Émile-Paul frères (p. 222-225).


Jour après jour


Je lève la tête, et je soupire. Le soleil n’est plus : il est tombé dans le puits de la nuit. La peau de l’océan, marbrée de vert, frémit ; et sur les bords elle a le rouge empoisonné de la fièvre.

J’inscris, au compte de ma détresse, ce jour encore, ce jour qui ne sera plus. Un jour de moins, un jour de trop, inévitable et sûr comme toutes les conjonctions d’astres qui l’amenèrent, et les conjugaisons d’infinis qui coïncident à ce point sublime et misérable, — un jour de moins, un jour de trop, où mon cœur est inscrit.


Je parle à mon amour, comme ce jour enseveli parle à sa tombe. La nuit muette n’est pas sourde à la plainte de tant de soleils anéantis.

Toi, mon bien-aimé, c’est toi que j’ai perdu. Et avant toi, le père, celui dont les yeux forts étaient si doux pour nous, petits, et ne disaient d’abord qu’un mot : « Enfants !… »

Et comme la mère avant lui, le vieil aïeul, et l’aïeule, pâle et triste, blanche de pleurs. Et tous enfin jour après jour. Et enfin toi, puisque je n’avais que toi.

La désolation s’est répandue sur tout, comme un fleuve d’Asie qui déborde. Elle inonde mes steppes, du cap de l’Occident à la pointe de l’Est Extrême. Faut-il donc envier pour toi que ce deuil t’inonde ? Je le demande à ma désolation ; et je ne doute pas. Il le faut, pourtant ; même si tu n’envies plus ce flot de misères, ma désolation veut que je les envie pour toi. La douleur est l’oscillation de la vie commune à l’univers.


Tant de causes, et un effet unique : la douleur. Jour après jour, il faut s’y faire. Ha, que ne sais-je mieux tendre le col au coup de hache ? Le bourreau masqué du temps brandit l’arme au tranchant sidéral, affûté sur la pierre dorée des astres.

Jour après jour. Ils s’écoulent, pareils et dissemblables à l’infini. Le temps, si long et si court, mesure la palpitation éperdue de la vie. Le radeau descend le fleuve ; je suis assis au gouvernail ; je barre sur les amers de ma dernière perte. Jour après jour, et les jeunes soleils, éternellement nouveaux, éclairent une douleur éternellement la même. Jour après jour ; et mon jour après le tien, doux frère.