Sur l’ouverture (Wagner, trad. Guy Charnacé, 1874)


Sur l’ouverture

traduction par Guy Charnacé, 1874





SUR L’OUVERTURE[1]



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Les pièces de théâtre étaient autrefois précédées d’un prologue ; il paraît qu’on jugeait trop hardi de transporter subitement les spectateurs, des impressions de la vie quotidienne en plein monde idéal. Aussi jugea-t-on prudent de préparer cette transition par une introduction qui, par son caractère, se rattachait déjà à la nouvelle sphère de lart. Ce prologue s’adressait à la puissance d’imagination du spectateur, faisait appel à sa collaboration pour produire l’illusion désirée, racontait brièvement les événements antérieurs, et donnait un rapide aperçu des faits qui allaient suivre.

Lorsqu’on mettait toute la pièce en musique, comme dans l’opéra, on aurait dû logiquement faire chanter aussi ce prologue. Au contraire, on fit exécuter par l’orchestre, seul, un morceau de musique à titre d’introduction, et ce morceau ne pouvait pas répondre au but original du prologue, parce qu’à cette époque primitive la musique instrumentale pure n’était pas encore assez développée pour exécuter une pareille tâche d’une manière caractéristique. Ces morceaux de musique ne paraissaient avoir pour le public aucune autre signification que de lui annoncer qu’on allait chanter ce jour-là.

Si l’insuffisance de la musique instrumentale de l’époque ne suffisait pas pour expliquer naturellement ce caractère des ouvertures primitives, on pourrait peut-être supposer que l’ancien prologue ne devait pas être imité puisque l’on reconnaissait sa tendance incolore et antidramatique. De toutes façons, il est certain que l’ouverture n’était employée que comme moyen conventionnel de transition ; mais elle n’était pas considérée comme un avant-propos vraiment caractéristique du drame. Ce fut déjà un progrès, lorsqu’on en arriva à indiquer par l’ouverture le caractère général de la pièce, en un mot si elle était triste ou gaie. L’ouverture du Messie de Haendel prouve, d’ailleurs, que ces introductions musicales ne peuvent être considérées comme des préparations pour l’intelligence de la pièce.

Certes, nous devrions considérer cet auteur comme bien incapable si nous admettions qu’en composant cette pièce d’harmonie il avait en vue une véritable introduction à son œuvre dans le sens complet du mot. Le libre développement de l’ouverture, comme pièce d’harmonie spécifiquement caractéristique, était interdit à ces compositeurs, qui étaient exclusivement limités à l’emploi de l’art du contre-point pour allonger une phrase purement instrumentale. La « fugue », qui par ses formes compliquées était seule à leur disposition, leur servait de prologue pour l’oratorio comme pour l’opéra, et l’auditeur devait arriver à en comprendre seul le sens exact, allongement et abréviation, transposition et déduction étroite.

La grande stérilité de cette forme paraît avoir fait comprendre aux musiciens la nécessité d’employer et de composer la symphonie à l’aide de types différents réunis ensemble. Deux phrases d’harmonie, rapidement mouvementées, étaient ici interrompues par une expression lente et douce, et par ce moyen, les principaux caractères du drame mis en opposition pouvaient s’exprimer d’une manière sensible. Mais il fallait le génie d’un Mozart pour créer dans cette forme un chef-d’œuvre pouvant servir de type, comme nous le voyons dans son ouverture de l’Enlèvement du Sérail. Il est impossible d’entendre exécuter ce morceau d’harmonie, au théâtre, sans être amené à prévoir, avec une grande certitude, le caractère du drame auquel il sert d’introduction. Toutefois cette séparation des trois parties, dont chacune, indiquée par un mouvement différent, a un caractère spécial, constitue une espèce d’allure incertaine. Il fallait, en conséquence, fondre ensemble les parties isolées, de telle sorte qu’elles formassent un seul morceau d’harmonie non interrompu par contrastes de ces différents motifs caractéristiques.

Les créateurs de cette forme parfaite de l’ouverture furent Gluck et Mozart.

Gluck, lui-même, se contentait encore souvent de simples morceaux d’introduction, dans la forme ancienne, et ces ouvertures, telle que celle d’Iphigénie en Tauride, n’étaient à proprement parler que des introductions à la première scène de l’opéra. Le plus souvent cet avant-propos musical se trouvait très-heureusement proportionné à cette première scène. Bien que le maître, dans les cas les plus heureux, ait conservé à l’ouverture le caractère d’introduction à la première scène, sans donner à ce morceau d’harmonie une conclusion indépendante, il sut cependant concentrer dans cette paraphrase instrumentale le caractère de toute l’action dramatique qui allait suivre. Le chef-d’œuvre le plus complet de Gluck dans ce genre est l’ouverture d’Iphigénie en Tauride. Le maître dessine là, en traits puissants et avec clarté, les pensées principales du drame. Nous reviendrons sur cette œuvre admirable, qui nous servira à analyser cette forme de l’ouverture que l’on peut considérer comme la plus parfaite.

Après Gluck ce fut Mozart qui donna à l’ouverture sa véritable signification. Sans s’efforcer péniblement d’exprimer ce que la musique ne peut et ne doit jamais expliquer, à savoir les détails et les développements de l’action, elle-même, comme l’ancien prologue s’était efforcé de les exposer, il saisit avec ce coup-d’œil du véritable poëte la pensée principale du drame ; il la dépouilla de tout détail incident et secondaire par rapport à l’action principale, pour faire de cette pensée une création musicale claire. II en exprime la passion dans l’harmonie, en fait parfaitement comprendre les idées par l’art des contrastes, et par cela même expose d’une manière claire et nette toute l’action dramatique. D’autre part, il en résulte un morceau d’harmonie tout à fait indépendant, Lien qu’il se rapproche, par sa forme extérieure, de la première scène de l’opéra.

Mozart, cependant, a donné à la plupart de ses ouvertures une conclusion musicale complète, comme dans celles de la Flûte enchantée, des Noces de Figaro, et de Titus. On pourrait donc s’étonner qu’il l’ait refusée à la plus importante de toutes, celle de Don Juan, si nous ne devions pas reconnaître dans la transition merveilleuse, saisissante, qui s’opère entre la dernière mesure de cette ouverture et la première scène, la véritable conclusiondu morceau d’harmonie qui sert d’introduction à Don Juan.

L’ouverture ainsi créée par Gluck et Mozart devint la propriété de Cherubini et de Beethoven. Tandis que le premier restait complètement fidèle au type qui lui avait été transmis, le second s’en éloignait de la manière la plus hardie. Les ouvertures de Cherubini sont des esquisses poétiques de la pensée principale du drame, saisie dans ses traits généraux, et rendue en musique avec une étroite unité et beaucoup de clarté. Nous voyons, cependant, dans l’ouverture du Porteur d’eau comment il pouvait exprimer en cette forme la marche pressante de l’action, sans porter atteinte à l’unité de composition. L’ouverture en mi de Fidelio présente un lien visible de parenté avec celle du Porteur d’eau.

C’est d’ailleurs dans ces deux opéras que les deux maîtres se touchent de plus près. Mais on reconnaît clairement dans plusieurs des autres ouvertures de Beethoven, notamment dans celle dite de Léonore que son génie impétueux se sentait trop à l’étroit dans les limites qui arrêtaient son essor. Beethoven qui n’a pas souvent saisi l’occasion de développer librement ses immenses instincts dramatiques, paraît avoir voulu s’en dédommager ici, en se jetant avec toute la force de son génie sur le champ de l’ouverture, ouvert librement à sa fantaisie. Il a créé de la manière la plus originale, avec les images harmoniques pures, le drame tel qu’il le concevait, délivré des entraves créées par les timides auteurs de pièces de théâtre ; il fit jaillir son œuvre de son germe gigantesquement développé. On ne peut attribuer une autre origine à cette merveilleuse ouverture de Léonore. Loin d’être une simple introduction musicale au drame, elle nous le représente plus complètement et d’une manière plus saisissante que l'action saccadée qui la suit. Cette œuvre n’est plus une ouverture. C’est le plus puissant des drames.

Après les introductions de Beethoven et de Cherubini, Weber produisit les siennes. Bien qu’il ne s’élevât jamais aux hauteurs sublimes atteintes par Beethoven dans son ouverture de Léonore, il suivit avec bonheur la voie dramatique sans jamais s’égarer dans la pénible peinture de détails sans valeur pour l’action. Là, même, où se laissant entraîner par la fantaisie à donner plus d’importance aux motifs accessoires que n’en comportait la forme de l’ouverture telle qu’elle lui avait été transmise, il sut toujours contenir le drame dans sa limite. On peut donc accorder à Weber la découverte d’un nouveau genre : la fantaisie dramatique, dont l’ouverture d’Oberon est le plus beau type. Ce morceau d’harmonie exerça une influence considérable sur les compositeurs modernes. Weber a fait là un pas en avant qui ne pouvait avoir que de brillants résultats, ainsi que nous l’avons vu, en raison de l’élan vraiment poétique de son inspiration musicale.

Toutefois, l’on ne peut pas nier que l’originalité de la forme musicale ne souffre de la subordination à une pensée dramatique, lorsque cette pensée n’est jpas considérée sous son aspect le plus large, c’est-à-dire dans le génie même de la musique. D’un autre côté le thème principal se trouve interrompu par les détails de l’action, lorsqu’il en est autrement. Comme j’ai l’intention de revenir sur cette question, je me contente pour le moment de remarquer, que cette manière devait nécessairement conduire à la décadence, et rapprocher de plus en plus l’ouverture de ces morceaux d’harmonie que l’on a désignés sous le nom de « pots-pourris. »

L’histoire du « pot-pourri » commence, en un certain sens, avec l’ouverture de la Vestale, de Spontini. Quelque brillantes et belles que soient, d’ailleurs, les qualités qu’il faut reconnaître à cette intéressante pièce harmonique, on y trouve déjà l’empreinte de cette manière légère et superficielle qui domine dans les ouvertures de la plupart des compositeurs d’opéra de notre époque. Pour indiquer d’avance la marche dramatique de notre opéra il ne s’agissait plus d’en donner un tableau nouveau, formant à lui seul une œuvre d’art bien définie, et conçue dans les règles de l’art musical ; on se contenta de choisir çà et là les morceaux à effet de l’opéra, en se guidant moins sur leur importance que sur leur charme, et en les rattachant d’une façon banale les uns aux autres.

C’était là de ces arrangements, comme les fabricants de « pots-pourris » en ont fait ensuite, souvent plus brillamment et non sans effet, avec les motifs de ces mêmes opéras. On admire beaucoup l’ouverture de Guillaume Tell, de Rossini, et celle de Zampa, de Hérold ; elle plaisent beaucoup à la foule, en effet. Il est vrai qu’on rencontre, surtout dans la première de ces œuvres des inspirations incontestablement originales ; mais on n’y trouve pas une idée vraiment artistique. Ces compositions n’appartiennent plus à l’histoire de l’art, mais bien à celle des succès de théâtre.

Ayant ainsi jeté un coup d’œil sur les développements successifs de l’ouverture et sur les productions les plus brillantes dans ce genre, il nous reste à répondre à la question suivante : À quelle manière de conception et d’exécution faut-il donner la préférence ? Quelle est la mieux appropriée au genre et la plus juste ? Si l’on veut éviter de paraître exclusif, il n’est pas facile de faire à cette question une réponse bien définie. Nous avons devant nous deux chefsd’œuvre inimitables, chez lesquels nous devons reconnaître une égale grandeur d’intention et d’exécution mais qui n’en sont pas moins foncièrement différents quant à la conception première et à la façon dont ils sont traités. Je veux parler des ouvertures de Don Juan et de Léonore.

Dans la première, la pensée dirigeante du drame, est indiquée en deux traits principaux ; leur invention, comme leur mouvement, appartient incontestablement à la haute sphère musicale. L’orgueil passionnément surexcité est en conflit avec un pouvoir terrible et menaçant, qui paraît avoir pour but d’abattre ce premier sentiment. Si Mozart y avait ajouté l’effroyable dénouement du sujet dramatique, rien n’eut fait défaut à l’œuvre musicale, pour qu’on ptit la considérer comme un tout complet, comme formant à elle seule, tout un drame. Mais le maître laisse simplement pressentir l’issue du combat. Dans la merveilleuse transition à la première scène, il fait courber les éléments ennemis comme sous une volonté supérieure, et un gémissement plaintif passe seul sur le théâtre de la lutte.

De même que la pensée principale du drame est exprimée d’une façon claire et saisissante dans cette ouverture, de même aussi ne trouve-t-on pas un seul endroit dans le tissu musical que l’on puisse rapporter directement à la marche de l’action. C’est dans ce sens qu’il nous faudrait considérer l’introduction empruntée à la scène du spectre, qui aurait dû se trouver, au contraire, à la fin de l’ouverture. Par contre, son morceau capital est libre de toute réminiscence du motif de l’opéra, et tandis que l’auditeur est subjugué par le développement purement musical du thème, ses sensations intellectuelles s’arrêtent au péripéties d’un combat acharné, qu’il ne s’attend pas à voir développer devant lui comme action dramatique.

Là, se trouve la différence fondamentale qui existe entre l’ouverture de Don Juan et celle de Léonore car à l’audition de cette dernière, nous ne pouvons nous défendre de la violente anxiété avec laquelle nous assistons à la marche d’une action saisissante se passant réellement devant nous. Comme nous l’avons déjà dit, Beethoven a, de ce puissant morceau d’harmonie, fait un véritable drame musical, un drame vivant de son existence propre, créé à l’occasion d’une pièce de théâtre. Ce n’est donc pas seulement une simple esquisse du drame, une simple introduction servant de préparation à l’action scénique à tous les points de vue, c’est un drame dans le sens le plus idéal.

La manière du maître, aussi loin que nous pouvons la suivre, nous permet de deviner quelle profonde nécessité intérieure le poussait à la conception de cette gigantesque ouverture. Il s’agissait pour lui de concentrer dans son unité une action majestueuse, affaiblie et entravée par des détails mesquins appartenant au sujet dramatique, et de la produire dans son nouveau développement idéal, alimenté seulement par ses impulsions les plus spontanées. C’est le fait d’un cœur puissamment aimant qui, entraîné par une noble résolution, brûle du désir de descendre comme un ange de consolation et de liberté dans les profondeurs de la mort. Une seule pensée pénètre tout l’ouvrage : celle de la liberté conduisant dans la plus vive allégresse un ange de lumière au secours de l’humanité souffrante ; nous sommes transportés dans un sombre cachot où n’arrive pas un seul rayon de lumière. Les soupirs, les gémissements de l’âme qui de ses profondeurs, appellent la liberté, interrompent seuls l’épouvantable silence de la nuit. Un regard ardent y descend avec le dernier rayon de soleil.

C’est le regard de l’ange qui ne veut plus respirer l’air pur de la divine liberté dont vous êtes privés, vous qu’on lient enfermes dans le profond souterrain. Il prend une résolution enthousiaste, celle de renverser tous les obstacles qui vous séparent de la lumière du ciel. L’âme se dilate de plus en plus et toujours plus puissante par cette sublime résolution. C’est l’envoi du sauveur qui vient délivrer le monde. Cependant cet ange n’est qu’une femme aimante ; sa force est la faiblesse même de l’humanité souffrante ; elle combat les obstacles étrangers comme ses propres faiblesses et menace avant de succomber. Pourtant cette idée surhumaine illumine si bien l’âme qu’elle finit par lui communiquer une force surhumaine. Un puissant et suprême effort brise le dernier obstacle ; la pierre est chassée au loin ; la lumière du soleil pénètre en rayons lumineux dans le cachot. Liberté ! liberté ! s’écrie avec allégresse la libératrice ; liberté, divine liberté ! s’écrie le prisonnier.

Voilà l’Ouverture de Léonore telle que l’a composée Beethoven. Ici tout est animé d’un mouvement dramatique incessant et dominé par l’ardente pensée d’exécuter un plan inouï.

Cette œuvre est tout-à-fait unique dans son genre, on ne peut même plus l’appeler une ouverture, si par cette appellation nous entendons un morceau d’harmonie destiné à être exécuté avant le commencement d’un drame, pour préparer simplement au caractère de l’action. D’autre part, comme nous ne considérons pas l’œuvre d’art musical, en général, mais le véritable but de l’ouverture en particulier, nous ne pouvons proposer comme modèle celle de Léonore, En effet, elle explique par une anticipation trop pleine de feu, le drame tout entier, concentré en elle avec son dénouement ; et l’on en doit conclure, ou que l’auditeur ne la comprend pas du tout, ou qu’il la saisit mal s’il ne devine pas à l’avance toute l’action. Si au contraire, cette ouverture est bien comprise par lui, elle affaiblit à l’avance l’intérêt du drame.

Laissons donc de côté cet immense morceau d’harmonie, et revenons à l’ouverture de Don Juan. Ici nous avons trouvé ébauchée l’idée principale de la pièce exécutée dans une forme purement musicale, mais non dramatique. Déclarons, sans hésiter, que ce mode de conception et d’exécution est le meilleur, surtout par cette raison que le musicien se soustrait à toute occasion de dépasser les limites de son art spécial, c’est-à-dire de sacrifier sa liberté. C’est de cette manière, aussi, que le musicien atteint le plus sûrement le but de l’ouverture, qui ne doit jamais être qu’un prologue idéal, et comme tel, nous transporter simplement dans ces sphères élevées où nous nous préparons au drame. Toutefois, nous ne voulons aucunement dire, par là, que l’idée du drame, musicalement conçue, ne doit pas être amenée à une expression et à une conclusion précises ; tout au contraire, l’ouverture, comme œuvre d’art musical, doit former un tout complet.

Dans ce sens, nous ne pouvons pas citer un modèle d’ouverture plus beau, plus parfait que celle de l’Iphigénie en Tauride de Gluck ; et c’est pourquoi nous essayons d’indiquer spécialement dans cette œuvre ce que nous croyons devoir considérer comme le meilleur procédé pour la conception d’une ouverture.

Ici, de nouveau, comme dans l’ouverture de Don Juan, c’est la lutte ou au moins l’opposition de deux éléments ennemis qui mouvementé la pièce. L’action même d’Iphigénie renferme ces deux éléments. L’armée des héros grecs est réunie en vue de l’exécution d’une grande entreprise commune. Tout intérêt autre que celui d’exécuter ce projet disparaît devant ce but unique de la masse.

En opposition, nous avons un intérêt particulier, la conservation d’une vie humaine, le salut d’une jeune fille.

Avec quelle clarté caractéristique, avec quelle vérité Gluck n’a-t-il pas personnifié ces deux contrastes ! Dans quelle parfaite proportion ne les a-t-il pas combinés et mis en opposition, puisque cette simple opposition suffit pour produire l’action et le mouvement ! La masse des héros coalisés est représentée par l’importance considérable donnée au motif principal de l’unisson, tandis que le thème, suivant nous, peint la compassion qu’on éprouve pour la jeune fille. L’ouverture, mouvementée continuellement par ce seul contraste, nous donne la grande idée de la tragédie grecque, en nous remplissant alternativement de terreur et de pitié. De cette manière, nous arrivons parfaitement à ce diapason élevé qui nous prépare à l’audition d’un drame, dont le sens le plus élevé nous est dévoilé à l’avance, et nous sommes amenés ainsi à comprendre l’action qui va suivre.

Puisse cet exemple admirable servir de règle, dans l’avenir, à la conception des ouvertures, et en même temps démontrer pour toujours combien une grande simplicité dans le choix des motifs musicaux facilite au musicien l’exposition rapide et claire de ses intentions, quelqu’extraordinaires qu’elles puissent être ! Certes il eut été difficile, ou pour mieux dire impossible, à Gluck lui-même d’arriver au même résultat, si, entre les principaux thèmes de son ouverture, il eut intercalé et développé des motifs accessoires destinés à représenter tel ou tel incident du drame, motifs qui eussent passé inaperçus ou qui eussent affaibli et disséminé l’attention de l’auditeur. Malgré cette simplicité de moyens, il reste encore dans l’ouverture une large part au drame par le développement de la principale pensée musicale.

De toutes façons, il ne peut pas s’agir ici d’une action telle que le drame seul peut en présenter, mais seulement d’une expression compatible avec la musique instrumentale. Deux thèmes musicaux réunis dans une composition laissent toujours apercevoir dans leur mouvement respectif un certain penchant, une tendance à atteindre un point culminant. Une conclusion paraît alors indispensable à notre complète satisfaction, car notre sentiment demande à se prononcer définitivement dans l’un ou l’autre sens. Or, comme c’est une lutte de principes ou de situation qui donne au drame la vie et sa signification la plus haute il n’est aucunement contraire aux moyens d’action les plus purs de la musique de donner à cette lutte des motifs harmoniques une conclusion également semblable à la tendance dramatique. C’est assurément de cette opinion que partent Cherubini, Beethoven et Weber pour la conception de la plupart de leurs ouvertures.

Dans l’ouverture du Porteur d’eau, cette révolution est indiquée d’une manière très évidente. Les ouvertures de Fidelio, d’Egmont, de Coriolan, comme celle du Freischütz, expriment d’une manière claire et certaine le dénouement d’un violent combat. Le point de rapprochement avec le sujet dramatique doit donc se trouver dans le caractère des deux thèmes principaux. D’un autre côté, la composition d’une ouverture ne doit jamais suivre exactement la marche des événements du drame, car ce procédé ferait immédiatement disparaître le caractère unique, essentiel que doit revêtir un morceau d’harmonie.

Le but le plus élevé à atteindre dans la conception de l’ouverture serait de reproduire par les moyens, spéciaux à la musique seule, l’idée caractéristique du drame et de l’amener à un dénouement correspondant à la manière dont a été exécutée la pièce scénique. Le musicien procédera donc très heureusement s’il entrelace les motifs caractéristiques de son ouverture de traits mélodiques ou rhytmiques, qui ont une signification dans l’action dramatique. Dans l’action elle-même, ces traits ne devraient pas être semés au hasard, mais au contraire, placés avec discernement et mesure, servant pour ainsi dire de jalons, d’orientation sur le champ des actions humaines en donnant ainsi à l’ouverture son caractère individuel. Ces traits doivent être naturellement d’une nature bien musicale, tout en passant du domaine de l’harmonie pure à celui de la vie humaine quotidienne. Je citerai à ce sujet comme d’excellents exemples la sonnerie de trompette des prêtres dans la Flûte enchantée, le signal de la trompette dans Léonore et l’appel du cor dans Oberon. Ces motifs de l’opéra introduits dans l’ouverture servent ici, où ils sont placés avec discernement, de véritables rapprochements avec l’action dramatique et permettent ainsi de donner aux morceaux d’harmonie une heureuse individualité, qui n’a pour objet que de servir d’introduction à la pièce en donnant une idée générale sur le sujet.

Si nous établissons, en principe, que le développement d’éléments purement techniques dans l’ouverture doit concorder à ce point avec l’idée dramatique, que la conclusion musicale corresponde au dénouement de l’action scénique, on se demandera si les développements du drame, en ce qui concerne les rôles des principaux personnages, peuvent exercer une influence immédiate sur la conception de l’ouverture, et surtout sur l’originalité de sa conclusion. Certes, nous pourrions n’accorder cette influence que très conditionnellement, car nous trouverons qu’une conception, purement musicale, peut très-bien embrasser les idées principales d’un drame, mais non pas le sort individuel de chacun des personnages. Dans un certain sens le musicien procède comme le philosophe, qui ne saisit que l’idée même ; pour lui comme pour le poëte, la lutte des idées le préoccupe seule ; la fin tragique du héros considéré comme individu ne l’intéresse pas. Placé à ce point de vue, il néglige les faits particuliers, il triomphe quand le héros succombe.

Cette conception parfaite n’est nulle part mieux exprimée que dans l’ouverture d’Egmont, dont la phrase finale élève à sa plus haute puissance l’idée tragique du drame, et nous offre en même temps un morceau de musique complet de la plus entraînante vigueur. Je ne connais qu’une seule exception importante qui paraisse en complète opposition avec la manière de voir que je viens d’exposer, c’est l’ouverture de Coriolan. Mais si nous considérons de plus près cette œuvre puissamment tragique, nous verrons que l’idée dans laquelle on l’a conçue, bien que s’éloignant du sujet, s’explique par ce fait, que l’idée tragique repose ici entièrement sur le sort personnel du héros. Un orgueil indomptable, une nature dominante et présomptueuse, débordant de force, ne peut exciter notre compassion et notre sympathie que par sa chute ; nous la faire pressentir avec crainte, et non la faire voir avec effroi, fut l’œuvre incomparable du maître. Dans cette ouverture, comme dans celle de Léonore, Beethoven reste unique et inimitable.

Les leçons à tirer de créations d’une si haute originalité ne peuvent nous profiter que si nous les relions aux leçons que nous ont laissées d’autres grands maîtres. La triade : Gluck, Mozart, Beethoven, est l’étoile qui nous guidera toujours dans les sentiers ardus de l’art, car celui qui voudrait ne suivre qu’un seul de ces maîtres serait certain de se tromper et de tomber dans cette erreur dont un seul a pu sortir victorieux, et celui-là on ne peut l’imiter.

R. WAGNER.
(Traduit de l’allemand).

Comme on vient de le voir, M. Wagner fait en traits rapides l’historique de l’ouverture, depuis les premiers essais sans valeur réelle jusqu’à nos jours. il signale, en passant, l’ouverture du Messie de Handel qui, selon lui, ne doit pas être considérée eiômme caractérisant le sujet de cet oratorio. Etant donné le style contrepointé de la musique à cette époque, l’ouverture du Messie est, croyons-nous, ce qu’elle pouvait être. M. Wagner le reconnaît d’ailleurs.

Pour lui, les véritables créateurs de l’ouverture, telle qu’il la comprend, c’est-à-dire une œuvre où Se trouve exprimée l’idée générale du drame qu’elle annonce, sont Gluck et Mozart. L’ouverture d’Iphiphigénie en Tauride est, selon M. Wagner, un modèle parfait, et celle de Don Juan, le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre ; elles réalisent son idéal.

En parlant de la première il dit : « Puisse cet exemple admirable servir de règle dans l’avenir à la conception des ouvertures et en même temps démontrer pour toujours combien une grande simplicité dans le choix des motifs musicaux facilite au musicien l’exposition rapide et claire de ses intentions, quelque extraordinaires qu’elles puissent être. »

Ne dirait-on pas que ces lignes ont été écrites par le sage Haydn lui-même ? Ce sont assurément là d’excellents principes que M. Wagner ferait bien de mettre en pratique dans ses compositions musicales. Mais les qualités qui lui manquent le plus sont précisément la simplicité et la clarté, qu’il prise tant chez les autres.

L’hommage rendu par M. Wagner au génie de Mozart n’a pas laissé que de nous étonner après ce qu’il a dit, dans la préface de ses quatres poëmes, de certaines parties de la musique de l’auteur de Don Juan. Cherchant à les caractériser, il ajoute : « Une musique de table, c’est-à-dire une musique qui, entre les agréables mélodies qu’elle fait entendre par intervalles, offre encore un bruit propre à exciter la conversation ! ! »

Cette plaisanterie est lourde comme une choucroute, car si l’on peut à la rigueur, critiquer certaines formules finales chez Mozart, prendre un tel ton à propos d’un tel génie est une insolence du plus mauvais goût. Mais oublions cette erreur, que M. Wagner voudra, sans doute, abjurer et poursuivons une voie où nous sommes heureux de le rencontrer.

Les ouvertures de Beethoven sont, pour lui, le dernier degré du sublime. Ce qu’il dit de l’ouverture d’Eléonore est remarquablement senti ; on ne saurait exprimer mieux l’admiration qu’on éprouve en écoutant cette œuvre d’un géant. Cependant M. Wagner ne la propose pas pour modèle, « parce qu’elle explique, par une anticipation trop pleine de feu, son dénouement. Et l’on doit en conclure, ou que l’auditeur ne la comprend pas du tout, ou qu’il la saisit mal, s’il ne devine pas à l’avance toute l’action. Si, au contraire, cette ouverture est bien comprise par lui, elle affaiblit à l’avance l’intérêt du drame. »

Nous partageons l’admiration de M. Wagner pour l’ouverture d’Eléonore, mais nous ne souscrivons pas à ses réserves. Aussi expressive que puisse être la musique d’une ouverture, elle ne va pas jusqu’à jaconter la pièce de façon à nuire à l’effet imprévu de l’action. La raison que donne M. Wagner n’est autre chose qu’on paradoxe.

Non loin des ouvertures de Beethoveh, il place en première ligne celles de Cherubini, et à très juste titre. Il prise fort l’ouverture du Porteur d’eau, c’est ainsi qu’on nomme, en Allemagne, l’opéra les Deux Journées. Nous eussions désiré que M. Wagner s’étendît davantage sur ce sujet, qu’il donnât, avec détails, son opinion sur les ouvertures de Démophon et de Médée, qu’il considère d’ailleurs, dans Teur ensemble, comme d’excellents résumés du drame.

Bien qu’il loue les ouvertures de Weber, elles s’éloignent de son idéal en cette matière. « Dans le domaine de la fantaisie dramatique, leur manière, dit-il, devait nécessairement conduire l’ouverture à ces morceaux d’harmonie que l’on désigne sous le nom de pots-pourris. »

Il y a bien quelque vérité dans cette critique, qui, tout d’abord, paraîtra téméraire à ceux (et je suis du nombre) qui frémissent d’enthousiasme à l’audition des ouvertures du Freischütz, d’Euryanthe et d’Oberon. Mais avouons que si, en effet, elles ont amené au système des pots-pourris d’Auber et de tutti quanti, c’est du moins par des chemins enchanteurs.

M. Wagner trouve que les ouvertures de Guillaume Tell et de Zampa « n’appartiennent pas à l’histoire de l’art, mais bien à celle des succès de théâtre, » En se plaçant au point de vue très-élevé et très-exclusif de M. Wagner, on peut accepter comme juste l’observation en ce qui concerne la seconde, mais nous ne passons pas à M. Wagner son dédain pour l’ouverture de Guillaume Tell, Qu’il dise que la dernière partie de l’œuvre n’est qu’un allegro brillant, assimilable à un succès de théâtre, passe encore, mais le début avec chant des violoncelles divisés, mais l’orage, le plus beau qu’on ait imité en musique après celui de la Pastorale de Beethoven ; mais le ravissant « Ranz des vaches, » tout cela, n’en déplaise à M. Wagner, appartient à l’histoire de l’art et du très-grand art. Ce n’est pas seulement une admirable musique, nous prétendons qu’elle satisfait aux principes de M. Wagner, parce que les différents « mouvements, » sans être empruntés aux motifs de l’opéra, sont à la hauteur du drame, et que cette musique peint à larges traits le lieu de la scène — les Alpes, leur grandiose mélancolie, et leurs terribles avalanches.

Nous nous attendions à trouver le travail de M. Wagner sur l’Ouverture, si remarquable sur plus d’un point, plus complet qu’il ne nous le donne. C’est ainsi, par exemple, qu’il passe sous silence les ouvertures de Haydn, de Mendelssohn, de Berlioz et de Meyerbeer ; les introductions de Robert le Diable et des Huguenots méritaient bien aussi qu’il s’y arrêtât. Il y a là une lacune considérable.


  1. Fragment traduit de l’allemand, par l’auteur de ce volume, d’après les œuvres complètes de M. Richard Wagner : Gesammelte Schriften und Dichtungen, 3e volume, chez l’éditeur Fritzch. Leipzig. 1861.