Émile-Paul frères (p. 226-238).


Le Bon Samaritain


Le soir n’est plus loin. Sur la route ardente, aux ornières profondes, le Samaritain à cheval s’avance, suivi de son petit valet. L’ombre gagne et le soleil descend. Comme une abeille dort sur une fleur, le rêve plane dans le silence.

Le Samaritain. — Le soir va venir. Le jour qui meurt, pour finir, cherche les bras du repos. La journée a été rude. Si rude ait-elle été, la voici qui s’achève et je sens la fatigue du voyage. J’ai hâte de rentrer. Enfant, presse aussi le pas. Plus que cette colline à monter ; puis, ce sera la route qui mène à la maison, sous les ormes. Je prierai tout à l’heure avec joie. Que tout est beau, enfant ! Que tout est doux ! Et tu ne le sais pas encore, tout a une fin. La lumière est un bienfait. Le soir vient ; déjà sa main rature d’un trait noir le texte d’or d’un jour que nul ne reverra jamais.

L’enfant. — Maître, je vois la demeure. Le chien est sur la porte. Les poules quittent le fumier. Et l’âne à l’abreuvoir tire sur la longe.

Le Samaritain. — Que l’heure est tranquille ! Calme comme le sommeil du nouveau-né près de sa mère. J’ai envie de prier. D’ici, la vue est plus belle encore. La source m’attend ; je boirai de l’eau fraîche et pure. Il fait bien chaud. Avant de s’éteindre, le soleil rougit la terre. La route est d’or. Ma maison est d’or. Là, mon père est mort. Dieu l’ait reçu dans la profonde paix de sa présence et de sa gloire ! Quoi, enfant ? Pourquoi cries-tu ? De quoi as-tu peur ?

L’enfant. — Maître, maître, un homme est couché sur le ventre, là, tout de son long, dans la poussière.

Le Samaritain. — En sang… la tête sur les bras… Le trésor d’une vie semé sans pitié, jeté sur le chemin.

L’enfant. — On l’a assassiné. Maître, je cours à la maison, et je reviens.

Le Samaritain. — Non, reste. Je l’y mènerai moi-même. Je le prendrai entre mes bras, et le coucherai sur le cheval. Tu vas m’aider, Gab. Prends les rênes, enfant ; garde le cheval qui s’effraie. Je descends.

Ô Seigneur, à cette heure si douce, où le ciel est une tente pour la prière d’or, un homme meurt, sans secours, ô Seigneur, à quelques pas de ma maison. Cet homme n’est pas d’ici. Pourvu qu’il ait encore le souffle !… Puissé-je le recueillir, puissé-je le ranimer. Ou, du moins, si je dois lui fermer les yeux, puisse-t-il voir des larmes dans les miens : à la misère humaine il faut l’aumône du cœur humain.

Quoi ! C’est vous, Jean de Noz, ô mon ami ? Vous ? Meurtri, étendu sur le chemin ? Vous mourez à ma porte !… Ô Dieu, je pleure de le voir ainsi. Il ne peut répondre. Il paraît sans vie. Il étreint la terre rouge, comme s’il y cachait son trésor, le diamant de son âme. Est-ce bien lui que je rencontrais naguères fier comme la lutte et supérieur même à la joie ?

Approche, enfant ; plus près encore. Tiens le cheval aux naseaux, qu’il ne lève pas la tête. Mais non, il n’est pas besoin ; le bon cheval a compris la détresse ; il ne fait pas un mouvement. Aide-moi plutôt, Gab. Avec douceur, prends les pieds du blessé, tandis que je le soulève. Ha, voici qu’il soupire et reprend vie dans la douleur.


Le Mourant. — Je suis blessé à mort. Ne me touche pas. Que veux-tu me faire ? Je dormais. Je n’attendais plus le réveil. Je souffre, maintenant.

Le Samaritain. — Ne suis-je pas là pour vous donner des soins ? Ma maison vous est ouverte. Mais, je le crains, vous ne me reconnaissez pas.

Le Mourant. — Tout mon sang est dans la terre. Je ne veux pas de soins. La terre a bu tout le sang de mon cœur. Ne me rappelle pas à la vie, si tu as pitié de moi. Hélas, je n’espérais pas qu’elle me quitte. Ce n’est pas assez d’un court sommeil, pour être délivré.

Le Samaritain. — Le grand sommeil vient à son heure. Pourquoi, pourquoi aller au devant, mon ami ? Je ne te laisserai pas dormir dans la poussière.

Le Mourant. — J’y suis enseveli, d’hier. Laisse-moi.

Le Samaritain. — Bois, ne refuse pas tes lèvres à l’eau salutaire. Abandonne-toi ; appuie ton front sur mon épaule.

Le Mourant. — Laisse-moi. Sais-tu si je n’aurais pas été trop heureux de disparaître tout de suite ? Sujet à la douleur et sujet à la mort, assujetti à l’une, enfin, j’eusse été affranchi de l’autre.

Le Samaritain. — Trop fort et trop superbe jusques au fond du désastre. Ne pouvais-je pas t’aider ?

Le Mourant. — Non. La mort a frappé. Un meurtre soudain, un seul coup ; un instant, et c’en fut fait. Adieu, soleil.

Le Samaritain. — La main qui t’a terrassé est la seule puissante, dans sa toute-puissance. Ne te révolte pas contre le bras qui incline toutes les têtes.

Le Mourant. — Éternelle est ma révolte, comme l’éternelle iniquité qui la cause. Je n’ai pas seul été frappé. Si ce n’était que moi, ce serait peu.

Le Samaritain. — Il est donc vrai ? Et ton frère, le noble jeune homme, n’est plus ?

Le Mourant. — Ce que j’avais de plus cher, de plus…

Le Samaritain. — Répands ce profond sanglot : ma poitrine l’étouffe. Je pleure avec toi. Entre dans ma demeure. Viens.

Le Mourant. — Non.

Le Samaritain. — Quoi ? Ne secoue pas le front. Nul ne te parlera. Tu seras seul. Vois, les femmes se sont retirées. Ma vieille nourrice baignera tes pieds sanglants. On mettra du baume sur ta plaie. Et tu prendras enfin du repos.

Le Mourant. — Pourquoi veux-tu que je vive ? Pourquoi passer encore le seuil d’une vie ? Pourquoi entrer dans ta demeure ? La mienne est détruite. Le foyer est éteint pour jamais.

Le Samaritain. — Je t’offre donc le mien. Ici, tu seras aimé dans le silence. Tous ont appris le respect de la douleur. Elles-mêmes, les humbles et douces bêtes pressentent la pitié. Pour toi, le chien n’a pas aboyé. Et le cheval n’est plus la bête aveugle qui s’effraie, mais le patient serviteur qui attend.

Le Mourant. — Ils ne connaissent pas la mort.

Le Samaritain. — Ils n’ignorent pas la souffrance. Ils vivent, comme nous. Tu dois vivre, mon frère : souffre ce nom, que ton bien aimé ne te donnera plus. Je te parle pour Lui. Va, il est délivré maintenant.

Le Mourant. — Il ne voulait pas l’être. Il aimait la servitude de la vie, comme la lumière aime son esclavage du soleil. Laisse-moi attendre la nuit, contre terre.

Le Samaritain. — Il est délivré, te dis-je. Ne fais pas injure à un cœur si pur de regretter ce qu’il nous laisse. Il nous plaint d’y être attachés. Ta douleur est tout ce qu’il regrette.

Le Mourant. — Laisse-la donc s’épuiser. Laisse couler mon sang.

Le Samaritain. — Non, n’y compte pas : car, je te chéris. Je t’aime, surtout de tant aimer.

Le Mourant. — La tendresse des frères est le legs immortel des parents dérobés par la mort. Et quand le frère meurt, celui qui reste, une seconde fois, perd son père et sa mère.

Le Samaritain. — C’est lui, c’est ton frère, que j’aime en toi. Viens dans ma maison, Jean de Noz : Il t’y attend. Lui-même t’en prie.

Le Mourant. — Lui ? Ha, que dis-tu ?

Le Samaritain. — Je sais l’âme des frères. Comme une moitié du cœur, se mettant à haïr, ferait du mal à l’autre, entre tous les hommes, les frères ennemis se haïssent le plus. Et les frères qui s’aiment, s’aiment le plus. Cette tendresse n’a point d’égale. Elle est l’amour que la vie se porte à elle-même, sans borne et sans calcul : elle ne se prouve point ; elle ne se connaît même pas. Ainsi, l’œil aime l’œil ; et dans l’œil, ainsi la prunelle aime le regard, et le regard la prunelle. Viens donc : c’est Lui qui t’y invite.

Le Mourant. — Tu parles avec amour. Où est-il ? Où est-il à cette heure ? Ha…

Le Samaritain. — Ne le trouble pas. On ne doit pas tourmenter les morts d’une contemplation incessante de leur mystère. Il faut laisser faire à la chère âme, en paix.

Le Mourant. — Le soleil est tombé dans la nuit. À mon tour de descendre dans la tombe, où mon cœur est resté.

Le Samaritain. — Oui, la nuit est venue. Mais la flamme rouge de ton cœur est ici, qui brûle ; et ton sang coule. Ne résiste plus. Il est sur le seuil ; il t’appelle et il dit : Entre, mon frère.

Doucement, doucement. Mets ton bras sur mon cou, sur mes épaules. Je te porterai bien. Pèse de tout ton poids ; je te soutiens. Serre-moi la nuque.

Doucement.


Ô Seigneur, il s’évanouit. Hélas, comme il souffre. De la blessure rouverte, le sang qui le lie à la terre ne veut pas rompre le lien de ce mourant à son pauvre mort. D’un or plus rouge que le couchant, il illumine la route.

Enfant, prends le voile de soie dans la besace, le beau linge blanc que j’ai fait broder à la ville, pour le dédier au Seigneur. Donne : place-le sur la plaie : étanche, étanche la blessure.

Puisque telle est sa souffrance, en dépit qu’il est mort, que ce voile soit le linceul de ton cœur, mon frère. Entre dans la demeure, cher fiancé de la douleur.

Le Mourant. — Bonté, soleil des affligés, — dans les ténèbres de l’affliction.

Le Samaritain. — Entre. C’est la maison de ton frère.