Calmann-Lévy, éditeurs (p. 369-374).


IX

PORTE-JOIE


Porte-Joie,

Un petit village de cent cinquante habitants, sur la rive gauche de la Seine, aux confins d’une grande plaine fertile, dans un décor merveilleux ; un village à deux heures et demie de Paris, qui ne mène nulle part, où l’on ne rencontre ni un pauvre, ni un vagabond, ni un promeneur, que les peintres connaissent seuls et où Daubigny avait planté sa tente. J’ignorais son existence, il y a une année. La volonté, qui a fait ma destinée si fantastique, a voulu que, l’hiver dernier, j’entrasse en relations avec la propriétaire de la seule villa que le village possède, et l’invitation cordiale, affectueuse, m’y a amenée. Je ne saurais dire tout le plaisir que j’ai éprouvé, en trouvant à la gare de Saint-Pierre-du-Vauvray, non pas un omnibus ou une automobile, mais une voiture de ferme attelée d’une forte et grosse ânesse de curé. Aussitôt dans cet espace libre de la grande campagne, je me suis sentie pénétrée de repos et de bien-être. La maison, précédée de ce qu’on appelle une cour normande, une prairie plantée de pommiers, — m’a fait une agréable impression avec sa véranda frangée de vigne vierge, ses murs tapissés d’arbustes et de fruits. L’intérieur en est très sympathique. Pas de salon prétentieux, mais un atelier clair et gai, ouvrant ses larges baies sur la Seine. Ici et là, un morceau de sculpture, un tableau, une tapisserie, un arrangement de fleurs y révèlent l’artiste. Dans ma chambre, longue comme une galerie, j’ai la lumière du matin, du midi et du soir. Par ses cinq fenêtres, ma vue embrasse presque tout l’horizon, de la jolie plage d’Herqueville, sur l’autre rive du fleuve, jusqu’aux collines qui bornent la plaine. En bas, j’ai un jardin plein de roses, en face, le clocher de la vieille église et, tout près, un arbre peuplé de fauvettes à tête noire, de mésanges, de chardonnerets qui me donnent la joie de leur petite vie. J’ai éprouvé un plaisir enfantin à voir les bateaux de la Compagnie de Navigation monter et redescendre la Seine et je ne me suis pas lassée d’admirer la netteté de leur arrimage. Il y a longtemps que je n’avais été à pareille fête.

Mon hôtesse, très occupée, très discrète aussi, m’a laissée libre d’errer à ma fantaisie. J’ai fait de longues promenades sur la berge et à travers la plaine, buvant avec délices cet air vif et doux qui semble avoir été préparé pour mes poumons. En route, j’ai eu des bouts de conversations drôles, avec de vieilles paysannes, et j’ai constaté, non sans plaisir, que les animaux sont mieux compris et mieux traités qu’autrefois. On le devine, du reste, à leur douceur. Je me suis arrêtée souvent pour dire un mot d’amitié aux belles vaches normandes, aux jolies génisses, et toutes ont paru sensibles à la caresse de ma voix. Je suis très bien avec un troupeau d’oies, qui chaque matin, prend ses ébats dans la Seine et fait sa toilette sur l’herbe de la berge. Le premier jour, ma vue l’a alarmé, le second jour, il m’a regardée avec tolérance, et maintenant il me connaît parfaitement, Comme tout cela a été bon et reposant, après la saison d’Aix-les-Bains ! Je dois cependant dire que Porte-Joie ne justifie pas son nom. Il est idéalement joli, mais n’a rien d’exhilarant, il est même curieusement froid. Bâti au bord du fleuve, il n’a aucune profondeur, et s’étend en long seulement. Ses fermes n’ont pas le pittoresque des vieilles habitations de paysans. Ce sont des maisons neuves, d’aspect bourgeois, avec des fumiers et des basses-cours. L’école communale est laide comme partout. Ensuite, Porte-Joie n’est pas croyant, encore moins pratiquant. Dimanche, à la messe, il y avait cinq personnes, dont un homme, ajouterait Footit. Il n’y a donc pas de prêtre résident. Le presbytère est loué à des employés du chemin de fer ; la vieille église, qui tourne son chevet à la Seine, est fermée toute la semaine. Son clocher muet me somme ni l’Angelus ni les fêtes. On dirait que, dans ce coin du monde, on ne naît pas, on ne se marie pas et on ne meurt pas. Les paysans ont des physionomies dures, hostiles même. Ils ne saluent pas l’étranger, comme font ceux de la Touraine ; sur les routes de cette plaine normande, on rencontre de beaux gars aux yeux bleus, aux traits nettement modelés qui rappellent certains Anglais de grande race et qui ont probablement avec eux des ancêtres communs. L’accroissement du luxe et du bien-être est sensible ici comme ailleurs. Les bébés, les petites filles ont toutes un bout de ruban dans les cheveux. Hier, j’ai croisé une gamine de quatorze ans, très bien habillée, qui tenait un livre d’une main et de l’autre les cordes de trois vaches qu’elle menait aux champs, Ceci m’a semblé bien caractéristique de notre époque. J’ai souri au progrès que je voyais passer.

Avant de disparaître derrière les hauteurs de Gaillon, le soleil projette quelques-uns de ses rayons sur la rivière, y met des bandes d’or, d’argent, de ce vert qu’en blason on appelle sinople, il touche, au-dessus de la plage d’Herqueville, des rochers qui semblent s’être dénudés pour recevoir son baiser de couchant, et cette merveilleuse illumination ne produit que de la

  • tristesse. Pourquoi ? À cet endroit, la Seine, très large,

divisée par des îles, a l’air d’un grand fleuve ancien. Les nuits de lune, elle est saisissante. Le coteau boisé de la rive opposée y met des ombres fantastiques. À certain tournant, on s’attend à voir paraître non pas des barques, encore moins des remorqueurs, mais des pirogues, et deux fois, j’ai eu à ma fenêtre, le frisson d’un passé très lointain. Non, Porte-Joie n’est pasgai, et cependant la halte de quinze jours que je viens d’y faire m’a semblé délicieuse, rafraîchissante et bien courte… trop courte hélas ! car demain, je dois le quitter. Je sens maintenant la fatigue de tout ce que j’ai vécu pendant l’année qui vient de s’écouler. Mon âme et mon corps n’ont cessé d’être sous haute pression, et ils commencent à demander grâce. Par moments, je suis tentée de rentrer à Paris, de me terrer dans mon appartement de l’hôtel de Castiglione, et de n’en plus sortir. En apparence, rien ne s’y oppose, mais je sais bien que mes amis de Vouvray, les de Lusson, Josée, Guy, le vœu de Colette, mon propre désir d’achever mon œeuvre, ne sont que les médiums de la volonté providentielle qui m’envoie en Touraine. Il y a en moi, cependant, une obscure résistance. Ce petit voyage m’effraie, je ne suis pas suffisamment reposée probablement. Et puis, je regrette mon hôtesse, cette demeure qui a vraiment été « le bon gîte » ; ma grande chambre pleine de lumière. Je regrette Jean-Jean, le chat et ses jolis ronrons, Jeannette, l’ânesse qui m’a promenée avec tant de patience et de philosophie, qui me saluait toujours d’un joyeux braiement. A quoi servent les regrets ? A faire de la vie, j’imagine… Faisons-en ! Si les soirs de Porte-Joie sont mélancoliques, les aubes sont radieuses. J’ai voulu en jouir une dernière fois. Ce matin, j’ai ouvert ma fenêtre avant six heures, et je suis restée toute saisie de la beauté du tableau qui a frappé mon regard. Le soleil venait de se lever au-dessus du coteau d’Herqueville, le ciel était absolument pur, la Seine vermeille et sans un remous. Dans l’air tranquille, d’une transparence rosée, des centaines d’hirondelles formaient un tourbillon vivant, décrivaient des cercles au-dessus du jardin, autour des arbres, du clocher, s’effleuraient du bec comme pour échanger un mot d’ordre. Cela dura cinq minutes, et puis les vis SUR LA BRANCHE s’élever très haut, disparaître, et elles laissèrent du silence derrière elles ! Chères petites sœurs ! Elles sont envoyées bien loin ! Leur mission est là-bas… en Afrique, en Australie. L’itinéraire de leur course est tracé peut-être dans quelque cellule de leurs cerveaux ; leurs corps minces, leurs ailes nervées possèdent le mouvement que l’homme cherche, mais à travers le vent et la tempête, elles sont soutenues par une autre force encore, une force intangible, invisible, celle de leur destinée… elles, comme nous… nous comme elles… Elles n’ont pas peur, parce qu’elles ignorent tout ; nous avons peur parce que nous ne savons pas assez !