Émile-Paul frères (p. 19-32).


Introduction à la Douleur



J’ai été voir François Talbot, dans le grand deuil qui l’accable. Je savais faire visite à une immense infortune. J’y prenais part moi-même : cet homme semble né pour la douleur ; un malheur presque constant rend cette vocation plus amère. Personne n’a mis l’amour plus haut, personne n’a été plus aimé que lui ; mais la maladie et la mort lui ont torturé et lui ravissent tout ce qu’il aime. Ainsi l’excès de la vie, en lui, est un gage toujours renouvelé à l’excès de la souffrance.

À vingt ans, François Talbot perdit son père, homme d’une beauté admirable et d’un cœur, pour tous ceux qui le pratiquèrent, inépuisable en ses dons. Une maladie terrible n’en avait pas altéré la douceur, ni même les restes d’allégresse au bout de dix ans. Un père déchiré, une maison qui périclite ; un foyer qui tombe en ruines, les soucis de la gêne, et l’étreinte bien plus pressante d’une humeur indomptable, d’un orgueil qui se fait tout refuser, par dégoût de demander rien : ce fut l’école de ce jeune homme. Cependant il avait un frère de son âge, qui fut la lumière de sa vie. Jean Talbot était marin. C’est par lui que François apprit la guerre et le monde. C’est par son frère, que Jean Talbot fut instruit dans l’art et les forces de la nature. On ne peut être plus intime : il semblait que le cœur de l’un ne consentît à goûter la joie que dans le cœur de l’autre. À la mort de son père, François Talbot connut le néant dans l’univers. Pourtant, il se remit : le retour de son frère, après un voyage autour de la terre, fit son retour à l’existence. Si lourd que fût le chiffre de cette perte, et presque égal à la somme entière, il finit par ranger ce deuil à sa place, dans le total de la vie. Il se rendit à lui-même, pour toujours plus connaître, et enfin parce que le rythme de la vie est celui d’une création continue. On crée par le fait que l’on est, tant que la source n’est pas tarie. Et l’on est pour créer. Irrésistible épanchement, dont l’origine est dans le cœur.

D’un effort hardi, François Talbot voulut nier la mort. La vie lui paraissait si vaste partout, si belle dans son frère, si puissante en lui-même. Jamais il ne disait : « La mort de mon père », mais il parlait de son départ. Sans le moindre souci du succès, sans la moindre idée peut-être de l’obtenir, les deux frères étaient hommes à tout entreprendre et à ne jamais reculer dans ce qu’ils avaient entrepris. Chacun d’eux poussait l’autre et l’aidait à la pleine possession de soi-même. Toute la force, pourtant, que François Talbot mettait à se garder dans la solitude, son frère la voulait porter dans la conquête. Le remède à la vie, il ne le cherchait même pas : cette âme vaillante le trouvait sans cesse dans l’action. L’ivresse pour lui en était telle, qu’elle eût guéri le mal, s’il en avait été atteint. Et François Talbot, lui aussi, prenait dans l’art le même enchantement et une égale consolation. Le malade, parfois, ne sentait plus sa maladie ; il oubliait souvent qu’il en eût jamais souffert. Un orgueil instable l’éloignait de tout, faute de tout saisir : mais cet exil perdit peu à peu toute amertume. La douceur de s’accomplir est si haute, que la beauté de l’œuvre endort le désespoir de se connaître.

Ce que François Talbot n’eût jamais fait pour lui-même, il voulait le faire pour Jean. Le dégoût de l’action lui était venu de son contact avec le monde ; mais dans son frère il aimait l’action. Jean Talbot brûlait d’agir pour tous les deux, né avec l’instinct de se prodiguer et de s’offrir à quelque grande cause. Dans cette vie héroïque, François Talbot avait donc placé sa propre raison de vivre : car, pour le surplus, il savait qu’il n’y en a peut-être pas. Telle était la tendresse de ces deux jeunes hommes, qu’ayant dû s’opposer presque en tout, l’accord souverain des cœurs en faisait une harmonie parfaite. D’une négation universelle, l’amour de tous les instants fait avec la vie un pacte inépuisable en affirmations : car, l’amour toujours affirme.

Au moment où tous deux étaient le plus riches d’œuvres, un jour d’automne, aux portes de l’Arsenal, comme Jean Talbot rentrait à bord, la foudre tomba sur sa tête. L’aveugle engin de l’accident, que manie un destin atroce dans le choix de ses victimes, terrassa celle-ci : la puissance sous la main, elle fut dépossédée de son héritage, et, un grave sourire aux lèvres, elle roula d’un seul bond à l’abîme. Un coup de foudre qui a sans doute fait deux morts.


J’ai beaucoup aimé ces deux frères, et celui qui a cessé de vivre m’était bien plus cher que l’autre. J’allai trouver François Talbot dans sa solitude. Tantôt, il vit près de Paris ; tantôt au bord de la mer. D’abord je ne le reconnus pas. Pour la première fois, sa vigueur semblait éteinte. L’impérieuse ardeur de cette nature, ses élans, sa violence enfin étaient amortis ; ou plutôt, le désespoir intérieur avait enseveli la nature effondrée de cet homme, comme une source disparaît dans la terre ouverte.

Je vis un malheureux, en qui la vie cherchait une issue, et, lasse de se haïr, la fuite. Les yeux, allumés de fièvre, brûlaient d’une douleur qu’attise la révolte. Déchiré par le destin, il se déchirait lui-même. Il était celui qui, s’étant longtemps pansé avec patience, arrache soudain les bandages que le rêve pose aux plaies de la volonté et de l’amour.

« Perdu ! » me dit-il ; et je ne sais s’il parlait de lui ou de son frère, peut-être de tous les deux. « Perdu ! Dans toute sa force, dans sa beauté et son espoir… Car Il comptait, non sur la vie, sur sa force pour vivre.

» J’ignorais le regret, jusqu’ici : mais j’ai bien appris que regretter, c’est se lamenter sur un mort. »


Je pris place près de lui. Nous étions assis devant la mer. Les nuages violents couraient sur le ciel ; et le ciel violet courait sur les vagues. Il parlait à voix basse, comme en grondant. Je l’entendais à peine. Si c’est son visage ou ses paroles que j’écoutais, je ne sais ; mais le texte était sombre. Il disait : Il y a plus d’une joie. Mais comme il n’est qu’un amour, il n’est qu’une douleur. Telle est la profonde essence de la douleur dans l’homme, que, s’il était tout homme, il serait tout douleur. C’est son propre : le conflit meurtrier du cœur et de l’esprit l’exige. Guerre inapaisable : elle ne peut que s’étendre, une fois déclarée. Le désespoir a son génie : l’arme savante de la pensée sape la vie de toutes parts et porte le champ de bataille à l’infini. Il faut que le cœur succombe, ou qu’il souffre à l’infini. La pensée ne lui fait rien connaître, qui ne soit contre lui. Le cœur est la vie que la pensée plonge dans la mort.

Tout ce qui était de la joie pour l’instinct, se fait douleur pour le cœur de l’homme. Car le cœur, c’est l’instinct sous la loi de l’amour. Et la pensée lui fait une guerre à mort. Les formes de la vie, les nuages divers de l’illusion flottent sur l’abîme de la douleur, le ciel unique. La pensée, de degré en degré, perce au delà de l’atmosphère ; il faut la suivre et périr. À la hauteur où l’amour manque, le soleil s’éteint. Là est la nuit, le vide irrespirable et le froid de la Mort : c’est la Douleur que je veux dire.

Rappelle-toi, toi qui doutes d’une douleur sans borne. Il n’y a qu’un amour. Les amants ne savent pas qu’ils aiment : trompés par le nuage du désir, ils ne mirent que leur instinct en eux-mêmes. Mais, déjà, la volupté leur découvre l’océan du vide ; et dans la profonde plainte de la passion, déjà une voix douloureuse s’élève, un son lointain, l’appel d’une terre inconnue, que porte le vent, et où il faudra faire escale, et peut-être que l’on aborde. L’amour des amants se fait connaître dans la douleur. Voilà l’île, où, enfin, la volupté même descend, et dont elle avait entendu la cloche, à travers l’océan. Si le destin retranche, d’une épée brusque, ces amants l’un de l’autre, si la mort frappe l’une de ces chairs, faisant à l’autre une mortelle blessure, alors le nuage de la passion se retire, et l’amour se révèle. Le désir même n’est plus que de l’amour. Et tout est douleur. Que sera-ce de l’amour, qui a été pur dès l’origine ?


Voilà ce que je croyais lire dans les yeux désespérés de François Talbot. Je voulus l’encourager, et je lui dis quelques mots ; mais j’en eus honte, et je cessai. Je le laissai bientôt à lui-même : rien ne sied à la douleur que des témoins douloureux et muets. Il se prit à parler, et je gardai le silence. Il fit le rêve de sa douleur, comme si je n’étais pas là. Je crus entendre le poème de la mort. Il en déroulait devant moi les visions et les harmonies déchirantes, comme le musicien laisse errer ses doigts sur le clavier, au gré de l’âme et d’une émotion trop forte. Je ne l’interrompis qu’une fois. Le crépuscule était venu ; et de là nous allâmes bien avant dans la nuit. Tout était calme. Le ciel sévère s’étendait sur la terre comme une vague monstrueuse de l’océan. Le soleil rouge s’était noyé dans les sanglantes larmes. La campagne était muette ; et seule la mer, en respirant, pleurait sur les bords.

Et, si j’ai pleuré moi-même, au souvenir d’êtres bien chers qui ne sont plus, je ne le dirai pas. Mais, j’écoutais jusqu’au bout cette messe des morts, dite par l’amour pour tous ceux qui aiment.