Ce que c’est qu’un cultivateur ou un artisan français

Nicolas de Condorcet (1743-1794)
Œuvres de Condorcet
Didot (Tome 10p. 345-350).

CE QUE C’EST
QU’UN CULTIVATEUR
OU
UN ARTISAN FRANÇAIS.
FÉVRIER 1792[1].

CE QUE C’EST
QU’UN CULTIVATEUR
OU
UN ARTISAN FRANÇAIS.

Tout habitant de la France qui paye une imposition égale à trois journées de travail peut être citoyen actif.

Or, il suffit, pour la payer, d’avoir une habitation dont le loyer soit de 14 livres à Paris, de 10 environ dans les campagnes.

Ainsi, tout artisan, tout cultivateur marié peut être citoyen actif. Tout homme laborieux, économe, amassera aisément de quoi acheter quelques meubles ; alors il peut louer un logement, et devenir citoyen actif.

Comme tel, il a voix dans toutes les assemblées générales, appelées primaires ; il est susceptible de presque toutes les places ; il peut même être élu membre de l’assemblée nationale.

À la vérité, il ne peut être ni électeur, ni remplir quelques autres places, en petit nombre, pour lesquelles on exige, dans les grandes villes, qu’il ait, ou un bien rapportant 150 livres de rente au plus, ou un logement de 200 livres, et, dans les campagnes, qu’il possède un revenu d’environ 100 livres, ou qu’il soit fermier d’un bien de 240 livres, richesse à laquelle un père de famille laborieux peut atteindre en peu d’années.

Un étranger qui arrive en France avec une industrie quelconque, mais sans aucun bien, peut se placer chez un maître ; et après y avoir travaillé cinq ans, s’il a pu amasser de quoi acheter une propriété, quelque petite qu’elle soit, ou former un établissement d’industrie, ou, enfin, s’il a épousé une Française, il acquiert tous les droits de citoyen français ; dès lors il n’a plus que des égaux, il ne doit précisément à aucun homme, que ce que cet autre homme lui doit à lui-même.

Le citoyen non actif, l’étranger qui n’est pas encore citoyen, jouissent des mêmes droits que le citoyen actif, excepté de celui de pouvoir remplir une fonction publique, et de donner sa voix dans les élections.

Il n’existe aucune différence entre eux, ni pour l’impôt, ni dans les tribunaux, ni quant aux lois de police.

Un impôt proportionné au loyer auquel tous les citoyens sont assujettis ; un autre impôt, aussi proportionné au loyer, payé par ceux qui veulent exercer un métier, sont les seules charges imposées à celui qui n’est pas propriétaire. Ainsi, l’homme qui n'a qu’un loyer modique ne paye presque rien : sa terre, s’il vient à en posséder une, paye un autre impôt, mais elle est affranchie de toute dîme, de toute servitude ; il peut y chasser, la garantir des ravages du gibier, pécher dans la rivière qui en baigne les bords. Si on lui fait un procès, un juge conciliateur, très-voisin de sa demeure, se place d’abord entre son adversaire et lui ; des tribunaux composés déjuges élus à temps par les citoyens, lui sont accessibles comme au riche : est-il accusé par un ennemi, d’abord il ne peut être poursuivi que sur la décision de citoyens dont les précautions les plus sévères lui garantissent l’impartialité ; et s’ils décident qu’il doit subir un jugement, il ne peut être déclaré coupable que par neuf citoyens sur douze, et ces douze sont tirés au sort sur une liste de laquelle il aura droit de faire effacer vingt de ceux qu’il soupçonnerait d’être ses ennemis.

Aucun ordre arbitraire ne peut gêner sa liberté, aucun ne peut troubler son asile. Il peut librement exercer toute profession, tout genre d’industrie. Quelle que soit sa religion, il est libre de la suivre et de la professer publiquement. Il peut choisir le moulin, le pressoir dont il voudra se servir. Aucune de ses paroles, aucun de ses écrits ne peuvent lui attirer une punition, à moins qu’il n’y ait calomnié quelqu’un. Non-seulement ses enfants héritent de lui, mais, ce qui est si doux à une âme paternelle, tous partagent avec égalité.

Sûreté, liberté, égalité, voilà les biens que la loi lui assure dans toute leur étendue.

Des écoles gratuites seront ouvertes à ses enfants ; s’ils en profitent, s’ils se rendent capables de remplir des places, il n’en existe aucune à laquelle, quelle qu’ait été la profession de leur père, ils ne puissent prétendre, non pas de droit seulement, mais de fait, et avec une entière égalité ; non comme la récompense d’un mérite extraordinaire, mais par une suite naturelle et ordinaire de l’ordre social. S’ils embrassent l’état de soldat, il n’existe aucun terme à leur avancement militaire ; même en supposant qu’ils n’aient pour eux que la durée de leur service, leurs qualités personnelles et leurs actions guerrières, ils peuvent encore espérer d’atteindre à des grades très-élevés.

Tel est, sous la constitution française, le sort de l’homme qui vit de son travail, soit en totalité, soit en grande partie, c’est-à-dire, des quatre-vingt-dix-huit centièmes des habitants. Tel est le sort qu’elle offre à l’étranger laborieux, économe, qui a besoin de la liberté, et qui a l’âme assez élevée pour sentir les douceurs de l’égalité.


  1. Chronique du mois