Émile-Paul frères (p. 40-44).


Sanglots


Le soir du troisième jour.


Je suis perdu : je t’ai perdu.

Tu étais l’espoir de ma vie, et ma raison de croire. Une pitié infinie, c’est tout ce qui me reste d’un amour infini.

Mon amour, — ma douleur désormais, — je ne t’ai plus. Tantôt je pleure, tantôt je contemple dans la stupeur le profond abîme, où je reste suspendu. Toi seul me le cachais. Il t’a saisi ; je suis sur le bord. J’ai le vertige. Ha, mon Bien Aimé, ha — je pleure.

Tout ce que je savais de tout temps, combien plus je le sais aujourd’hui. J’avais donc tout prévu ? ô l’incroyable misère… Tu t’es retiré. Et l’horreur m’est apparue dans une entière nudité.

— Je ne me suis pas retiré, mon frère.

— Ha, je le sais. Tu ne l’eusses pas fait. Tu m’as été pris. L’ignoble destin a cherché dans mon cœur la plus belle place, le cœur du cœur et la vie de la vie. L’ayant bien trouvée, il me l’arrache. Pleure, maintenant : jusqu’à ce que tu meures. Sera-ce à minuit ? — Déjà donc il a sonné, l’onzième coup de la douzième heure.

— Non, ce n’est pas l’heure encore. Vis, mon bien aimé.

— Pourquoi veux-tu que je vive, dis, et pour qui ?

— D’autres t’aiment, d’une bonté exquise, et que ton grand amour m’a fait moi-même grandement aimer.

— Ils m’aiment ? Ils me seront donc pris ?… La tendresse qui demeure ne peut combler la place vide : là où est la plaie, là était le cœur. Il y a place en moi pour plus d’un amour ; mais il y a un seul abîme : bien des soleils, bien des jours sur un seul océan de vide. Une fois déjà la mort m’y a plongé : la mort, mon éternelle ennemie. Mais je t’avais, alors ; et même tu étais à l’image de l’amour où je pensais ne pas devoir survivre. Tu l’étais, mon Bien Aimé, et comme le matin d’un jour éclatant ressemble au couchant rouge. Ainsi, tu m’as fait durer. Que ferais-je maintenant ? Tu m’as quitté, ô mon jour d’or, tu m’as quitté avant l’heure même de midi. Et je vivrais ? — Je ne parlerai pas de toi au passé. Jamais la journée commencée ne se recommence. Avec la tienne éteinte, je n’ai plus qu’à m’éteindre. Ne me demande pas de poursuivre, doux frère ; ne me demande pas de m’attarder.

— Vis pourtant. C’est ma prière.

— Je mourrai donc bien lentement, mon Bien Aimé. Va, je t’ai suivi dans l’ombre : j’y suis déjà de beaucoup plus que de la moitié.

— Reste. Je t’attendrai.

— Ha, laisse-moi pleurer… Laisse-moi tout entier te suivre.

— Il faut que tu souffres encore, pauvre frère.

— Ne m’aimes-tu donc pas assez ?

— C’est justement parce que je t’ai tant aimé, tu le sais, que je te dis : demeure.

— La tendresse infinie est-elle un si grand crime contre la nature ?

— Elle l’est, pauvre frère. Aime donc et souffre.

— Ainsi je vais vivre, en attendant…

— Oui, mon frère, en attendant.

— Laisse, enfant béni, ha, laisse-moi pleurer.