Émile-Paul frères (p. 66-70).


Le vent dans les feuilles


Les feuilles tombent, comme des mots restés sans réponse qu’un aveugle, laissé seul, dit à voix basse dans sa chambre de malade. Les feuilles, qui pendent encore aux branches, ne tiennent plus qu’à un fil. Le vent de la pluie les fait frémir ; il passe, et elles tombent. À peine s’il les détache ; il les touche sans violence ; il souffle sur leurs rides d’or et fait avec elles le babil de la mer sur le sable. Et elles tombent.

Sous les feuilles que décolle la douceur perfide du vent, je vais dans la forêt muette, je marche sur d’autres feuilles. Tout est mort, ou tout se meurt. Les arbres dépouillés tendent les bras, comme des vieillards désespérés qui supplient un vainqueur sans entrailles. Sur un coteau, à travers les branches rouillées, le soleil douloureux me précède à l’occident. Sa face auguste, dans le brouillard, est voilée d’une effusion divine.

Les feuilles tremblent. Rien ne persiste qu’un désespoir inapaisable. L’unique désir de la rédemption se renie lui-même, comme ces feuilles mourantes tombent sur ces feuilles mortes.

L’abandon, voilà ce qu’il y a de plus affreux. Quoi qu’on fasse, on abandonne ce qu’on aime. On le quitte, comme on se quitte à son insu. L’insensé, l’automate et l’aveugle univers nous emporte. À l’égard de ceux qui ne sont plus, ô cruauté de ceux qui sont encore : c’est la méchanceté sereine de la vie. Dans sa suite, elle ne connaît qu’elle. Moment sur moment, elle fait la somme, et rien ne la détourne. Ce que nous avons eu de plus cher, notre amour l’a mal défendu. Il nous a été arraché : mais c’est nous qui l’abandonnons, — malgré nous, et pour nous-mêmes.

Je bois, je mange ; je dors, si peu que je dorme. Je vis enfin ; et, vivant, je me distrais de mon Pauvre Mort, même quand je le prends à moi et que je me livre tout à lui. Et l’on voudrait que je fisse davantage ? — On n’a pas tant de douleur que de force ; moyennant quoi l’on se divertit de souffrir ; mais il ne faut pas, là dessus, se faire gloire d’avoir vaincu la souffrance.

Toute la nuit, j’ai été rendu à cet état de froid délire, où l’on juge dans une clarté déchirante des trahisons que le train fatal du moi exige. J’entends la pluie tomber sur les feuilles. J’écoutais ce bruit, comme absent de moi-même, ce bruit que fait en se vidant le sablier du ciel. Il pleut sur lui aussi, me disais-je. Chère victime, je te suis tout attaché ; je me dépouille, comme ces arbres, et de mon amour même s’il le faut ; mais non pas paisiblement comme ces arbres dont les feuilles meurent sur d’autres feuilles. Que ne puis-je périr ainsi, que ne puis-je perdre ton amour afin que ta vie reverdisse ? Ha, ne plus rien être pour toi, à condition que tu sois encore pour toi-même. Reprends, reprends moi de ton cœur, pourvu que tu revives. J’aurais tout consenti.

On ne traite point avec la mort. Elle fait sa loi. Que sont tous mes mots ? toutes mes pensées ? et ces actes de la foi douloureuse, toutes mes larmes ?

Du vent dans les feuilles. Je marche au soleil voilé, dans la forêt morte, comme un mort. Le vent de la pluie passe entre les branches ; et les feuilles tombent.

Et, ce souffle, où est il, une fois passé ?