs morts, ils couvrent de drapeaux et de rameaux verts la terre sous laquelle leurs compagnons dorment leur dernier sommeil à leurs côtés.

Jeunes soldats, sur lesquels, naguère encore, leur mère veillait comme sur de petits enfants, vieux territoriaux, qui essuient une larme en se rappelant la femme et les nourrissons laissés dans le pays, ils ont, les uns et les autres, la souplesse de l’âge tendre et la fermeté de l’âge mûr.

Les blessés transportés dans nos hôpitaux ne songent qu’à retourner sur le front. Le temps si doux de la convalescence leur pèse. J’ai vu l’un d’eux qui n’eut de cesse qu’on le renvoyât au feu tout boiteux encore. J’ai entendu un jeune sous-officier, mal remis d’une blessure à la poitrine, presser le major de lui donner son congé et dire joliment :

— Maintenant, je puis rejoindre. Qu’ai-je à craindre ? Je suis vacciné.

Dans cette armée, les chefs et les soldats sont égaux par le cœur. L’officier compte sur ses hommes, les hommes comptent sur leur officier. Voici un exemple bien véritable (je puis l’attester) des sentiments qui les unissent les uns aux autres :

C’était sur la frontière de l’Est, au début de la campagne, alors que le courage trop nu exposait notre armée à des pertes cruelles. Le commandant D…, très aimé de ses hommes, qui savaient apprécier son intelligence, son énergie et sa douceur, atteint d’une cruelle maladie d’estomac et souffrant d’un anthrax, se faisait porter au feu sur une civière à la tête de son bataillon. Ayant atteint la position qu’il devait occuper, et qui n’était pas des plus sûres, il fit étendre ses hommes sur le ventre et veilla à ce que chacun mît son sac devant soi pour se protéger. Puis il s’étendit lui-même en avant de tout son monde. Et le buste soulevé, sa jumelle devant les yeux, il surveillait les mouvements de l’ennemi, sous une fusillade nourrie.

Il se tenait dans cette position depuis quelques minutes, quand un corps opaque traversa le champ de sa lunette. Mais avant qu’il pût se rendre compte de ce qui passait, il entendit une voix lui murmurer à l’oreille :

— Mon commandant, je vous apporte mon sac. Gardez-le devant vous. Que je sois tué, moi, ce ne sera que la perte d’un homme ; mais si vous étiez tué, vous, la perte serait pour tout le bataillon.

Un de mes amis, parcourant un champ de bataille au bord de la Marne, vit, couché en avant de nos morts, un jeune tambour percé de balles, qui serrait encore ses baguettes dans ses mains glacées. Et l’on songeait, en le voyant, à l’enfant de Marengo qui, le bras traversé d’une balle, continua à battre la charge et reçut pour récompense des baguettes d’honneur.

Nous avons vu refleurir les vertus héréditaires. Le cri généreux du chevalier d’Assas a été répété plus de vingt fois. Un jour, c’est un sergent réserviste du 30e d’infanterie qui, s’étant approché de troupes qu’on croyait anglaises, reconnaît des Allemands et s’écrie :

— Tirez, ce sont des Boches !

Un autre jour, c’est un jeune lieutenant, posté en avant du front de l’infanterie, dans un clocher, à quelques centaines de mètres des tranchées allemandes, qui signale, par téléphone, à notre artillerie, les positions de l’ennemi. Pendant une demi-heure, on reçoit ses indications, puis on l’entend dire tout à coup, d’une voix tranquille : « J’entends les pas des Allemands qui montent l’escalier. J’ai mon revolver. Ne croyez plus rien de ce qu’on vous dira. »

On n’a plus revu ce jeune officier.

Nos médecins militaires rappellent Desgenettes et Larrey, par le courage et le dévouement, témoin ce major qui, dans Ypres bombardé, soignant cinquante-quatre blessés allemands, pressé de quitter son hôpital, refusa, jaloux de donner aux ennemis l’exemple de l’humanité et fut tué au chevet d’un blessé allemand par un obus allemand.

Nous les portons dans notre cœur, tous nos soldats, depuis le général en chef, d’un esprit juste et sage, dédaigneux de paraître, sévère aux grands, doux aux petits, ménager du sang de ses hommes, jusqu’au plus humble soldat de deuxième classe, qui donne sans marchander sa vie à cette patrie dont il ne connaissait qu’un village et où il ne possédait qu’un grabat dans une étable.

Ô feu ! feu sacré, va, par la nuit froide et sombre, porter à nos soldats, dans la tranchée, ta chaleur bienfaisante et brille allègrement dans leurs cœurs.

Soldats de la France, défenseurs d’une juste cause, gardez votre brillant courage et armez-vous de constance. Vous avez devant vous un ennemi nombreux, savamment organisé. Ce serait nuire à votre gloire que de nier sa force. Il a déshonoré sa vaillance par des atrocités commises soit pour satisfaire des instincts cruels, soit par système et afin de semer la terreur autour de lui. Ces barbaries n’ont semé que l’indignation et l’horreur. Loin de le rendre invincible, elles ont accru ses périls en enflant notre colère. Vous lui avez déjà porté des coups dont il ne se relèvera pas. Vous l’avez vaincu sur la Marne, vous lui avez résisté sur l’Aisne et l’Yser, dans l’Argonne et dans les Vosges. Son élan est brisé ; sa puissante machine a reçu d’irréparables atteintes ; pourtant elle demeure redoutable et il faut prévoir ses dernières explosions. Il nous reste à faire un immense effort en hommes, en armes, en munitions, en vivres. Nous sommes reconnaissants à nos alliés de leur aide précieuse. Mais nous devons compter sur nous-mêmes.

Vous avez sur l’ennemi une grande supériorité. Citoyens d’un peuple libre, vous tenez vos vertus militaires de votre propre cœur, et ce n’est point par ordre que vous êtes courageux.

C’est là une disposition qui vous assurera la victoire si vous remplissez les conditions de cette guerre nouvelle qui exige une organisation plus forte que les guerres d’autrefois et un matériel énorme comme celui de l’industrie moderne. Cette organisation, nous la complétons chaque jour, ce matériel, nous le créons fiévreusement. Le fer et l’acier ruissellent dans les fournaises de nos fonderies.

La victoire est certaine. Mais il faudra l’aller chercher loin, la poursuivre jusqu’au cœur de l’empire germanique. Cette nécessité, ce ne sont pas seulement, parmi nous, les audacieux qui la proclament ; elle est sentie par les esprits les plus paisibles, par les âmes les plus douces. Et pour moi, je me rends le témoignage de l’avoir dit le premier jour : il est impossible de s’arrêter en chemin.

Amis, pour que vous n’ayez pas combattu et souffert inutilement, pour que le sang des enfants et les larmes des mères n’aient pas coulé en vain, il faut détruire de fond en comble la puissance militaire de l’Allemagne et ôter à ce peuple barbare toute possibilité de poursuivre ce rêve d’un empire mondial, ce délire monstrueux qui met à cette heure l’Europe à feu et à sang.

La tache est grande. Mais de quelles louanges éternelles, de quelles bénédictions vous serez comblés pour l’avoir accomplie ! Vous aurez assuré le salut et la grandeur de votre patrie, vous aurez délivré l’Europe d’une menace insolente et d’un perpétuel danger. Vous aurez permis aux dirigeants et aux foules de cette vaste partie du monde d’approcher de la justice, de l’inaccessible justice, ou du moins de marcher dans ses voies : vous aurez détruit l’oppression, rendu l’Alsace et la Lorraine à la France, le Schleswig au Danemark, Trente et Trieste à l’Italie, ressuscité la Pologne, rétabli l’indépendance et le droit des peuples, fondé une Europe harmonieuse, permis la conclusion d’une paix stable, assise sur le droit et la raison, une paix vraie, une paix paisible. Et vous serez chers à vos proches et grands dans l’histoire.

Oh ! que le feu sacré de nos foyers aille par la nuit froide et sombre vous porter, dans la tranchée, sa chaleur bienfaisante et brille allègrement dans vos cœurs !