Sur la science/11/01

Gallimard (p. 261-268).


RÊVERIE À PROPOS
DE LA SCIENCE GRECQUE[1]


Les hommes ont forgé bien des savoirs différents pour atteindre l’univers qui nous entoure. La science européenne du xxe siècle n’est pas celle d’avant 1900 ; la science grecque est encore autre chose ; la magie, les techniques, l’alchimie, l’astrologie, tout cela, ce sont des savoirs dont on peut chercher à déterminer la valeur, auxquels on peut trouver une valeur plus ou moins grande, à condition d’appliquer un critérium, mais dont aucun n’est sans valeur, car chacun correspond à un certain rapport entre l’homme et ses propres conditions d’existence. Chacun, d’ailleurs, est mystérieux, impénétrable du dehors, la science dite profane aussi bien que les connaissances dites occultes. Que peut-on dire de sérieux, du dehors, concernant un de ces savoirs ? Il est bon cependant d’essayer de les deviner.

Chacun d’eux a pour objet, pour modèle et pour principe, le rapport entre une aspiration de la pensée humaine et les conditions effectives de sa réalisation, rapport d’après lequel on reconstruit tout l’univers en essayant de le lire à travers les apparences. Par exemple la magie et la science européennes d’après la Renaissance ont en commun le choix de l’aspiration ; il s’agit de l’aspiration au pouvoir sur la matière pour la réalisation de n’importe quel désir. Mais la magie considère comme conditions des rites et des signes, lesquels sont en effet des conditions pour la réussite de toute action humaine, quoique variables selon les sociétés ; la science occidentale classique considère comme conditions des nécessités analogues à celles qu’un effort d’attention fait apparaître clairement dans le travail le plus simple, le travail du manœuvre. La science du xxe siècle considère comme condition l’usage de formules algébriques qui traduisent approximativement les rapports de quantités observés dans des expériences de laboratoire conçues, interprétées et corrigées d’après des hypothèses qui ont pour fin la construction de telles formules. Un savoir tel que l’alchimie s’oppose également à la magie et à la science occidentale par l’aspiration à laquelle il semble avoir égard ; d’après les textes des alchimistes, il s’agissait de pouvoirs sur la matière liés à une transformation intérieure dans le sens de la sagesse et de la plus haute vertu, analogues par suite aux pouvoirs particuliers que possède, par exemple, un très grand peintre sur les couleurs et les pinceaux qu’il manipule. Par la nature des choses, les conditions du succès sont mystérieuses, car là où il y a marche vers le bien il peut et doit y avoir une méthode, mais, comme l’exemple de l’art le fait clairement apparaître, il ne peut y avoir de recettes. Autant il peut y avoir de semblables rapports susceptibles d’être conçus par l’homme entre une aspiration les conditions d’accomplissement, autant il peut y avoir d’espèces différentes de savoirs, et la valeur de chacun est la valeur du rapport qui lui sert de principe, exactement, ni plus ni moins.

Parmi toutes les formes différentes de la connaissance du monde, la science grecque, si merveilleusement claire, est pour nous une énigme. En un sens, elle est le commencement de la science positive ; à première vue la destruction de la Grèce par la guerre semble avoir déterminé seulement une interruption de dix-sept siècles, non un changement d’orientation. Toute la science classique — si l’on convient de nommer ainsi la science occidentale des xvie, xviie, xviiie et xixe siècles — est déjà contenue dans les ouvrages grecs, non seulement en germe, mais bien plus qu’en germe. La théorie du nombre généralisé élaborée par Weierstrass à la fin du xixe siècle est identique à celle que conçut Eudoxe, ami de Platon, élève d’un des derniers pythagoriciens authentiques, et que nous trouvons dans Euclide ; il définit avec toute la rigueur et la clarté qu’une âme humaine peut désirer la possibilité d’appliquer les opérations arithmétiques aux quantités non assimilables à des nombres, telles que les longueurs. Le même Eudoxe inventa, dit-on, le calcul intégral, et sa définition de la notion de limite qui en fait le centre, définition qui nous a été transmise par Archimède et reste connue sous le nom d’axiome d’Archimède, n’a jamais été dépassée en précision et en rigueur. Il conçut aussi, poussé par Platon, une combinaison de mouvements circulaires et uniformes qui rendait parfaitement compte de tous les faits concernant les astres connus à son époque. La conception de plusieurs mouvements simples et définis se composant pour déterminer la trajectoire d’un mobile est à la base de notre mécanique ; c’est elle qui rend possible la traduction des mouvements en formules algébriques. La seule différence entre Eudoxe et la mécanique classique est que celle-ci part de mouvements droits, soit uniformes, soit accélérés ; cela seul, au fond, sépare l’astronomie d’Eudoxe de celle de Newton, car, quoique Newton ait beaucoup parlé de force d’attraction, la gravitation n’est pas autre chose qu’un mouvement uniformément accéléré dans la direction du soleil. L’absence d’algèbre dans la science grecque ne doit pas nous faire croire à l’ignorance de ce qui, pour nous, est l’instrument par excellence de la recherche scientifique ; on peut difficilement supposer que les Grecs aient ignoré l’algèbre enseignée il y a quatre mille ans aux écoliers babyloniens et qui comportait la solution d’équations numériques du deuxième, quatrième et même troisième degré. Qu’on substitue dans cette algèbre le nombre généralisé au nombre arithmétique et la notion de fonction à celle d’équation, et l’on obtient notre algèbre. Les Grecs possédaient, maniaient et appliquaient les notions de nombre généralisé et de fonction, mais ils n’ont jamais voulu les exprimer sous forme d’équations ; ils n’ont pas admis pour les relations algébriques d’autres symboles que les figures de la géométrie. Il faut très probablement voir là un parti pris lié à leur conception générale de la science.

Leur part dans l’élaboration de notre science ne se limite pas, il s’en faut, à la mathématique et à l’astronomie. Archimède fonda la mécanique par sa théorie purement mathématique de la balance, du levier, du centre de gravité ; à cette théorie et à celle des mouvements combinés d’Eudoxe il reste seulement à ajouter, pour obtenir notre mécanique, la notion de mouvement droit uniforme accompli par inertie et celle de mouvement uniformément accéléré, aperçues toutes deux par Galilée, la notion de travail, définie par Descartes à propos des machines simples, la notion d’énergie, issue d’un rapprochement entre les trois précédentes. Mais si Lagrange, continuant et couronnant les efforts des Bernoulli, de d’Alembert et de plusieurs autres, donna à la mécanique classique son unité, ce fut en ramenant autant que possible la dynamique à la statique et en définissant la cohésion d’un système de corps ou de points matériels en mouvement comme un équilibre identique à celui du levier. La théorie purement mathématique de l’équilibre des corps flottants, conçue par Archimède, et qui revient à considérer les fluides comme un ensemble de leviers superposés où un axe de symétrie jouerait le rôle de point d’appui, contient en puissance toute la physique classique ; celle-ci n’est pas autre chose qu’un effort pour concevoir toutes choses dans la nature comme des systèmes de leviers, ainsi qu’Archimède avait fait pour l’eau. Il est malheureux que dans l’enseignement ces conceptions merveilleuses d’Archimède soient abaissées jusqu’à paraître des observations banales et sans intérêt. Quant à la biologie, les Grecs avaient conçu la vie et la santé de l’être vivant comme un équilibre, d’une part entre les parties, les organes, les fonctions dont se compose le corps, d’autre part entre le corps et le milieu ; il est singulier qu’on trouve dans Aristote des allusions à des théories concernant l’analogie entre la sélection pratiquée par les éleveurs et l’élimination naturelle des organismes non conformes aux conditions d’existence imposées par le milieu, ce qui est la conception essentielle de Darwin. Enfin Hippocrate a défini la méthode expérimentale aussi bien qu’on l’a jamais fait par la suite.

Mais si la science grecque est déjà la science classique, elle est aussi, en même temps, tout autre chose. La fameuse formule de Platon, « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre », suffit à le montrer. Ce qu’on venait chercher quand on allait chez Platon, c’était une transformation de l’âme permettant de voir et d’aimer Dieu ; qui songerait aujourd’hui à employer la mathématique à un tel usage ? En Europe, depuis l’ère chrétienne, la période par excellence où l’on a cherché Dieu, et que nous nommons le Moyen Âge, s’est terminée quand on a rénové l’étude de la mathématique ; et Pascal, sur le point de trouver la forme algébrique du calcul intégral, a abandonné l’algèbre et la géométrie par désir d’un contact avec Dieu. Nous ne pouvons imaginer aujourd’hui qu’un même homme soit un savant et un mystique, sinon à des périodes différentes de sa vie. Si un savant a quelque inclination pour l’art ou pour la religion, ces inclinations sont séparées en lui de son occupation principale par une cloison étanche, et, s’il essaie d’opérer un rapprochement, c’est, comme le montre plus d’un exemple, par des lieux communs vagues et d’une banalité significative. De même, au cours des trois derniers siècles, les hommes qui se sont voués à l’art ou à la religion n’ont pas songé à s’intéresser à la science, et si Gœthe semble faire exception, il avait de la science une conception qui lui était propre. Le plus singulier est que, si nous considérons séparément les conceptions scientifiques, artistiques, religieuses de l’Occident depuis la Renaissance, la Grèce apparaît chaque fois comme la source et le modèle. Mais les ressemblances nous trompent, puisque la science, l’art, la recherche de Dieu, unis chez les Grecs, sont séparés chez nous. Keats haïssait Newton ; quel poète grec aurait haï Eudoxe ?

Si l’on examine de près la science grecque, on y trouve des notions à résonances multiples et à significations émouvantes. Il en est ainsi de la


(Ici s’arrête le manuscrit.)
  1. Voir La Science et nous, pp. 134 et suivantes.