Sur la liberté de la circulation des subsistances

Nicolas de Condorcet (1743-1794)
Œuvres de Condorcet
Didot (Tome 10p. 357-370).

SUR LA LIBERTÉ


DE LA


CIRCULATION DES SUBSISTANCES.


MARS 1792[1].

SUR LA LIBERTÉ
DE LA
CIRCULATION DES SUBSISTANCES.

Des inquiétudes sur les subsistances se sont manifestées dans plusieurs départements ; l’assemblée nationale s’est assurée qu’elles n’avaient point de fondement réel, que les secours du commerce intérieur suffiraient pour faire disparaître une rareté locale et momentanée, et que ceux du commerce extérieur, préparés par les administrations, achèveraient de dissiper jusqu’à l’ombre du danger.

Cependant elle a vu avec douleur, dans quelques endroits, les citoyens trompés s’opposer à la liberté que les lois de l’assemblée constituante avaient rétablie, et, en arrêtant la circulation, en effrayant le commerce, produire réellement le mal dont la crainte peu fondée avait égaré leur patriotisme.

Elle a pensé qu’il était digne des représentants d’un peuple libre d’instruire les citoyens par la raison, toutes les fois qu’elle était forcée de les contenir par des lois, et qu’à l’égard de ceux qui, par erreur, avaient troublé l’ordre public, son premier devoir était de les éclairer. D’ailleurs, les inquiétudes sur les subsistances, comme les fausses opinions sur la comparaison des contributions nouvelles et des anciennes impositions, comme les erreurs sur les prétendues atteintes portées à la religion, comme les craintes sur la situation des finances, ne sont pas en ce moment l’effet des préjugés isolés de quelques hommes qui les communiquent autour d’eux j ou d’une ignorance si excusable, après tant de siècles de servitude, et encore si peu d’années de liberté.

Toutes sont le fruit d’un complot formé pour égarer le peuple, le fatiguer par ses propres mouvements, affaiblir sa confiance dans ses représentants, parce que cette confiance est le seul moyen de conserver la paix, l’unique rempart de la constitution.

Vingt partis divisés entre eux d’opinions et d’intérêts, mais réunis dans un même but, emploient les mêmes moyens : tous s’accordent pour détruire cette confiance, parce qu’elle rend également impossibles tous les projets d’ambition particulière, toutes les espérances de despotisme religieux ou politique, tous les systèmes d’inégalité.

Il faut donc opposer la lumière à ceux qui ne peuvent espérer de combattre avec succès que dans les ténèbres, et faire entendre au sens, naturellement juste et droit du peuple, le langage de la vérité, lorsque ses ennemis parlent, à ses préjugés et à ses passions, celui de l’erreur.

Le sol de la France produit plus de grains qu’il n’en faut pour la consommation de ses habitants ; rarement même, dans les mauvaises années, la récolte tombe-t-elle au-dessous du nécessaire, et presque toujours les grains réservés de l’année précédente seraient plus que suffisants.

Mais ces grains ne sont pas répartis avec égalité : tel canton en a une quantité surabondante, tel autre en manque, soit habituellement, parce que la terre y est employée à une autre culture, soit par l’effet de l’intempérie de l’année.

Le blé, même lorsqu’il est cher, a une très-petite valeur par rapport à son poids, et, par conséquent, les frais de transport par terre en augmentent le prix dans une proportion qui ne permet pas de l’employer pour de grandes distances. Ainsi, cet équilibre, cette compensation établie par la nature entre les diverses années et les différents sols, mais qui n’existe que pour un grand pays, pour la France, par exemple, n’offrirait qu’une ressource insuffisante, si l’on était borné à ce seul moyen de transport.

Des communications par eau, multipliées dans l’intérieur, et bien combinées, feront disparaître cet obstacle à une distribution de subsistances constamment égale.

L’assemblée nationale s’occupe de cet objet important ; mais l’effet de ses travaux ne pourra devenir sensible qu’après un certain nombre d’années.

Le transport par mer peut y suppléer pour les départements qui ne sont pas éloignés des côtes, ou qui se trouvent placés le long des rivières navigables ; et c’est une ressource précieuse dont il importe au salut public d’augmenter l’étendue, bien loin de chercher à la restreindre par des craintes chimériques.

Mais ce n’est pas assez qu’il existe des grains, que le transport en soit possible, il faut que, pour tous les lieux où le besoin se fait sentir, les secours soient préparés et puissent s’y porter avec rapidité.

Un commerce libre, auquel des négociants honnêtes pourraient se livrer sans crainte d’éprouver des obstacles ou d’encourir la haine du peuple, en est le moyen le plus sûr.

Par le tableau des prix, par la connaissance qu’ils ont des moyens de transport, ils jugent des cantons où la denrée est surabondante, de ceux où elle est rare, et ils savent comment on peut l’y transporter. La concurrence les oblige de borner leurs profits ; la nécessité de retirer leurs fonds, la crainte de voir leurs blés se détériorer, et d’autres négociants en offrir à un moindre prix, les force à vendre prompte ment.

Le commerce libre a un autre avantage non moins important : c’est qu’il n’attend point, pour agir, le moment du besoin, qu’il se prépare d’avance, qu’il est déjà prêt lorsque le besoin se déclare. L’expérience a prouvé qu’aucune mesure administrative ne peut le remplacer, ne peut agir avec la même activité, la même économie, la même sûreté.

Ce qui importe vraiment aux citoyens pauvres, ce n’est pas de payer le blé très-bon marché, mais de le payer toujours à peu près le même prix. C’est sur le prix commun ordinaire du blé que se règle celui des salaires ; il ne peut suivre les variations momentanées, ou même annuelles, du prix des subsistances, et il n’y aurait pas de proportion pour l’ouvrier, quand même il trouverait autant de travail, entre l’aisance passagère qui résulterait de quelques mois de bas prix, et l’état de souffrance où quelques mois de cherté peuvent le réduire.

C’est encore la liberté, la sûreté du commerce qui, seules, peuvent maintenir cette constance dans les prix, parce que ces opérations en préviennent tour à tour l’avilissement ou la hausse exagérée. Elles ne laissent subsister que ces variations nécessaires à l’existence même du commerce ; variations qui, lorsqu’il est libre, sont trop petites pour jamais rendre insuffisants les salaires une fois bien établis.

Cette même liberté peut seule encourager l’agriculture, et engager les cultivateurs à faire de fortes avances pour augmenter le produit de leurs terres ; car, sans l’assurance de vendre, qu’un commerce constant peut seul donner, ils n’auraient pas une espérance assez certaine de les retirer. Or, il importe au peuple que cet accroissement de produit qui donnerait un plus grand superflu dans les bonnes années, soit porté jusqu’à pouvoir répondre que jamais, même dans les années les plus désastreuses, la récolte ne tombera au-dessous du nécessaire. Il faut que l’état habituel des récoltes soit une surabondance assez grande pour être généralement reconnue : or, la liberté peut seule conduire à cet état, et le maintenir.

Enfin, le blé appartient à celui qui l’a recueilli, ou à celui qui l’achète : le citoyen près duquel il se trouve n’a pas plus de droit de s’en nourrir que celui d’une autre ville, d’un autre département ; et la circulation libre est une suite nécessaire du droit de propriété, de l’égalité des hommes, reconnue par la constitution.

Tels sont les motifs qui ont engagé l’assemblée constituante à maintenir de tout son pouvoir cette libre circulation, et qui déterminent l’assemblée législative à suivre invariablement son exemple.

Le principe qui promet le plus sûrement, dans tous les temps, une subsistance facile à tous les habitants de l’empire, principe duquel seul peut résulter une loi égale pour tous, était aussi le seul que les représentants d’hommes égaux et libres pussent adopter.

Mais en même temps qu’ils ont pris la ferme résolution de maintenir cette liberté intérieure, ils ont formé celle d’arrêter, avec non moins d’efficacité, toute exportation, tout transport à l’étranger.

Sans doute, le commerce avec les autres nations est utile, et au maintien de la constance dans les prix, et à l’augmentation du produit annuel. Il donne une assurance plus grande d’une production toujours suffisante ; il facilite, par l’extension qu’il permet aux opérations commerciales, la concurrence entre les productions d’un plus grand nombre de départements ; et même celles des productions étrangères, toujours utiles pour fixer les variations du prix dans des limites plus resserrées. Mais ces considérations ont dû céder à des motifs plus pressants. L’existence de conspirateurs, les uns dispersés dans l’intérieur, les autres rassemblés aux frontières, a fait craindre, avec raison, des manœuvres dangereuses. II leur aurait été trop facile d’exciter des inquiétudes, de causer des disettes locales et momentanées. Ces manœuvres, qu’il est absurde de craindre dans les circonstances ordinaires où l’amour seul du gain pourrait les inspirer, parce qu’il ne peut en résulter de profit pour les hommes avides qui les tenteraient ; ces manœuvres auxquelles des ennemis étrangers ne se livreraient pas, quelque pervers qu’ils pussent être, parce qu’elles ont besoin d’un foyer de troubles intérieurs ; ces mêmes manœuvres pourraient aujourd’hui produire des effets funestes. Aussi ceux qui, dans d’autres temps, ont parlé de ces terreurs avec le plus de mépris, savent qu’en ce moment elles ont cessé d’être chimériques : on a pu dire de ne pas craindre, et cependant proposer aujourd’hui de multiplier les précautions, sans avoir changé d’opinion ou de principes.

Mais, puisque le transport par mer est nécessaire pour établir la circulation des subsistances entre les départements, et que, par conséquent, il est impossible de fermer absolument les ports ; et puisqu’on ne peut, sans une injustice évidente, une violation ouverte de l’égalité des droits, ne pas permettre aux grains de circuler dans le voisinage des frontières, on n’a d’autres moyens de prévenir la sortie à l’étranger, que d’assujettir ceux qui sortent par les ports, ceux qui se transportent près des frontières, à des formalités qui garantissent qu’ils resteront dans l’intérieur delà France, ou qu’ils y rentreront par un autre port.

Jusqu’ici l’inspection sur ces formalités avait été confiée aux agents des fermiers ou régisseurs des droits de douane ; mais quoique depuis la révolution ces agents soient devenus des fonctionnaires publics, agissant, comme tous les autres, au nom de la nation seule, institués par elle et pour elle ; cependant, comme ils ne dépendent point de chefs qu’elle ait choisis, l’assemblée nationale a cru devoir appeler sur ces mêmes formalités la vigilance des officiers municipaux, c’est-à-dire, des fonctionnaires publics les plus immédiatement élus par les citoyens.

Sans doute, ils sentiront que, dans l’exercice de cette surveillance, ils ne sont ni les représentants ni les officiels d’une seule ville, mais des fonctionnaires chargés de l’intérêt général de la nation ; et que cet intérêt exige d’eux l’exécution littérale de la loi, et le maintien de la liberté, tant qu’elle ne s’exercera que conformément à la loi.

Rassurés par la confiance qu’ils doivent à des hommes de leur choix, libres d’ailleurs, et de vérifier si les formalités ont été remplies, et de s’assurer ensuite si elles ont été efficaces, à l’abri même des surprises, par la publicité donnée aux déclarations, les citoyens doivent enfin perdre toutes leurs terreurs.

Alors, dans l’homme qui, en achetant des grains pour les revendre, maintient, pour les diverses saisons de l’année, une plus grande égalité de prix ; dans celui qui, en transportant des grains, les répand avec plus d’uniformité sur tous les cantons de la France, le citoyen verra, non un ennemi, mais son bienfaiteur ou celui de ses frères, un simple négociant qui, dans l’espoir d’obtenir un bénéfice légitime, procure aux autres hommes les denrées nécessaires à leurs besoins ; c’est-à-dire, un anneau nécessaire de cette chaîne de travaux, de services et de salaires qui lie tous les individus aux intérêts de la grande famille nationale.

On a cherché à rendre odieux ceux qui font le commerce des grains, en leur donnant les noms de monomoteurs, d’accapareurs. Ce premier mot désigne celui qui voudrait s’emparer seul du commerce d’une denrée, et le second, celui qui s’assure d’avance, par des marchés sur lesquels il donne des arrhes, d’une quantité assez grande d’une marchandise, pour en augmenter la rareté et le prix. Il est aisé de sentir combien de pareilles manœuvres sur les grains deviennent difficiles, lorsque le commerce en est libre, actif, constant, et comment alors une prompte concurrence arrêterait la marche de ces opérations et en détruirait le succès. Ainsi, loin que la crainte du monopole ou des accaparements doive rendre odieux le commerce libre, c’est une raison, au contraire, de désirer d’en voir les agents se multiplier.

Sans doute, dans ce commerce, comme dans tous les autres, les négociants peuvent se livrer à des opérations contraires à l’intérêt public, à la probité. Mais pourquoi, dans les autres commerces, la loi n’a-t-elle rien prononcé contre ces manœuvres ? C’est qu’on a senti la difficulté de distinguer l’innocent du coupable ; c’est qu’on a craint de frapper sur l’industrie, en croyant ne frapper que sur la mauvaise loi ; c’est qu’on a craint d’arrêter le commerce au lieu d’en prévenir les abus. Or, si on a eu raison de redouter l’incertitude d’une loi faite par des hommes éclairés, les erreurs des jugements confiés à l’examen rigoureux d’hommes instruits, quelle confiance pourraient avoir, dans leur propre opinion, des citoyens qui n’ont pas les mêmes moyens de s’assurer des faits, de les suivre, de les apprécier ? Ce qui paraîtrait, à quelques-uns, un immense accaparement, ne serait, dans la réalité, qu’une faible partie de ce qu’il faudrait, non pour fournir, mais pour soutenir, dans un état constant d’abondance, pendant un ou deux mois, les marchés d’un département, ou seulement d’une grande ville.

Comment un négociant serait-il sûr de pouvoir, dans les temps qui précèdent immédiatement la nouvelle récolte, fournir des grains aux pays qui ont besoin de cette ressource, s’il n’avait la liberté de les acheter et de les rassembler d’avance ? Comment pourrait-il faire parvenir à un département qui éprouve la disette, des bâtiments chargés de grains, s’il n’avait la faculté d’en réunir paisiblement la masse nécessaire pour leur chargement ? N’est-il pas évident que si, au lieu d’arrher des grains, il fallait en acheter, en payer, en transporter sur-le-champ la masse entière, il en résulterait des frais inutiles, dont l’effet serait un rehaussement de prix au détriment du seul consommateur ?

Ainsi, par cette haine aveugle contre ceux qu’on flétrit de ces noms odieux, on s’expose à regarder comme des scélérats des négociants utiles à la chose publique, on s’expose à écarter les hommes désintéressés, honnêtes, amis de la patrie, d’un commerce nécessaire, qu’il serait à désirer de ne voir confié qu’à des mains pures ; on produit encore réellement le mal dont on se plaint.

Ces inquiétudes, ces faux jugements, en diminuant, en suspendant pour un temps, en éloignant, en troublant les secours qu’apporterait un commerce libre, font plus de mal que l’intempérie des saisons et la rareté réelle des denrées. Les mesures administratives, qui d’ailleurs, en établissant une concurrence inégale, éloignent ces mêmes secours, ne peuvent les remplacer qu’imparfaitement. Elles ne sont utiles qu’autant que le commerce libre n’a point acquis encore une activité, une constance suffisante. Elles le sont encore, lorsque des obstacles étrangers gênent la liberté. Ainsi, bien loin qu’il faille la restreindre par des lois pour se reposer habituellement sur l’effet des mesures administratives, il faut, au contraire, chercher à l’établir pour pouvoir se passer de ces mesures si dangereuses par les erreurs que peuvent commettre ceux qui en sont chargés, par les infidélités dont ils peuvent se rendre coupables.

Ce n’est donc point par une indifférence qui serait criminelle, ce n’est point par des vues de politique commerciale, que l’assemblée nationale, en ne négligeant point des moyens dont les circonstances autorisent l’emploi, a cependant fondé sur les secours du commerce libre ses plus fermes espérances ; c’est par une conviction intime, appuyée sur la raison, sur l’opinion des hommes les plus éclairés, sur une expérience constante. Si elle ne fait pas de lois répressives, c’est qu’elle sait combien ces lois seraient injustes et funestes ; si elle ne cède pas aux désirs des citoyens, à leurs inquiétudes, c’est que, plus à portée de connaître l’ensemble des détails, le système général des faits, elle sait qu’en cédant à ces désirs, elle ne ferait que redoubler leurs terreurs, tromper leurs espérances, nuire à d’autres portions de l’empire, sans utilité pour celle qui se plaint, et causer un mal général, sans même pouvoir se flatter de produire un bien particulier. Ainsi, la justice, la loi, l’intérêt général, celui de chaque individu, tout fait aux citoyens un devoir de respecter la libre circulation des subsistances ; et pourraient-ils oublier que ce devoir leur est imposé par ce serment célèbre, prêté au nom de la France entière, dans le champ de la fédération, et qu’il est une des conditions de ce pacte éternel sur lequel reposent l’union et la force de l’empire français ?


  1. Chronique du mois