Émile-Paul frères (p. 71-76).


La misérable mouche


Je lève la main pour l’abattre, irrité, sur la mouche qui bourdonne à mes oreilles, et, tandis que j’écris, se pose, tache d’encre qui vole, sur mon papier. Elle me trouble et me nargue. Il y a déjà plus de deux heures, quand il faisait encore jour, j’ai voulu la faire choir au vol, elle rampait sur la vitre, marchant comme le cavalier des échecs, vibrant avec le verre, où les ventouses de ses pattes étaient collées. J’ai pris une serviette et l’ai jetée, en guise de fronde, sur la tache volante ; j’ai lancé mon coup d’autant plus fort, qu’à dessein j’ai mal visé la bestiole. Je voudrais qu’elle disparût et n’en pas être cause. Et, maintenant, je lève la main ; je la rends assez lourde pour briser une noix : mais je ne la fais pas tomber. La mouche continue de tourner autour de la lampe, et de vrombir, dans ce rythme insensé qui offre au regard la figure même du vertige.

C’est une mouche immonde de l’arrière saison, vieillie dans la corruption et l’ordure. Elle a la couleur des excréments : farcie de vermine, chaque contact de son corps doit engendrer la vermine ; ses paires de pattes, ses ailes, chaque vibration de cette immondice en mouvement semble faire les semailles de la vermine. Lourde et engourdie, elle cause encore plus de dégoût. Elle se chauffe au soleil de la lampe ; elle y présente sa panse brune ; elle bourdonne obstinément, machine de la putréfaction en travail. Je connais l’horreur et la puissance des mouches. Je ne la tuerai pas, pourtant.

Tout à l’heure, quand le pâle soleil de décembre s’est vidé dans les cendres, le long du mur j’ai vu les poules, en leur hâte perpétuelle, automates qui piquent sur le tas, comme si elles avaient à coudre le sac de terre : elles avaient au bec deux longs vers, qu’elles avalaient, tel l’Italien de Naples mange ses nouilles rondes, les coupant à mesure avec la bouche. Jusqu’au bout, les vers agitaient des restes convulsifs. Dans un coin, une araignée jaune, velue, griffue comme un guerrier du Japon, suçait par le ventre une mouche prise au piège ; et l’araignée n’en aurait pas voulu, si la mouche n’avait pas été vivante. Quoi encore ? dans la rue, des enfants se battaient ; de leurs bouches fraîches sortaient les plus vieilles injures, qui n’épargnaient même pas leurs parents. Chez le voisin, on tord le cou à un poulet : j’entends le bruit des ailes, la fuite dans la terreur, la bête saisie, son hoquet ; elle glousse, les pattes prises entre les genoux du meurtrier ; un appel éperdu qui grince, rouillé, comme une poulie ; un râle, — et maintenant, je le sais, les petites lentilles des yeux n’oscillent plus dans leurs disques de caoutchouc, sur les deux bords du crâne ridicule ; et les pattes rétractées en dedans ont la raideur d’une griffe à marquer les baliveaux, dans la forêt. La bête encore chaude, on la plume. Ce soir, je le sais aussi, quand ils mangeront la volaille, l’homme et la femme se meurtriront de paroles amères, de regards venimeux ; car ils se haïssent, et si l’homme plus fort bat la femme plus faible, leur combat sera suivi d’une réconciliation pestilentielle. La vie grouille dans le meurtre et la destruction.

Vis donc, misérable mouche. Fais comme ils font tous. Va faire tes œufs de verminaille, où tu voudras. Je t’écarte ; je ne te tuerai pas. Si immonde que tu sois, tu vis ; et pour le plaisir aveugle que tu y prends, tu vaux la plupart des hommes. Je ne veux pas être le destin pour toi. Je ne suis pas plus juste : je suis meilleur que lui. Je te fais grâce, ô misérable ; il ne me la fait pas. Tu serais la plus belle et la plus noble des créatures, il ne te l’eût pas faite : pour lui, qu’est-elle de plus que toi ?

D’y penser, et de connaître une telle misère, je perds cœur. Quel besoin de ce cœur, dans l’abomination d’une misère qui force de le perdre ? À cause de son cœur, l’homme rêve d’être homme, et croit l’être. Mais quoi ? Le destin ne connaît que des mouches.