Émile-Paul frères (p. 114-119).


La source


Ô lac, source sacrée dans le bois des douleurs.


J’habite une île, où la peine m’isole. Si âpre, si déserte et si chaude que j’y tombe, comme le pèlerin sur les routes de la Ville Sainte, dans les steppes pétrées de l’Asie. Je dors ainsi sur les sables brûlants, ou sur les rocs.

Je me réveille, couvert du sable que le vent de la nuit chasse sur ma face. À peine si je puis ouvrir mes yeux, les paupières chargées de poussière cuisante. Comme le pieux pèlerin, qui n’a pu faire ses ablutions depuis trente-sept jours, j’ai de la terre rouge en limaille dans tous les plis du corps. Les souillures du voyage me font une tunique d’impuretés, où la fièvre prisonnière bat plus vite, tel le pouls de la veine sous la peau de la tempe. Et tout ce qui s’offre à mes regards leur fait une annonce de dégoût, une menace d’épouvante.

Je n’ai donc pas dormi dans l’île, ainsi que j’ai cru ? J’ai rêvé. L’insomnie met de la suie aux yeux, et la vision brûle comme la mèche charbonne. Je me lève matinal, après la nuit de douleur. Je vais dans le bois, par ce beau jour d’automne, le dernier peut-être. L’air est chaud comme un adieu ; et la terre est tiède.


Le petit bois chante longuement. Dans les pins du petit bois, la voix du vent est immense. C’est la plainte qui vient de l’océan. Les peupliers verts portent la tente du ciel bleu. Et le soleil monte, l’enseigne de la nature, le signe de ralliement. Son chiffre d’or pâle marque la sphère et le zéro de l’univers. Sa présence entre les arbres renouvelle ma tristesse et l’assure. Les traces de mon voyage dans la nuit, je les vois sans colère sur mes mains. Je suis tombé ; je suis plein de boue et de sang.

Tout mon être est le cygne dont la blancheur salie aspire à se laver. Il s’offre au bain bleu de l’air, à la fraîcheur lustrale de l’aube. Et je cherche les eaux fluides, qui pénètrent par tout le corps la retraite de l’âme. La douleur me rend les forces qu’elle m’a ôtées. Comme un vainqueur tend à son roi la tête de l’ennemi au bout d’une lance, je marche sous la pointe du regret. Oui, à l’égal de tous ceux qui aimèrent, j’ai le remords de n’avoir pas assez aimé. Il aurait fallu donner sa vie, pour faire assez. La pitié est mon péché contre moi-même : le mal qu’elle me fait, parle du bien que je n’ai pas su faire. Mais voici…

Sous les mains jointes de ces frênes, sœurs paisibles, qui écoutent passer le temps, voici que l’air lustral se répand en source et en ruisseau. L’eau vierge coule, et chante : « Viens. »


« Viens », dit-elle. Mais l’eau trompeuse n’a point de trahison, quand elle est froide et virginale. Ô charme de la source : elle fait oraison sur les pierres ; elle caresse la mousse en la goûtant des lèvres. Je m’agenouille à l’appel de ce ruisseau salutaire. Ô bonheur de m’y baigner. L’embrassement glacial me purifiera-t-il enfin ? — Je trempe les mains, ouvrières du péché de vivre, et les flancs qui en nourrissent la convoitise. Je couche toute cette chair fiévreuse dans le linceul transparent de l’eau. Repos du bain, qui délasse comme un sommeil volant. Je trempe aussi le front, la prison des idées douloureuses, que la peste décime. Et je baigne ces yeux que la faux rouge a brûlés. Une larme innocente, une larme du ciel enfant, c’est la source dans la vasque. Si j'y reste étendu, je verrai peut-être le faon qui vient y boire, prêt à fuir au moindre bruit.

Je me lave à cette eau, comme mon Bien Aimé s’abandonne aux parois du tombeau. La pensée se réveille, tel le condamné à mort pour l’exécution. Avec moi-même, alors, le chaud tourment de la vie s’est miré dans la source ; et j’y ai vu l'image de celui qui vivait et ne vit plus.

Ha, rien ne lave le cœur du sanglant chagrin que la mort y verse. Rien ne rend le calme ni la candeur de son repos à l'âme dévastée. Tandis que j’étais nu dans le bain, je n’ai eu de répit qu’un moment, l’espace d’un oubli et d’un rêve. Une autre source s’ouvre au fond de moi ; le flot qu’elle épanche altère la fraîcheur du ruisseau ; et c’en est fait : la nappe souterraine monte d’un jet jusqu’à la surface froide, en une gerbe de larmes brûlantes.