Sur la voie glorieuse/Lettre du Dr Mariavé

Librairie ancienne Édouard Champion (p. 29-31).


LETTRE DU Dr  MARIAVÉ


Si l’intelligence est matérielle, le cœur est une image réelle de la Lumière incréée.


Reninghelst, le 15 janvier 1915.


Monsieur et cher Maître,

Je ne suis pas mort à l’hôpital d’Ypres « tué au chevet d’un blessé allemand par un obus allemand ».

La note que vous commentez dans votre « Noël » du Petit Parisien et qu’a publiée le Bureau de la Presse de Londres, a été rédigée, à mon insu, par M. Charles Staniforth, interprète anglais de la 3e division de cavalerie, ainsi qu’il vous sera facile de le vérifier. Mais je n’ai échappé à la mort que par une chance extraordinaire.

Je faisais mon rapport à l’endroit précis où tomba l’obus. Je quittais ma table de travail quelques secondes avant sa chute. C’était une marmite énorme qui abattit toute une aile de l’hôpital et réduisit en bouillie Léonie et son vieux chien[1]. Un pauvre fichu de laine noire auquel adhéraient quelques débris sanglants, c’est tout ce qui restait de la vieille cuisinière de l’hôpital d’Ypres. À cette vue, M. Ch. Staniforth pleure. Et je lui dis : « Voyez ! c’est à côté de Léonie que j’écrivais au général Vidal. » L’interprète anglais me regarde d’une façon singulière. Peut-être lui fis-je l’effet d’un revenant… Je comprends, maintenant, pourquoi il me fit mourir par anticipation. Cette fausse nouvelle fut un désastre pour les miens qui dépêchèrent leurs alarmes à toutes les agences et jusqu’en Angleterre.

Cette bonne Léonie ! Âme simple, cœur du peuple, cœur sacrificiel ! Elle avait installé, contre la peur et pour sa protection, entre deux bougies grêles, une image de Notre-Dame de Thuynes, la patronne d’Ypres, qui, autrefois, sauva la ville. L’icône, tous les jours, changeait de place, tantôt sur un buffet, tantôt sur une chaise et même sur le plancher, toujours encadrée de ses deux bougies. Notre-Dame de Thuynes prit cette âme pure et rejeta comme indigne celle de votre serviteur prédestiné à vous apporter, sous la belle Lumière d’Amour, le véritable sens de l’État.

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  1. Léonie avait un vieux chien obèse dont on ne retrouve plus que la peau noire, flasque, telle une outre vidée. Le même obus ensevelit M. Gaymant sous les ruines de sa pharmacie, mit en pièces, dans la rue de Mesnia, un convoi anglais de ravitaillement. Huit hommes étaient déchiquetés affreusement, les habits en charpie, la figure noirâtre, tuméfiée, brûlée ; leurs corps avaient été projetés, de tous côtés, à plusieurs mètres de l’explosion. Trois chevaux morts et un fourgon brisé jonchaient le sol.

    De toutes ces victimes, seul l’héroïque M. Gaymant survécut. Il resta des semaines à l’hôpital de Poperinghe. Pendant que nous pansions ses nombreuses blessures et que nous enlevions, à l’eau oxygénée, la poussière de briques dont elles étaient incrustées, il nous disait en souriant : « Maintenant, docteur, je ne risque plus rien, je suis comme une forteresse, je suis bâti à chaux et à sable. »

    L’humour belge est inaltérable.