Émile-Paul frères (p. 33-39).


Le Désastre


Le 4 novembre.


Il n’y avait pas même cinq jours que nous étions encore ensemble. Le dernier soir d’octobre, il m’avait dit : Au revoir ! me saluant de la main et du sourire. Ainsi je l’avais quitté dans toute sa force grave, un peu triste et déçu à cause d’une trahison récente, où le valet d’un ministre s’acharnait contre lui, — d’autant plus ferme et résolu à la lutte. Déjà, il était à Toulon, dans cette Provence où l’arrière-saison semble un nouveau printemps, et dont le charme le touchait davantage, parce qu’il y avait ses plus chers amis. Pays harmonieux, la fine allégresse du ciel y conseille la joie, et, dirait-on, fait promesse de la vie. Il l’aimait. Il en acceptait la belle invitation à vivre, plus que personne prêt à s’y rendre.

Il sortit, ce matin-là, avide de remplir une double mesure de pensées et d’actions. Il rentrait à bord, l’âme vive, fouettée par la fraîcheur et l’air matinal. Il se hâtait, mêlant dans son esprit les projets aux souvenirs. Il souriait à la terre, à la lumière de la Provence bleue qui n’est jamais si belle qu’à ces heures d’argent, quand le lugubre novembre au nord ensevelit l’année. Il respirait largement la fleur de l’automne latin. Laissant l’Arsenal derrière lui, il n’avait plus qu’un pas à faire, — court chemin, si lumineux jusque-là. Encore un instant, et…

La main de la mort s’est abattue sur lui ; elle l’a renversé, elle l’a tué d’un seul coup. Et le même coup nous a tués ensemble : lui, sous le soleil riant, et moi qui survis, et qui, à la même heure, vins ouvrir la porte à la visiteuse sans cœur, par un matin funèbre de brume, d’ombre grise et de pluie morne.


Un seul instant et c’en fut fait : la vie s’est retournée dans la mort, comme une lame de fond, quand elle prend un canot, il capote la quille en l’air, et tout ce qui respirait la lumière est bu par le gouffre sombre. Encore un pas, et ce court chemin, sablé de soleil, tombait sur un mur rigide de charbon, entre des puits et des précipices de ténèbres. C’est là que j’ai tout laissé. Quelques secondes ont balancé la masse atroce de l’accident au dessus de cette chère tête, et ne l’ont pas épargnée. Un court chemin, c’est le mien désormais, et tout l’horizon de ma vie, entre deux tombes.

Du Nord, où le ciel de brumaire aux lèvres blêmes parle encore, d’une haleine si amère, tout bas, aux trépassés, je suis venu dans ce pays de fête. Jamais il ne parut plus riche de vie qu’en ces jours, où se revirent un mourant et son pauvre mort.

Penché sur lui, j’épiais une étincelle, un reste de cette vie éclatante : ce n’en était plus que l’ombre souffrante et terrible. Plus rien que ce comble d’horreur : une éternelle indifférence. Un même nombre, et déjà la somme est si différente, que le calcul n’a plus de sens, et que la raison s’y perd. Voici que le nombre sacré de la vie est le chiffre du néant. Ces yeux, cette bouche, ces traits chéris n’imitent plus l’amour, ils s’en détournent ; ils en sont si loin qu’ils ne le reconnaissent pas, et ne se ressemblent même plus.

Non, ce n’est plus Toi. Si tu étais encore toi-même, tu m’aurais écouté ; tu m’aurais souri dans la douleur ; tu m’aurais entendu. Il n’est pas de puissance qui t’aurait empêché de me répondre. La main, qui t’a couché sur le sol, eût en vain scellé tes lèvres : tes yeux se seraient ouverts pour me parler. Si quelque horrible jeu de l’illusion n’avait pas laissé que ta forme devant moi, si quelque part ta vie persistait séparée de ta chair douloureuse, quel mystère eût été assez fort pour le retenir ? Ha, tu m’aurais révélé ta présence de quelque manière ; tu aurais fait signe à mon tourment, tu m’aurais consolé. Tu n’eusses pas gardé cet air rigide, ce silence irrité et terrible. Tous les liens de la terre ne t’auraient pas enchaîné ; tu te serais dressé pour me prendre dans tes bras, et pour réchauffer ton infortune contre ma poitrine. Hélas, pas un geste ; pas un signe ; tu n’as rien dit.

Où je l’ai vu, je ne cesserai plus de le voir. Déjà si loin, ah ! si loin de tout, si absent et si froid : et moi aussi, désormais, je suis méconnaissable, et j’ai fini d’être pareil à moi-même. J’avais tout prévu, dans ma tristesse : tout, hormis ce désastre. Où je l’ai vu, je le regarde dans le supplice de sa chair. Voici le chemin, voici l’horizon de deux sépulcres : là tient toute notre vie. Ô chère victime, la douleur de son dernier moment arrache un sanglot à la compassion. Seule, elle me parle d’une telle douleur : je sais ce qu’elle a été. Il a pleuré sur moi, dans cet instant. Il a passé le premier, et même alors il a eu pitié de moi, qui demeure.