Émile-Paul frères (p. 209-212).


La Sécheresse


Je ne puis pleurer, aujourd’hui. Ainsi, la pire souffrance a des degrés qu’elle ignore. J’ai perdu mon atmosphère. Je ne respire plus. Morne horizon, où la face de mon soleil ne montera plus.

Est-ce moi, ce désespoir sans mouvement, cette fièvre sans mirage ? Morne à l'infini, et sec. Tout m’est égal ; tout m’est vide. Tout m’est confondu dans le même néant.

Las, jusqu’à la perte du sens. Le cœur brisé, un cheval au galop qui s’abat. Frappez-le, jusqu’à le tuer : il ne remue pas. Ha, frappez. Voilà où m’a mené la vie, ce promenoir d’anéantissement.


Quoi ? Hier, cette nuit, je doutais encore de « sa » mort. Mais midi est venu. L’idée certaine, irrésistible de cette mort passe au méridien de mon âme, et me dévore. Elle s’offre à moi dans une certitude d’épée nue, de fer éclatant, et rigide au soleil ; la pointe du glaive est tournée vers mon cœur ; il va me percer à travers le corps.

Je ne puis me dérober, aujourd’hui. Ni pleurs, ni sanglots. Des cris étouffés, enfoncés comme des flèches au fond de l’âme. Pris au ventre, pris à la poitrine, pris à la tête ; une seule douleur, le poison d’une seule pensée. Une sécheresse brûlante aux yeux, à la gorge ; les fourmis du désespoir me rampent sur le dos. Ha, si j’avais les larmes.

Je regarde une idée, dont la vue est insoutenable. Elle brûle l’intelligence. Une main implacable, aux doigts plus durs que tenailles d’acier, me penche sur cette idée. Elle me tient par la peau du cou, comme un chat ; elle enfonce ses ongles dans ma nuque, jusqu’à la gorge. Cette pensée n’est pas supportable, et je ne peux m’en détacher. C’est elle qui brûle mes larmes. Ha, si je pouvais pleurer.


En vain, j’ai fermé les yeux. Je vois un spectacle épouvantable sous la terre. De tout temps il m’a fait frémir. Mais, que ferai-je, maintenant, qu’il m’est donné par ce que j’aimais le plus au monde ? — Lui ? c’est Lui… Il en est la victime ; et je suis là, cloué sur ma chère pitié. À en perdre la raison.

Je porte trop de douleur, depuis que je m’avance dans le désert éclatant et vénéneux de cette vie. Que devenir, larmes, si vous me manquez ?

Je fais halte au bord de la Mer Morte.