Sur la musique allemande (Wagner, trad. Guy Charnacé, 1874)


Sur la musique allemande

traduction (fragment) par Guy Charnacé, 1874





SUR LA MUSIQUE ALLEMANDE[1]



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Grâce aux efforts d’un certain nombre d’artistes distingués qui paraissent s’être concertés dans le but de faire connaître la musique allemande, grâce à eux, grâce à leurs talents, les œuvres les plus remarquables des maîtres allemands ne sont plus inconnues du public parisien. Elles lui ont été présentées de la manière la plus parfaite, et il les a reçues avec le plus grand enthousiasme. On a commencé de briser ces barrières, qui, si elles doivent, peut-être, séparer éternellement les nations ne devraient jamais confiner leurs arts. On peut même dire qu’en acordant avec tant de bonne volonté leur admiration à des productions étrangères, les Français ont dû faire un plus grand effort que les Allemands, qui acceptent rapidement les importations et peut-être même avec plus de facilité qu’il n’en faudrait pour conserver une certaine indépendance.

La différence consiste en ce que l’Allemand, qui n’est pas capable d’imposer une mode, l’accepte sans réflexion, lorsqu’elle lui vient de l’étranger. Il s’oublie lui-même, alors, et sacrifie aveuglément son propre jugement à celui de l’étranger. Cette observation s’adresse principalement à la masse du public allemand ; car nous voyons, d’un autre côté, les musiciens de profession protester contre cette faiblesse générale et, par un faux zèle patriotique, se montrer partiaux et injustes dans leurs jugements sur les productions étrangères. C’est tout le contraire chez les Français. La masse du public français se montre complètement satisfaite par ses productions nationales et n’éprouve pas du tout le besoin d’étendre ses connaissances ; par contre, les amateurs de musique n’en sont que plus disposés à apprécier le mérite des étrangers. La classe élevée admire sans réserve ce qui lui arrive de beau et d’inconnu d’au-delà des frontières. On en a la preuve évidente dans l’accueil enthousiaste qu’on fit si rapidement à la musique instrumentale allemande. Néanmoins, demander si le Français comprend complètement la musique allemande est une question à laquelle on ne peut répondre que d’une manière dubitative.

S’il est impossible d’admettre que l’enthousiasme provoqué par l’exécution magistrale d’une symphonie de Beethoven par l’orchestre du Conservatoire soit affecté, il suffit cependant de connaître les aperçus, les conceptions, les impressions que fait naître cette audition chez tel ou tel de ces enthousiastes, pour reconnaître que le génie allemand n’est pas encore bien compris.

Considérons donc en détail l’Allemagne et l’état de sa musique, pour indiquer plus clairement de quelle façon il faudrait la concevoir.

On a dit que la musique disposait l’Italien à l’amour, que le Français ne l’aimait que comme prétexte à réunion mondaine, mais que l’Allemand la pratiquait comme une science. Il serait peut-être plus juste de dire que l’Italien est un chanteur, le Français un virtuose, et l’Allemand un musicien. L’Allemand a le droit d’être exclusivement désigné comme musicien, car on peut dire de lui qu’il aime la musique pour elle-même, et non pas pour chercher à plaire, pour gagner de l’argent ou de la considération, mais parce que c’est un art divin qu’il adore et qui est tout pour lui du jour où il s’y consacre.

L’Allemand est capable de composer de la musique seulement pour lui et pour son ami, sans se préoccuper le moins du monde de savoir si elle sera jamais exécutée et acceptée par un public quelconque. Le désir de briller par ses productions s’empare rarement d’un Allemand. La plupart de nos musiciens ne sauraient même pas comment s’y prendre et comment paraître devant le public. La patrie de l’Allemand est divisée en une foule de royaumes, d’électorats, de duchés, et de villes libres. S’il habite une petite ville dans un duché, il ne lui vient pas un instant à l’idée d’y briller, car il n’y trouverait pas de public ; s’il a vraiment de l’ambition, ou s’il lui faut vivre par sa musique, il va dans la capitale de son duché ; mais dans cette petite capitale il y a déjà beaucoup d’habiles musiciens, il lui sera donc bien difficile de faire son chemin. Il finit enfin par percer ; sa musique plaît ; mais dans le duché voisin pas une âme ne connaît son nom ; comment commencer à se faire connaître en Allemagne ? Il le tente, mais dans l’intervalle il vieillit et meurt sans que nul prononce son nom à l’avenir. C’est là l’histoire de centaines de musiciens.

Comment s’étonner, alors, s’il y en a des milliers qui ne se donnent même pas la peine de chercher à se faire une carrière comme musiciens ? Ils préfèrent gagner leur vie en pratiquant un métier pour pouvoir s’occuper d’autant plus tranquillement de leur musique à leurs heures de liberté, pour s’y délasser, pour s’y perfectionner, mais non pour briller. Si vous croyez qu’ils font de la musique par métier, entrez et regardez-les, un soir d’hiver, dans la petite chambre : Là, autour d’une table ronde, sont assis un père et ses trois fils. Deux jouent du violon, le troisième tient la contre-basse et le père le violoncelle ; ce que vous les entendez exécuter avec un si profond recueillement, c’est un quatuor composé par ce petit homme qui bat la mesure. Celui-ci est le maître d’école du village voisin ; son quatuor est artistique, beau et profondéuient senti. Entrez de nouveau dans le même lieu pour y écouter le même auteur exécuter cette musique ; vous en serez ému jusqu’aux larmes et remué jusqu’aux entrailles. C’est alors que vous saurez ce que c’est que la musique allemande, et que vous comprendrez le caractère allemand. Il ne s’agit pas ici de fournir à tel ou tel virtuose, par tel ou tel passage brillant, l’occasion de s’attirer des bravos. Non ; tout est simple et naïf, et par cela même noble et élevé.


Placez maintenant les musiciens que vous venez d’admirer devant un grand public ou dans un salon, ils ne seront plus les mêmes : une sorte de sauvagerie, de timidité ne leur permettra pas de lever les yeux ; ils deviendront anxieux et craindront de ne pouvoir vous satisfaire ; ils s’informeront du genre artistique en faveur, et, par un manque de confiance en eux-mêmes, ils oublieront, tout honteux, leur naturel pour imiter rapidement un air qu’ils ne connaissent que par ouï dire. Ils s’efforceront timidement de vous donner eux aussi des morceaux brillants.

Les mêmes voix qui chantaient d’une manière si touchante le beau lied allemand s’exerceront bien vite aux fioritures italiennes. Mais ces « passages » et ces fioritures ne leur porteront pas bonheur ; car vous les avez bien entendus ailleurs, bien mieux exécutés, et ces maladroits vous ennuieront. Et pourtant, ces maladroits sont de véritables artistes, et dans leur cœur brille plus de flamme et plus de chaleur que n’en ont jamais répandu sur vous ceux qui enchantent vos élégants salons ? Qu’est-ce donc qui a gâté ces artistes ? — Leur trop grande modestie et une sorte de fausse honte. Voilà le côté triste de l’histoire de la musique allemande [2].

La nature aussi bien que l’organisation de sa patrie crée à l’artiste allemand de dures entraves. La nature lui refuse une chose capitale — la voix légère, telle que nous la trouvons dans les gosiers italiens si heureusement doués ; l’organisation politique lui crée des difficultés pour se faire connaître universellement. Le compositeur d’opéra se voit donc forcé d’aprendre chez les Italiens le maniement des voix, et de chercher pour ses œuvres des scènes étrangères, car il n’en trouve pas en Allemagne sur lesquelles il puisse se faire connaître à toute la nation. Sur ce dernier point, on peut admettre que le compositeur qui exécute ses œuvres à Berlin reste déjà pour cela complètement uiconnu à Vienne ou à Munich. Ce n’est que de l’étranger qu’il peut réussir à faire impression sur l’Allemagne entière. Ses œuvres ressemblent donc toujours à des productions provinciales, et si une grande patrie est déjà trop petite pour un artiste, à plus forte raison se trouve-t-il à l’étroit dans une province. Certes le génie surmonte tous les obstacles, mais la plupart du temps c’est au prix de son indépendance nationale. Ce qui appartient vraiment en propre aux Allemands reste dans un certain sens toujours provincial. C’est ainsi que nous avons des chants populaires prussiens, autrichiens ou souabes et non un chant national allemand. Si cette absence de centralisation est la cause qu’une œuvre musicale partout acceptée se produit rarement, elle explique aussi comment la musique a conservé chez les Allemands un caractère si intime et si vrai. C’est précisément parce qu’il n’y a pas là une Cour, autour de laquelle viennent se grouper toutes les forces artistiques de l’Allemagne, pour se guider ensuite, dans une même direction, vers un but grandiose, que nous voyons chaque province produire des artistes, qui cultivent dans leur indépendance leur précieux art. Il en résulte que la musique est partout répandue, jusque dans les plus petites localités, jusque dans les plus humbles chaumières.

On est souvent étonné et surpris des forces musicales que l’on rencontre réunies dans les villes les moins importantes de l’Allemagne. Si les chanteurs font souvent défaut pour l’Opéra, en revanche on trouve partout un orchestre, sachant jouer admirablement les symphonies. On peut espérer trouver dans les villes de 20 à 30,000 âmes deux et trois orchestres bien organisés[3], sans compter les innombrables dillettantes, souvent aussi habiles musiciens, quand ils ne le sont pas plus, que les artistes de profession.

Mais il faut savoir ce qu’on doit entendre par un musicien allemand. Rarement le simple musicien d’orchestre se borne à jouer de l’instrument pour lequel il est momentanément engagé. On peut admettre en général que chaque musicien a la même habileté sur trois instruments. Mais il y a plus : souvent chacun d’eux est compositeur, et non pas compositeur empirique, mais un musicien ayant étudié à fond l’harmonie et le contre-point. La plupart des artistes d’un orchestre qui joue les symphonies de Beethoven les savent par cœur ; de cette trop parfaite connaissance, il résulte quelquefois une certaine présomption, dont l’action est nuisible à l’exécution d’une pareille œuvre. En effet, les musiciens s’occupent alors moins de l’ensemble ; chacun prêtant plus particulièrement attention à la partie qu’il exécute.

On peut donc dire, avec raison, que non-seulement la musique en Allemagne compte des ramifications jusque dans les classes inférieures de la société, mais encore qu’elle y a peut-être même ses racines ; car la haute société ne peut, sous ce rapport, être considérée que comme un élargissement de ce premier cercle étroit. La musique allemande est réellement chez elle, dans ces honnêtes et modestes familles, car, en réalité, la musique est chez elle là où on ne la considère pas comme moyen de briller, mais bien comme un soulagement pour les âmes.

Dans un cadre aussi simple où il ne s’agit pas de distraire un public nombreux et mélangé, l’art dépouille naturellement l’accessoire et y apparaît dans tout le charme de sa pureté et de la vérité. Ici, ce n’est pas l’oreille seule qui veut être charmée ; le cœur, l’âme viennent y chercher la vie. L’Allemand ne veut pas seulement sentir sa musique, il veut la penser ; il ne se laisse pas seulement charmer simplement les sens, il entend occuper son esprit. Et, comme il ne lui suffit pas de percevoir la musique par les sens, il se pénètre de son organisme intime ; il étudie jusqu’au contre-point, pour comprendre plus clairement ce qui l’attire si puissamment et si merveilleusement dans les chefs-d’œuvre. Il approfondit l’art et finit par devenir lui-même compositeur. Ce besoin se transmet de père en fils, et devient une partie essentielle de l’éducation.

L’Allemand apprend tout ce que la partie scientifique de la musique présente de difficultés dans son enfance, en même temps que les leçons ordinaires de l’école ; et, dès qu’il est en état de penser et de sentir par lui-même, il n’y a rien de plus naturel que de le voir enfermer la musique dans sa pensée. Loin d’en considérer l’exercice comme une simple distraction, il l’aborde religieusement comme la partie la plus sainte de sa vie.

Voilà comment il devient rêveur, et c’est cette rêverie intérieure pieuse, avec laquelle il comprend et exécute la musique, qui caractérise spécialement la musique allemande. C’est ce penchant, et peut-être aussi le manque de belles voix, qui poussent l’Allemand vers la musique instrumentale. Si nous admettons qu’il y a dans chaque art un genre qui représente celui-ci dune manière plus originale et plus spéciale, c’est dans la musique, l’instrumentation. Dans tout autre branche, il intervient un second élément qui enlève au premier son unité et son originalité.

Par quels dédales ne faut-il pas passer, pour arriver à comprendre la véritable tendance de la musique à la simple audition d’un opéra ? Le compositeur, lui aussi, se voit obligé de porter atteinte aux règles de son art, et cela, pour un résultat d’une mince valeur artistique. Dans les cas beureux, où en toutes choses, l’art est largement associé à la musique, il en résulte un nouveau genre, dont la valeur classique et la profonde signification sont reconnues, mais, qui, de toutes façons, est d’un ordre inférieur à la musique instrumentale. En effet, l’indépendance de l’art se trouve sacrifiée dans l’opéra, tandis que dans la symphonie — la plus haute expression de l’art, le compositeur arrive à l’expression la plus parfaite de ses idées.

C’est dans la musique instrumentale que l’artiste, libre de toute influence étrangère, est à même d’atteindre le plus sûrement à l’idéal de l’art ; c’est là qu’il peut mettre en œuvres les moyens qui appartiennent en propre à son art ; c’est là qu’il est forcé de rester dans son domaine.

Il n’y a donc rien d’étonnant que l’Allemand, rêveur, sérieux, profond, se livre plus volontiers à ce genre de musique qu’à tout autre ! II se sent libre et comme chez lui là où il peut s’abandonner complètement à sa fantaisie rêveuse, là où l’individualité d’une passion définie et limitée n’entrave pas son imagination, là où il peut s’égarer librement dans le vaste domaine du sentiment.

Pour comprendre les chefs-d’œuvre de cette forme de l’art, il ne lui faut ni théâtres luxueux, ni chanteurs étrangers, ni décors féeriques. Un piano, un violon suffisent pour éveiller dans l’imagination les plus délicates, les plus ravissantes impressions ; chacun sait jouer de l’un de ces instruments, et, dans le plus petit endroit, on trouve un nombre suffisant d’artistes pour composer un orchestre en état de rendre les plus puissantes et les plus gigantesques créations. Serait-il d’ailleurs possible, même avec le plus luxueux concours des autres arts, de montrer quelque chose de plus magnifique, de plus grandiose, qu’un simple orchestre, exécutant une symphonie de Beethoven ? Assurément non ! Les plus riches décors ne peuvent rien produire d’aussi beau que l’exécution des chefs-d’œuvres de la symphonie.

La musique instrumentale est donc la propriété exclusive de l’Allemand ; c’est sa vie, c’est sa création ! Une des raisons principales du développement de ce genre se trouve, peut-être aussi dans cette timidité prudente et craintive, l’un des traits caractéristiques de l’Allemand ; c’est cette timidité qui défend à l’Allemand de produire à l’extérieur son art, pour lequel il professe un culte intime. Dans son jugement droit, il comprend que faire parade de son art le déshonorerait ; que sorti d’une source pure et éternelle, cet art ne peut que perdre au contact du monde.

L’Allemand ne communique pas aisément à la masse son ravissement musical, il préfère son entourage intime. Mais dans ce cercle étroit il s’abandonne librement. Il laisse couler sans contrainte des larmes de joie ou de douleur, et c’est pour cela qu’il s’y montre artiste dans le sens le plus complet du mot. Lorsque le cercle de la famille ou de l’intimité n’est pas nombreux, on fait de la musique sur un piano et un couple d’instruments à cordes ; on joue une sonate, un trio ou un quatuor, ou l’on chante le lied allemand à quatre voix.

Si ce cercle intime s’élargit, si le nombre des instruments augmente, on joue alors la symphonie. C’est ainsi que la musique instrumentale est sortie du cœur même de la vie de famille en Allemagne, et que par cela même elle ne peut être ni appréciée ni comprise par un public nombreux. Pour y trouver le véritable, le suprême ravissement, réservé aux initiés seuls . il faut pouvoir se laisser aller à la rêverie, et encore ne se trouve-t-elle que chez les vrais musiciens ; on ne la rencontre pas dans la masse du public avide de distractions. Toutes choses qui seront accueillies, saluées par ce public comme des épisodes piquants et brillants seront par conséquent méconnues, et l’art le plus pur dans son genre se trouvera assimilé aux arts les plus frivoles.

Nous allons maintenant démontrer comment toute la musique allemande est fondée sur la même base.

Dans ce qui précède j’ai indiqué pourquoi la musique vocale est beaucoup moins acclimatée en Allemagne que la musique instrumentale. La première, prenant son origine dans la vie et dans les besoins du peuple, a suivi une direction toute particulière. Le plus grand et le plus puissant des genres de musique a souvent une analogie frappante avec les chants populaires profanes, tout en conservant un caractère naïf et religieux. Mais les riches et puissantes harmonies par lesquelles les Allemands soutiennent les mélodies du choral prouvent le sentiment profondément artistique de la nation. Ce choral qui est en lui-même une apparition des plus remarquables dans l’histoire de l’art, doit être considéré comme base de toute la musique religieuse protestante : l’artiste est parti de là pour créer de nouvelles œuvres plus importantes. Les motets doivent être regardés comme le premier développement du choral. Ces compositions ont pour origine les mêmes chants d’église que les choraux ; ils étaient exécutés par des voix seulement sans accompagnement d’orgue. Les œuvres les plus remarquables que nous ayons en ce genre sont celles de Sébastien Bach, le plus grand des compositeurs de musique sacrée protestante.

La musique dramatique n’atteint pas en Allemagne la hauteur et le développement original échus en partage à la musique instrumentale. La musique vocale allemande a brillé de tout son éclat dans l’église ; l’opéra ayant été abandonné aux Italiens. La musique religieuse catholique, elle-même, est d’origine étrangère, en Allemagne, où la musique religieuse protestante est exclusivement cultivée. La raison en est dans la simplicité des mœurs allemandes, qui s’accommodent bien moins de la pompe ecclésiastique du catholicisme, que de l’exercice plus simple du culte protestant. Cette pompe du culte catholique fut empruntée à l’étranger par les princes et par les Cours. Tous les Allemands compositeurs de musique sacrée catholique ont plus ou moins imité les Italiens. On se contenta, dans les vieilles églises protestantes, du simple choral, chanté par toute l’assistance et accompagné par l’orgue. Ce chant, dont la noblesse, la pureté et la simplicité ne pouvaient jaillir que de cœurs vraiment pieux et simples, peut et doit être considéré comme appartenant en propre et exclusivement à l’Allemagne. À la vérité, la composition artistique du choral a tout à fait le caractère de l’art allemand ; les mélodies courtes et populaires du choral font foi des dispositions populaires pour le lied.

Les motets de S. Bach s’exécutent à l’église comme le choral, avec cette différence qu’en raison de leur difficulté d’exécution, ils ne sont pas chantés par l’assistance, mais par un chœur spécial. Ils restent sans contredit, ce que nous possédons de plus parfait en musique purement vocal. À côté de l’emploi de l’art le plus profond, il règne toujours dans ces écrits une conception simple, puissante, souvent hautement poétique du texte interprété dans le sens purement protestant. Aussi la perfection de la forme de ces œuvres est-elle si grande et si complètement originale, que nulle apparition artistique ne pourra les dépasser.

Nous trouvons cependant ce genre encore élargi et agrandi dans les grandes œuvres de la Passion et dans les Oratorios. La musique de la Passion, qui appartient presque exclusivement au grand Sébastien Bach, est basée sur l’histoire de la Passion du Sauveur, d’après l’Évangile : le texte tout entier en est traduit mot à mot ; en outre, à chacune des divisions de l’histoire, on a intercalé les versets correspondants du chant d’église, et, aux endroits principaux, le choral lui-même, chanté par les fidèles.

L’exécution de cette musique de la Passion constituait donc une grande fête religieuse, à laquelle les artistes et l’assistance prenaient une part égale. Quelle richesse, quelle concentration d’art, quelle vigueur, quelle clarté, quelle pureté jaillit de chacun de ces chefs-d’œuvre ! Toute la vie, toutes les qualités de la nation allemande est en eux et l’on peut l’admettre d’autant mieux, que je crois avoir déjà dit comment ces grandioses productions artistiques étaient sorties du cœur et des mœurs du peuple allemand.

La musique religieuse doit son origine et son épanouissement aux aspirations du peuple. Mais jamais un besoin analogue ne s’est manifesté chez les Allemands pour la musique dramatique. Dès son apparition en Italie, l’opéra avait pris un caractère si sensuel, si luxueux, que l’Allemand sérieux et sentimental n’éprouva jamais le besoin d’en jouir. L’opéra, grâce aux ballets et aux décors, était bientôt devenu l’occasion d’un plaisir voluptueux pour les Cours ; si bien qu’en fait, pendant les premiers temps ce genre ne fut prisé et protégé que par elles.

Mais comme les Cours en général, et également les Cours allemandes, étaient complètement séparées et isolées de la nation, leurs plaisirs ne pouvaient pas naturellement être du peuple. Aussi pendant presque toute la durée du siècle dernier, voyons-nous l’opéra considéré en Allemagne comme un genre complètement étranger. Chaque Cour avait sa troupe italienne qui chantait les opéras des musiciens de la péninsule ; car à cette époque on ne pouvait pas se figurer d’opéra chanté autrement qu’en italien et par des Italiens.

Le compositeur allemand qui voulait faire un opéra, devait apprendre la langue italienne, et la manière de chanter des Italiens ; on pouvait donc le considérer comme entièrement dénationalisé au point de vue de l’art. Néanmoins, les Allemands obtenaient souvent le premier prix dans ce genre. La faculté, particulière au génie allemand, de se prêter universellement à toutes choses, facilita cette tâche aux artistes allemands, et leur permit de s’acclimater sur un terrain étranger. Nous voyons avec quelle rapidité les Allemands s’assimilaient ce que l’originalité nationale de leurs voisins avait créé ; leur génie propre prenait son essor de ce nouveau point de départ pour étendre ses créations bien au-delà des étroites limites de leur nationalité première.

Le génie allemand paraît destiné, pour ainsi dire, à prendre chez ses voisins tout ce qu’il n’a pas créé, pour en agrandir ensuite la sphère d’action étroite, et la faire rayonner sur le monde entier. Naturellement, c’est là une tâche que celui-là seul peut remplir qui ne s’est pas contenté de s’introduire dans une nationalité étrangère mais qui a conservé pur et intact l’héritage de sa naissance allemande. Cet héritage c’est la pureté du sentiment, la chasteté de la conception. Quand il conserve ce don, l’Allemand doit pouvoir sous tous les climats, dans toutes les langues et chez tous les peuples, produire ce qu’il y a de plus-parfait. C’est ainsi que nous voyons un Allemand élever l’école italienne de l’opéra jusqu’à l’idéal le plus parfait, et la faire connaître à ses compatriotes, ennoblie, élargie, universalisée. Cet Allemand, ce grand, ce divin génie, ce fut Mozart. En lisant l’histoire de l’éducation, du développement et de la vie de ce seul Allemand, on lira l’histoire de tout l’art allemand, de tous les artistes allemands. Son père était musicien ; il fut donc élevé pour la musique, vraisemblablement dans le simple but d’en faire un honnête musicien gagnant son pain avec son art.

Dans sa plus tendre enfance, il apprit la partie la plus difficile de la science. Encore bien jeune, il en devint complètement maître. Un caractère doux et enfantin, et surtout des sens délicats lui permirent de s’assimiler profondément son art ; le génie le plus vaste l’éleva au-dessus de tous les maîtres, dans tous les arts, et dans tous les siècles. Pauvre jusqu’au dénuement, pendant sa vie, repoussant modestement les propositions les plus avantageuses et même les plus magnifiques, il portait déjà, sur les traits du visage le type accompli de sa race. Réservé jusqu’à la timidité, désintéressé jusqu’à l’oubli de lui-même, il produisit les œuvres les plus étonnantes, laissant à la postérité des trésors inestimables, sans croire qu’il fit autre chose que céder à son génie créateur. Aucune histoire de l’art ne présente une figure à la fois aussi touchante et aussi majestueuse.

Mozart réunissait au plus haut degré les facultés universelles dont se trouve doue le génie allemand, comme je l’ai déjà dit. Il s’assimila un art étranger pour le généraliser. Ses opéras furent écrits en langue italienne, parce qu’à cette époque cette langue était disait-on la seule qui se prêtât au chant, mais il se débarrassa si complètement de toutes les faiblesses de la manière italienne, il ennoblit à tel point ses qualités, il la fondit si complètement avec la vigueur et l’énergie allemandes dont il était pénétré, qu’il finit par créer quelque chose de complètement nouveau. Sa première création fut la plus belle, la plus idéale floraison de la musique dramatique. C’est à partir de cette date que l’opéra put être considéré comme naturalisé en Allemagne. À cette époque aussi s’ouvrirent les théâtres nationaux, pour lesquels oa écrivit des opéras en langue allemande.

Pendant l’éclosion de cette grande époque, pendant que Mozart et ses prédécesseurs créaient ce nouveau genre, né en partie de la musique italienne, il se préparait d’un autre côté, une musique théâtrale nationale ; c’est de la fusion de ces deux genres qu’est sorti le véritable opéra allemand. L’élément germanique était représenté par des saynettes chantées telles qu’elles s’étaient produites loin de l’éclat des Cours, au milieu du peuple, s’inspirant de ses mœurs et de ses coutumes. Ces pièces chantées, ou opérettes, avaient une analogie incontestable avec le vieil opéra-comique français.

Les sujets de la pièce étaient pris dans la vie populaire, et représentaient, les mœurs des classes inférieures. Ils étaient, surtout, d’un caractère comique, d’un esprit vif et naturel. Vienne peut être regardée comme la véritable patrie de ce genre. C’est dans cette capitale qu’il s’est le plus acclimaté ; une grande naïveté chez ses habitants leur faisait toujours préférer ce qui était le plus compréhensible pour leur esprit si naturel et si gai. C’est également à Vienne, que les pièces nationales prirent leur plus grand développement.

Le compositeur s’y bornait la plupart du temps à des lieder et des ariettes ; toutefois on y rencontrait déjà des morceaux d’une musique caractéristique, comme par exemple, dans le délicieux Barbier de Village. Ce genre eut avec le temps pris de plus grands développements, mais il devait disparaître en se fondant dans la grande musique d’opéra. Il avait atteint néanmoins, réduit à ses seules ressources, une certaine importance ; et l’on voit avec étonnement, qu’à l’époque où les opéras italiens de Mozart étaient, à leur apparition, traduits en allemand et représentés devant le public national, l’opérette devenir plus luxueuse, en prenant pour sujets des légendes populaires et les contes fantastiques qui plaisaient davantage à l’imagination allemande.

Enfin, un fait décisif eut lieu. Mozart lui-même se laissait aller au courant national vers l’opérette allemande, et composa, dans cet esprit, le premier grand opéra allemand : La Flûte enchantée. L’Allemand ne saurait trop estimer l’heureuse et féconde influence de cette œuvre. Jusque-là, l’opéra allemand n’existait pour ainsi dire pas. Il a pris naissance avec elle.

L’auteur du livret et le directeur du théâtre ne croyaient pas représenter autre chose qu’une grande opérette en donnant la Flûte enchantée. Aussi l’œuvre prit-elle, au début, un caractère des plus populaires. Son point de départ, une fable fantastique, et de merveilleuses apparitions féeriques, mêlées à un fort élément comique, contribuèrent à son succès. Mais quel édifice Mozart a élevé sur ces assises féeriques ! Quel divin enchantement flotte sur toute cette œuvre, depuis la chanson populaire jusqu’à l’hymne le plus élevé ! Quelle variété, quelle diversité ! La quintessence des plus nobles floraisons de l’art paraît être ici combinée et réunie pour ne former qu’une fleur. Quel accent populaire naïf, spontané, en même temps que noble dans chaque mélodie, depuis la plus simple jusqu’à la plus puissante !

Par ce fait, le génie a marqué ici un pas de géart presque trop grand ; car, en créant l’opéra allemand, il produisait son chef-d’œuvre, et si complet qu’on ne l’égalera jamais, dans ce genre qui ne peut être ni agrandi, ni même continué. Nous voyons, il est vrai, l’opéra allemand revivre, mais en même temps nous le voyons reculer ou s’affaisser avec la même rapidité qu’il s’était élevé, et cela au niveau le plus bas. Oa peut considérer Winter et Weigl comme les imitateurs directs de Mozart, dans le genre. Tous deux se sont strictement tenus à l’opéra populaire allemand. Le premier, dans sa Famille suisse, le second dans son Sacrifice interrompu, ont montré combien le compositeur allemand sait s’acquitter dignement de sa tâche. Néanmoins l’idée générale de Mozart se perd déjà dans les détails chez ces premiers imitateurs, ce qui explique clairement comment l’opéra allemand ne devait jamais prendre un grand essort au point de vue national. Le caractère particulier et populaire des rythmes et des mélodies disparut peu à peu jusqu’à perdre toute signification ; l’indifférence complète des compositeurs dans le choix de leurs sujets prouve, plus que toute autre chose, combien peu ils étaient propres à porter bien haut l’opéra allemand.

Nous voyons, cependant, le drame musical national revivre une fois encore. À l’époque où le génie tout-puissant de Beethoven inaugurait dans sa musique instrumentale le règne du romantisme le plus hardi, un rayon de lumière, sorti de ce domaine enchanteur, s’étendit encore sur l’opéra allemand. Ce fut Weber qui rappela dans la musique théâtrale la chaleur de la vie. Dans son œuvre la plus populaire, — Le Freischutz, — Weber touche au cœur même du peuple allemand. Une légende allemande, une fable effrayante, mirent là le poète et le compositeur en contact direct avec la vie populaire allemande. Le vif et simple lied allemand, base de l’œuvre, ressemble à une grande et émouvante ballade, parée des plus nobles ornements d’un romantisme charmant ; il exprime de la manière la plus saisissante le caractère plein de fantaisie de la nation allemande.

La Flûte enchantée de Mozart comme le Freischutz de Weber ont clairement démontré, que, dans ce genre, le drame musical allemand est chez lui, mais qu’au-delà il rencontre des entraves. Weber lui-même dut le constater lorsqu’il voulut pousser l’opéra allemand plus loin. Son Euryante, malgré toutes ses belles qualités, doit être considérée comme une tentative avortée. Lorsque Weber a voulu s’élever dans une sphère plus élevée et y exprimer des passions plus puissantes, ses forces l’ont abandonné. C’est timidement et sans confiance qu’il entreprit la tâche trop lourde de représenter par quelques caractères isolés, tracés sans assurance, ce qui ne pouvait être exprimé que dans un grand ensemble, par quelques larges traits. Il perdit par là son naturel et resta impuissant [4]. On dirait d’ailleurs que Weber sentait qu’il avait sacrifié là sa nature chaste ; dans Obéron il revint encore une fois, mais déjà souriant tristement à la mort, vers la charmante et gracieuse muse de sa jeunesse.

Spohr essaya, à côté de Weber, de s’emparer de la scène allemande, mais il ne put jamais arriver à la popularité de Weber. La vie dramatique qui doit de la scène agir sur les auditeurs faisait trop complètement défaut à sa musique. On peut dire que les productions de ce maître sont pleinement allemandes, car elles parlent profondément et d’une manière touchante aux sentiments intimes de l’âme. Il lui manque complètement, toutefois, cette gaieté naïve si particulière à Weber et sans laquelle la musique dramatique aussi bien que l’action deviennent trop monotones.

On peut considérer Marschner comme le dernier et le plus important des successeurs de ces deux maîtres. Il toucha aux cordes que Weber avait fait vibrer, et acquit rapidement par là une certaine popularité. Malgré tout le courage dont il était animé, les forces manquaient à ce compositeur pour maintenir à son rang l’opéra populaire allemand, si brillamment ressuscité par ses prédécesseurs, surtout en présence des productions de la nouvelle école française, qui faisait des progrès rapides dans l’admiration enthousiaste de la nation allemande.

Par le fait, la nouvelle musique dramatique française a porté à l’opéra populaire allemand un coup fatal si décisif, qu’on peut le considérer comme n’existant plus. Il faut parler avec détails de cette dernière période non-seulement parce qu’elle a exercé une puissante influence sur l’Allemagne, mais aussi parce qu’il semble aujourd’hui que l’Allemand finira par y dominer.

Cette période remonte à Rossini. Avec une légèreté hardie permise à son seul génie, il renversa tout ce qui restait de ta vieille école italienne, réduite déjà, d’ailleurs, aux formes d’un squelette. Son chant joyeux et plein de verve se répandit sur le monde ; ses qualités, la facilité, la fraîcheur et la richesse de la forme, prirent de la consistance chez les Français. Les tendances rossiniennes y revêtirent plus de caractère, en même temps qu’elles s’y perpétuèrent dans leur génie national, sous des dehors plus sérieux. Indépendamment de cette influence, et dans un esprit tout à fait national, les maîtres français produisirent, alors, ce qu’on peut citer de meilleur dans l’histoire artistique du peuple français. Les qualités, le caractère enfin de lanation s’exprimèrent dans leurs œuvres. Les aimables sentiments chevaleresques de la vieille France rayonnent dans Jean de Paris, le charmant opéra de Boïeldieu. La vivacité, la grâce, l’esprit et l’âme des Français fleurissent dans l’opéra-comique, ce genre qui est si pleinement, si exclusivement le leur.

La musique dramatique française atteignait son summum dans l’incomparable Muette de Portici d’Auber, — une œuvre nationale, comme chaque nation peut tout au plus, en montrer une.

Cette impétueuse énergie, cette mer d’impressions et de passions, peintes avec les plus chaudes couleurs, traversée par les mélodies les plus originales, ce mélange de grâce et de force, de charme et d’héroïsme, n’est-ce pas la plus complète personnification de la nation française ? Et cette étonnante œuvre d’art pouvait-elle être produite par tout autre que par un Français ? On ne peut dire autre chose si ce n’est que, par cette œuvre, la nouvelle école française arrive à son apogée, et qu’elle acquiert par là « l’hégémonie » du monde civilisé[5].

Comment s’étonner alors, que l’Allemand si impartial et si hospitalier n’ait pas tardé à reconnaître avec un enthousiasme sans bornes l’excellence des productions de son voisin. Car l’Allemand sait être plus juste, en général que bien d’autres peuples. En outre, ces œuvres étrangères répondaient à un besoin impérieux. Il faut reconnaître que la musique dramatique ne se développa pas toute seule en Allemagne. C’est sans doute la même raison qui empêche la tragédie allemande d’atteindre son plein épanouissement. Mais c’est aussi pour cela qu’il est plus facile à un Allemand qu’à tout autre de conduire au sommet le plus élevé un genre artistique de nationalité étrangère et de lui donner une valeur universelle.

Quant à la musique dramatique, nous pouvons admettre qu’actuellement il n’y en a qu’une seule pour l’Allemand comme pour le Français. Que leurs œuvres respectives se produisent, d’abord, dans l’un ou l’autre des deux pays, il importe peu. Le fait que les deux nations se tendent la main et se prêtent mutuellement leurs forces, prépare l’une des plus grandes époques de l’art. Puisse cette belle alliance n’être jamais rompue ! Car il est impossible d’imaginer une union fraternelle entre deux peuples dont les résultats artistiques puissent devenir plus grands, plus complets pour l’art que l’alliance des Allemands et des Français. Le génie de chacune de ces deux nations se complète l’un par l’autre.

Richard WAGNER.
(Traduit de l’allemand).

Après avoir écouté, sans l’interrompre, M. Richard Wagner, il ne nous paraît pas inutile de reprendre quelques-unes de ses opinions. L’auteur du Tannhauser commence par déclarer, sans hésiter (les esprits faux n’hésitent jamais), que « l’Allemand seul a le droit d’être exclusivement désigné comme musicien. » À l’entendre, l’Allemand seul aime, écoute et comprend la musique. Elle est faite pour lui et lui fait pour elle. Seul, il pense en musique ! Il naît compositeur comme M. Jourdain prosateur, sans le savoir, sans le vouloir et malgré lui. C’est dans sa nature. Il devient contre-pointiste au biberon !

Sauf les chanteurs, assez rares en Allemagne — M. Wagner en convient — tout ce qui tient à la musique serait sorti des entrailles de ce pays fortuné. Il n’y aurait de vraie science et de vrai génie que là, selon notre auteur.

Heureusement l’histoire se charge de désabuser M. Wagner sur ce point ; nous allons le montrer.

En ce qui concerne la science, on sait, en effet, que la Hollande et la Belgique ont vu naître les premiers contrepointistes, et leurs successeurs sont Italiens autant qu’Allemands. Les premiers se montrent même supérieurs aux seconds par la clarté et la pureté du style. C’était l’opinion de Cherubini, et elle fait loi.

Notre grand Rameau, comme théoricien, n’a rien non plus à envier aux savants allemands. Et n’est-ce pas se moquer du monde, et surtout de la vérité, que de ne considérer la vieille et illustre école italienne que comme une collection de chanteurs et de virtuoses ?

Comment ces maîtres savants et sévères qui se nomment Palestrina, Vittoria, Marcello, Durante, Scarlati, Léo, Porpora — le maître de Haydn — Lulli, Piccini, Sacchini, Salieri ne seraient que des virtuoses ? Et Cherubini, l’auteur du Requiem en ut mineur, celui auquel Beethoven écrivait : « Vous êtes de tous mes contemporains celui que j’estime le plus », ne serait donc également qu’un virtuose ?

Enfin d’aussi grands artistes auraient, selon vous, écrit tant d’œuvres superbes, dans le goût le plus noble, pour un peuple qui n’eût pas aimé, compris la musique, qui n’en eût fait qu’un « délassement frivole ? » Mais qui donc croira cela ?

Oui, l’Allemagne occupe une place considérable dans l’histoire de la musique, et même la première, le fait est hors de doute, dans le genre symphonique. Mais si l’Allemand aime et comprend la musique, il ne s’ensuit pas qu’il faille nier à d’autres peuples les aptitudes musicales. Passer sous silence ce que l’Italie a produit dans ce grand art, c’est fermer les yeux à la lumière du soleil, et n’envisager la musique italienne qu’à travers les boufonneries de l’école napolitaine et les brutalités de M. Verdi.

Prétendre aussi que l’Allemand traite toujours la musique en chose sainte, c’est oublier les théâtres et les tavernes où elle ne se montre que sous les formes les plus vulgaires. Cette peste qui nous a gangrenés — l’offenbachisme, puisqu’il faut l’appeler par son nom, — ne nous est-elle pas venue d’Allemagne, et de l’austère Prusse encore ? N’ai-je pas connu, au-delà du Rhin, de braves gens qui n’aimaient et ne comprenaient que les valses de Strauss ou de Lahner ! Et ces fameux « pots-pourris » que M. Wagner nous reproche dans son chapitre sur l’Ouverture, combien n’en avons-nous pas vu fabriquer en Allemagne, où on les exécute chaque jour — et cela sans respect pour les plus belles choses de l’art !

M. Wagner se tromperait-il naïvement quand il affirme que « l’Allemand, seul, aime la musique pour elle-même, et non pour y briller et gagner de l’argent ? » La naïveté n’étant pas son fait, je pense plutôt qu’il a voulu rire. Qui ne sait, en effet, que les correspondances des musiciens allemands, à commencer par les lettres de Weber, sont remplies de détails sur le produit de leurs concerts, de leurs publications, sur le prix de leurs symphonies, de leurs sonates vendues à tel ou tel éditeur de Paris ou de Londres ? Et les « réclames » dont ils se montrent si avides, que ce pauvre Weber rédigeait sur ses propres œuvres et qu’il envoyait à ses amis pour les insérer dans les gazettes, qu’en dites-vous ? Et cette terrible nuée de virtuoses en man, berg, er, bach, etc., qui, depuis quarante ans, s’abattent sur le monde entier, donnant des concerts, précédés de Barnums chargés de préparer les recettes, et de tresser d’avance les couronnes, aurait-on la prétention ridicule de nous les présenter comme « ne sachant pas même comment s’y prendre pour faire leur fortune » et comme exclusivement préoccupés de l’amour de l’art ? Après cela, dire que le désintéressement est un signe caractéristique du musicien allemand, n’est qu’une risible plaisanterie, bonne pour des niais.

Le titan Gluck, en matière de traités avec les directeurs, en eût remontré à Meyerbeer lui-même, et ce n’est pas peu dire ! M. Wagner, en nous assurant que « l’Allemand compose sans souci de ce que deviendra son œuvre, » ne peut avoir la prétention de se peindre. Comblé de faveurs et d’argent, abrité dans un charmant chalet aux bords du lac de Lucerne, hommage du roi de Bavière, et bientôt à Bayreuth, dans une maison construite avec les souscriptions de quelques fanatiques, il ne nous représente nullement « l’Allemand rêveur » négligent de sa fortune. Et qui donc ignore que chez M. Wagner, le talent de l’homme d’affaires est au niveau du talent de l’artiste ?

Nous en sommes fâchés pour l’auteur du Tannhauser, prodigue de menées, d’ingratitudes et de perfidies où le culte de l’art n’a rien à voir, mais ce désintéressement qu’il nous donne comme l’apanage du musicien allemand, c’est surtout en France qu’on le trouve. Chez nous, le compositeur ne doit compter que sur ses propres forces, car il y a bien longtemps que les princes, chassés par les précurseurs de la Commune, et les grands seigneurs ruinés par la Révolution lui font défaut. Il lutte envers et contre tout ; contre un public qui, en général, ne croit pas à son génie, qui lui préfère, aujourd’hui, la musique allemande, comme naguère il lui préférait l’italienne ; il lutte contre l’ignorance des directeurs de théâtres, subventionnés pour faire progresser l’art, et qui, en réalité, ne font progresser, trop souvent, que leur fortune ; il lutte contre les éditeurs, livrés à l’offenbachisme au verdisme et au schumanisme.

Oui, s’il est, en Europe, des artistes qui écrivent réellement par amour de l’art, ce sont assurément les compositeurs français auxquels on n’offre ni villas pour leurs personnes, ni théâtres pour leurs œuvres. Mais tel est l’esprit prussien, qu’il n’y a de bien dans le monde, que ce qui sort de lui. Nos lettres, nos sciences, nos arts, en un mot tout ce qui est étranger à son sol, n’acquiert à ses yeux qu’une valeur relative. Les Allemands ont même inventé un Dieu pour eux tout seuls : Ihrer alte deutsches Gott ! Et quel bon Dieu complaisant il fait !

La préoccupation constante de M. Wagner, dans son livre, est d’octroyer à l’Allemagne la suprématie dans la musique. Pour lui, Sébastien Bach est le plus grand compositeur de musique sacrée proteslante, et la musique protestante la meilleure, la première de toutes. Il en fait, en outre, une sorte de réformateur. Je me permettrai de demander à M. Wagner ce que S. Bach a réformé, de 1685 à 1750, époque de sa mort ? Ce n’étaient certes pas les compositions qui préparèrent son œuvre ; car la langue de Bach ne diffère pas autant de celle de ses précurseurs que M. Wagner semble le croire. Ses contemporains — Graun, avec moins de génie et Hændel, son égal — ont composé pour ainsi dire avec les mêmes essences musicales ; et leur soi-disant musique protestante ne diffère en rien de leurs œuvres profanes. Parfois, elles se distinguent par des nuances, dans l’ordre du sentiment, mais non dans le langage ou dans le style. La science du contre point en forme la commune base.

Il n’en pouvait être autrement à cette époque, où les grands musiciens dans toute l’Europe étaient avant tout contrepointistes. La musique sacrée de l’école italienne d’alors se caractérise dans certaines parties qui tiennent à la race, certainement, et au catholicisme peut-être ; et c’est ce que pense M. Wagner, quoiqu’il ne le dise pas.

Mais les œuvres catholiques des Palestrina, des Vittoria, des Marcello, des Durante avaient-elles donc besoin de la réforme des maîtres allemands ? L’histoire nous prouve le contraire, puisque Haydn, un véritable novateur celui-là, fut demander à l’Italie l’art de dégager le chant du lourd et monotone mécanisme de la fugue et que, Mozart suivit son exemple.

Quant à cette assertion que « la musique protestante est à l’exclusion de toute autre cultivée en Allemagne, » elle est absolument fausse. M. Wagner qui a dirigé la « chapelle » catholique de Dresde le sait aussi bien que nous.

La musique dite protestante fut, au point de vue de la forme, ce qu’elle pouvait être au temps des Bach, des Graum et des Haendel, une manifestation de l’art religieux dans la langue d’alors. Il en fut de même des œuvres religieuses des vieux maîtres de l’Italie ; Allemands et Italiens écrivaient leurs chefs-d’œuvre avec les moyens et les principes de leur époque et sans penser, je crois, à se livrer bataille.

Malgré les observations que nous croyons devoir faire à M. Wagner, la dernière partie de son travail sur la musique en Allemagne est fort intéressante. Ce qui la gâte, c’est cette constante préoccupation chez l’auteur de tout sacrifier au génie de sa nationalité.

Nous serons plus juste que lui en reconnaissant que le passage de son livre sur Mozart, élevant, comme il le dit, « l’école italienne de l’Opéra jusqu’à l’idéal le plus parfait, » est remarquable. Mais M. Wagner prouve encore là, combien nous avons raison de prétendre que l’art musical doit une somme égale de progrès à la race allemande et à la race italienne. M. Wagner en ne l’avouant pas, fait suspecter sa bonne foi. Nous ne lui passerons pas non plus cette phrase : « Mozart, en s’assimilant l’art italien, sut ennoblir ses qualités. » Il nous permettra de lui répondre qu’il existe chez Cimarosa, contemporain de Mozart, des qualités de premier ordre. Certains fragments du Matrimonio segreto, par exemple, le quatuor Sento in petto un freddo gelo ; l’air Pria che spiinti in ciel l’aurora, le récitatif de Carolina — Come tacer lopoi se in un ritirio sont des pages qui ne pouvaient être ennoblies même par Mozart.

Les critiques de l’auteur de Lohengrin sur Weber sont à enregistrer. « Il n’a pu atteindre les sphères élevées de l’opéra allemand, Euryante, malgré ses belles qualités, reste une tentative avortée. » Telle est l’opinion de M. Wagner, que nous ne sommes pas éloigné de partager, si l’on se place au point de vue exclusif du drame. Mais là où M. Wagner nous plonge dans l’étonnement, c’est lorsque, revenant à Mozart, il s’emporte dans des éloges inaccoutumés sous sa plume. « La Flûte enchantée, dit-il, c’est la quintescence des plus nobles floraisons de l’art. »

Comme nous voilà loin de ce qu’il écrivait, en 1860, dans la préface de ses quatre poëmes d’opéras. Lisez plutôt : « Mozart, qui se rapprochait de la conception mélodique italienne, était retombé plus d’une fois, on peut même dire habituellement, dans l’usage des phrases banales ; elles nous montrent fréquemment ses périodes harmoniques sous un aspect pareil à celui de la musique de table. »

On le voit, autre temps, autres opinions. Les éloges remontent à la jeunesse de l’auteur de Rienzi ; les critiques jalouses et irrévérencieuses pour un maître immortel éclatent à l’âge mûr de l’auteur de Lohengrin.

M. Wagner termine le chapitre que nous venons de parcourir, par quelques compliments à la France. Il pense qu’un jour il lui sera donné de nous offrir la représentation de l’un de ses opéras, et il veut se réserver nos faveurs. Il coquette donc avec nous et constate nos progrès en musique, louant notre opéra-comique, notre « genre original. » M. Wagner veut bien appeler les compositeurs français, à une douce confraternité, et à concourir avec les Allemands « à la préparation de l’une des plus grandes époques de l’art. » C’est une amorce.

Le Tannhauser n’avait pas encore fait sa chute éclatante sur la scène de l’Opéra de Paris, lorsque M. Wagner nous décernait ces éloges, en nous assurant de sa bienveillante sympathie. Mais depuis, dans une brochure, publiée en Belgique, il nous traite de Turc à More et de « singes doublés de tigres. »

Comme chez tous les esprits de son espèce, la contradiction abonde dans ses écrits ; et sa critique offre un curieux amalgame de jugements qui jurent de se trouver rapprochés. Malgré son érudition, qui devrait l’éclairer, il soutient les thèses les plus discordantes, et les plus absurdes parce que, chez lui, la passion et souvent la mauvaise foi l’emportent sur le respect qu’un critique doit à la vérité.

On retrouve, d’ailleurs, dans la musique de M. Wagner, le même parti-pris que dans ses livres, certaines qualités de même ordre et aussi tous ses défauts. Son but principal est toujours et partout de produire de l’effet. La raison, le sentiment, le naturel disparaissent devant cette nécessité, ce penchant irrésistible de son caractère. Il étonne son auditeur et le plus souvent avec des idées de mince valeur. On l’a dit : « C’est le défaut de beaucoup de gens de croire que des choses communes peuvent recevoir un caractère nouveau par des expressions obscures. »

Il y a chez M. Richard Wagner un côté Fontatanarose qui dégoûte de l’artiste.


  1. Fragment traduit de l’allemand, par l’auteur de ce volume, d’après les œuvres complètes de M. Richard Wagner : Gesammelte Schriften und Dichtungen. 1er volume chez l’éditeur Fritzch. Leipzig. 1871.
  2. Ces douleurs et cette fausse honte ont été heureusement vaincues à notre époque. (Note de l’éditeur.)
  3. Un de nos amis en a vu un exemple à Würtzbourg, où en dehors de l’orchestre du théâtre, celui d’une société musicale et celui d’un séminaire se faisaient entendre alternativement. (Note de l’éditeur.)
  4. Je pense qu’avec le temps mon ami aura appris à s’exprimer à ce sujet avec plus de circonspection.
    (Note de l’éditeur).
  5. Méphistophélès : « Vous parlez déjà presque comme un Français ! » (Note de l’éditeur.)