Émile-Paul frères (p. 213-217).


La tendresse fraternelle


La profonde tendresse, âme de tout amour, les frères qui s’aiment, la connaissent. Le grand cœur des amis est en eux ; et si le choix a fait cette amitié parfaite, la nature les a d’abord inclinés à le faire. Tout cède à cet amour, qui ne demande rien pour soi, et qui reçoit sur le champ toute la joie qu’il donne. Rien n’est plus pur que cet amour ; c’est celui de la chair pour sa chair, de l’artère pour la veine, d’une moitié du cœur pour l’autre. La branche ne sait pas jusqu’où elle aime l’autre branche, et l’œil ignore comment il est lié à l’œil, mais il arrive que l’un des deux yeux s’éteigne, et qu’on soit aveugle. Et tel arbre à deux branches est mort, dont une a été abattue d’un coup brusque.

Le désir infini du bien de ce qu’on aime, c’est l’amour et jamais plus pur que dans l’amour fraternel. Aimer, plus qu’être aimé, — et de la sorte, sans le vouloir, être payé de retour : être aimé au delà de ce qu’on aime. Le même sang aide à la même pensée. On se comprend à demi-mot. Le bonheur des amants est une lutte ; il est fait d’une victoire ou d’une défaite ; il est avide de conquérir, ou d’être conquis. C’est pourquoi il ne va pas sans victime, et comment il est si rare qu’il dure. La vierge antique disait vrai, quand, au milieu de la ville prise, du palais en flammes, des hommes égorgés, du massacre et du sac, elle répondait au vainqueur, qui lui laissait le choix de sauver une seule vie entre toutes les victimes de la maison : « Sauve mon frère. »

La tendresse fraternelle ne m’abuse pas : dans sa pleine beauté, elle est rare à l’égal de toutes les autres ; mais elle les passe toutes pour la constance et la douceur inaltérées. Tout est accord dans la grande tendresse ; dans l’amour de désir, tout est contrarié : la tendresse même qu’il recherche, il la trouble de terribles contradictions. La grande tendresse n’aspire qu’à durer ; l’amour de désir n’aspire qu’à s’épuiser.

Je l’accorde, nul amour ne souffre qu’on le mesure. Il est ce qu’il est, et ne se compare pas. Si vous aviez perdu votre père, votre mère et vos enfants du même coup, vous sauriez ce que j’endure. J’ai connu cette tendresse depuis que je me connais. J’ai su, dans le malheur, de quoi elle était capable. En elle, je suis privé de tout ce qui m’était cher en moi. Liens inimitables, serrés au cœur par le sang, réseau noué pour sauver le sang.

L’amour, que tu m’as porté, arrache des larmes à tous ceux qui te chérirent. Perdre une telle tendresse, ils frémissaient de le prévoir pour moi ; mais leur idée n’en approche pas. Toi-même, ô ma Chère Pitié, tu n’aurais pu dire à quelle profondeur de l’abîme ta perte devait me précipiter. Hélas, quel silence s’est fait !… Il m’achève. — Quelle main accablante te ferme la bouche, pour t’empêcher de répondre ? Pour peu que tu fusses encore, tu aurais eu pitié de moi : tu m’aurais parlé ; tu m’aurais dis le seul mot que j’attende, la parole sacrée qui m’eût prêté la force de vivre : « À demain, » et : « Bientôt. » Je ne te serais pas indifférent, dans une telle douleur, tu voudrais me consoler, ou pleurer avec moi. Ha, tu n’es plus, doux être, si tu es insensible. Tu ne serais que secours, où je ne suis que douleur ; tu voudrais être douleur toi-même. Ô pensée bien amère, — tant il est doux de se sentir profondément aimé, qu’à ton repos je préférerais peut-être que tu souffres, pour souffrir avec moi.