Sur deux Mémoires de d’Alembert, l’un concernant le Calcul des Probabilités, l’autre l’Inoculation

SUR
DEUX MÉMOIRES DE D’ALEMBERT
l’un concernant
LE CALCUL DES PROBABILITÉS
l’autre
L’INOCULATION
1761
(inédit)

D’Alembert fit paraître en 1761 les premiers volumes de ses Opuscules mathématiques. C’est au commencement du tome II de cette collection, que se trouvent les deux Mémoires auxquels Diderot répond. Ces pages étaient destinées à la Correspondance de Grimm. Mais telle qu’elle a été imprimée jusqu’à présent, cette Correspondance est bien incomplète, particulièrement pour l’année 1761. La discussion des opinions de d’Alembert est, par suite, restée inconnue. Nous pouvons combler cette lacune grâce à l’obligeance de M. Brière, qui possède le manuscrit autographe de Diderot et qui nous a autorisé à le reproduire.

Dans ses lettres à Mlle  Voland, Diderot revient par trois fois sur ce sujet et, la dernière fois, il dit : « Le morceau sur les probabilités est un grimoire, qui ne vous amusera pas. » (25 octobre 1761.) Il n’est point absolument nécessaire d’être amusant dans de pareils sujets ; il suffit de montrer, comme l’a fait Diderot, une connaissance approfondie des termes du problème et de conclure, non pas comme d’Alembert, en vue de l’intérêt particulier, mais en considérant l’intérêt général, l’intérêt de la patrie.

SUR LES PROBABILITÉS

M. d’Alembert vient de publier ses Opuscules mathématiques. Il y a dans ce recueil deux mémoires qu’il n’est pas impossible de réduire à la langue ordinaire de la raison.

L’un a pour objet le calcul des probabilités ; calcul dont l’application a tant d’importance et d’étendue. C’est proprement la science physico-mathématique de la vie. L’autre traite des avantages ou désavantages de l’inoculation.

L’examen de quelques cas particuliers a fait soupçonner à M. d’Alembert un vice caché, dans la règle générale de l’analyse des hasards.

Voici cette règle : Multipliez le gain ou la perte que chaque événement doit produire, par la probabilité qu’il y a que cet événement doit arriver. Ajoutez ensemble tous ces produits, en regardant les pertes comme des gains négatifs ; et vous aurez l’espérance du joueur ; ou, ce qui revient au même, la somme que ce joueur devrait donner avant le jeu, pour commencer à jouer but à but.

Cette règle paraît simple et tout à fait conforme au bon sens. Cependant si l’on suppose que Pierre et Jacques jouent à croix ou pile, à condition que si Pierre amène croix au premier coup Jacques lui donnera un écu ; que si Pierre n’amène croix qu’au second coup, Jacques lui donnera deux écus ; qu’au troisième, quatre écus ; qu’au quatrième, huit écus ; qu’au cinquième, seize écus et ainsi de suite selon la même progression, et qu’on cherche par la règle présente l’espérance de Pierre, ou ce qu’il doit donner à Jacques pour commencer à jouer avec lui but à but, on trouve une somme infinie.

Or, outre qu’une somme infinie est une chimère, qui est-ce qui voudrait donner, dit M. d’Alembert, non cette somme, mais une somme assez modique, pour jouer ce jeu.

On répond à M. d’Alembert, que si l’enjeu de Pierre se trouve infini, c’est qu’on a fait la supposition tacite et fausse que le jeu doit durer toujours et que tous les jets peuvent avoir lieu.

M. d’Alembert réplique que dans le nombre des cas, celui où croix n’arrive jamais et pile arrive toujours se trouve comme un autre et qu’il a sa valeur ;

Que si l’on prétend que croix arrive nécessairement après un nombre fini de coups, au moins ce nombre est indéterminé ;

Que quelque somme qu’on assigne pour l’enjeu de Pierre, elle sera contestable ;

Qu’on ne peut soutenir qu’elle soit indéterminée, car enfin un homme peut proposer ce jeu à un autre, et celui-ci l’accepter ;

Que si Pierre donnait cinquante écus à Jacques et que l’on fixât à cent le nombre des coups à jouer, il faudrait pour que Pierre rattrapât cette somme en jouant, que croix ne vînt qu’au septième coup, risque qu’assurément personne ne voudrait courir.

Un habile géomètre (c’est, je crois, M. Fontaine[1]) a remarqué que l’enjeu de Pierre n’était ni infini ni indéterminé ; que quelque richesse qu’on supposât aux joueurs, ils n’auraient pas de quoi jouer cent coups et qu’ainsi l’enjeu de Pierre n’excédait pas cinquante écus.

M. d’Alembert dit encore à cela que pour ravoir cette mise de cinquante écus, il faudrait que croix n’arrivât qu’au septième coup ; qu’il y a 127 à parier contre 1 qu’il arrivera plus tôt et que Pierre perdra sa mise en tout ou en partie ;

Qu’il n’y a pas un homme sensé qui donnât 78 125 livres d’un billet de loterie composée de cent vingt-sept mauvais billets contre un bon, de dix millions ;

Et si l’on a égard, ajoute-t-il, au tort qu’une perte de 78 125 livres ferait à la fortune d’un joueur ; donc la mise ne sera plus purement et simplement proportionnelle à la somme espérée[2].

D’où M. d’Alembert conclut que, quand la probabilité d’un événement est fort petite, il faut la traiter comme nulle, et ne la point multiplier par le gain espéré, quelque considérable qu’il soit, pour trouver l’espérance ou l’enjeu, c’est-à-dire qu’alors il n’y a somme au monde qui puisse compenser le risque.

Il ajoute qu’en jouant à croix ou pile, les combinaisons où les croix et les piles seront le plus mêlées seront aussi les plus fréquentes. Il entend par être mêlé, ne pas arriver un grand nombre de fois de suite, et il regarde ces cas comme plus probables et plus possibles que les autres.

Il distingue un possible métaphysique et un possible physique ; il comprend sous le premier tout ce qui n’implique aucune contradiction, quelque rare ou extraordinaire qu’il soit. Sous le second, tout ce qui est commun, fréquent et selon le cours journalier des événements. Ainsi, d’après cette idée, il est d’une possibilité métaphysique d’amener rafle de six avec deux dés cent fois de suite ; mais cela est d’une impossibilité physique.

Mais si dans l’usage ordinaire de la vie, il faut regarder comme nulle une probabilité fort petite, on demande à M. d’Alembert où est le terme où elle cessera d’être nulle et où elle commencera à pouvoir être traitée comme quelque chose. D’ailleurs si la probabilité qui est d’un millième n’est pas à négliger, comment estimer celle qui est un peu plus grande ? Si la valeur des probabilités varie, quelle est la loi de cette variabilité ? Et si le géomètre n’a point de réponse à ces questions, que devient l’analyse des probabilités ?

M. d’Alembert renvoie la solution de ces difficultés à la connaissance des cas rares et fréquents, c’est-à-dire à l’expérience.

Il n’y aura donc quelque exactitude dans l’analyse des hasards qu’après des siècles d’observation ? Il est vrai, répond M. d’Alembert.

Voici une autre de ses idées. C’est qu’à pair ou non, à croix ou pile, les coups passés font quelque chose au coup suivant, et que, par conséquent, plus croix sera arrivé de fois consécutives, plus il y aura d’apparence que pile arrivera le coup d’ensuite. — Et quelle est la loi de cet accroissement d’apparence ? — Je n’en sais rien. — Et la loi des combinaisons que devient-elle ? — Ce qu’elle pourra.

Une supposition de l’analyse des probabilités que M. d’Alembert attaque encore, c’est que dans le nombre des combinaisons possibles celles qui amènent plusieurs fois de suite le même événement sont aussi possibles que chacune des autres, prise en particulier.

Si l’on représente croix par a et pile par b, il nie que le cas a a a a a a, etc., soit aussi possible que le cas a a b a b a, etc.

Mais si la possibilité varie entre les cas, quelle règle se faire là-dessus ? — Je n’en sais rien. — Comptera-t-on pour quelque chose la possibilité des cas où le même événement a lieu trois, quatre, cinq fois de suite ? — Il faudra voir. — Où commencer ?… où finir ?… Quand on aura commencé, quelle loi suivront les probabilités ? Si la loi varie, quelle sera sa variabilité ? Sans ces préliminaires connus, point d’analyse. — Cela se peut.

M. d’Alembert s’était demandé au mot croix ou pile dans l’Encyclopédie, combien on doit parier d’amener croix en deux coups.

La réponse ordinaire, c’est que la mise est de 3 contre 1.

Celle de M. d’Alembert, c’est qu’elle est de 2 contre 1.

Pour prouver qu’elle est de 3 contre 1, on dit : il y a quatre combinaisons différentes, croix-croix ; croix-pile ; pile-croix ; pile-pile. Les trois premiers font gagner ; la seule dernière fait perdre ; donc la mise doit être de 3 contre 1.

M. d’Alembert répond : Si croix arrive du premier coup, le jeu est fini, on n’en joue pas un second. Les combinaisons croix-croix et croix-pile se réduisent donc à une. Il n’y a que trois combinaisons possibles, deux qui font gagner et une qui fait perdre : donc la mise doit être de 2 contre 1.

Il croit que la manière dont on raisonne pour prouver que la mise est de 3 contre 1 est paralogistique, et que son paralogisme s’accroît encore si le pari est d’amener croix, non pas en deux coups, mais en cent coups joués de suite ; car, dit-il, alors on traite la combinaison qui amènerait croix cent fois consécutives comme aussi possible qu’une autre ; ce qu’elle n’est pas.

On dit à M. d’Alembert : Mais la probabilité d’amener croix au premier coup est d’un demi, et ce cas est favorable.

La probabilité d’amener pile au premier coup est aussi d’un demi, et ce cas est nul.

Et dans le cas où l’on amène pile au premier coup, la probabilité d’amener croix au second coup est d’un demi multiplié par un demi, ou d’un quart, et ce cas est favorable.

La probabilité d’amener pile au second coup est aussi d’un demi multiplié par un demi, et ce cas seul est défavorable.

La somme des probabilités favorables est donc à celle des probabilités défavorables comme 1/2 est à 1/4, ou comme 3 est à 1.

Dans ce raisonnement, dit M. d’Alembert, on traite le premier coup comme le second. Or cela ne doit pas se faire, car le premier coup est certain, et le second n’est que probable. Il ajoute que, d’ailleurs, cette manière d’estimer les probabilités est sujette à toutes les difficultés qui naissent de la supposition d’une probabilité égale pour toutes les combinaisons possibles, supposition contraire au cours ordinaire des choses.

On insiste et on lui dit : Les combinaisons croix ; pile-croix ; pile-pile ; sont les seules possibles. — D’accord. — Mais la probabilité d’amener croix au premier coup est égale à celle d’amener pile au premier coup. — Je l’avoue. — Or, la probabilité d’amener pile au premier coup est double de celle d’amener pile au premier coup et croix au second, ou pile au premier coup et pile au second. — Je l’avoue. — Donc… — Je nie la conséquence.

L’argument n’est pas en forme. Le moyen terme, le terme de comparaison n’est pas le même dans la majeure et dans la mineure. Ce moyen terme dans la majeure, c’est probabilité d’amener pile au premier coup, avant d’avoir joué ce premier coup ; dans la mineure, c’est probabilité d’amener pile au premier coup, comparée à probabilité d’amener croix ou pile au second coup. Or probabilité suppose ici le premier coup joué et pile amené, donc amener pile au premier coup n’est plus probabilité, mais certitude. En un mot, il y a cette différence entre croix et pile, au premier coup, que croix amené, plus de second coup ; pile amené, second coup nécessaire. Et puis, pourquoi le coup pile-croix ne serait-il pas un peu plus probable que le coup pile-pile ? Pile-pile est deux fois de suite le même événement. Si les probabilités de pile-croix et de pile-pile sont inégales, alors j’avoue, dit M. d’Alembert, que le rapport des mises ne sera ni de 3 à 1, comme on le veut, ni de 2 à 1, comme je l’ai cru. — Qu’est-il donc ? — Peut-être incommensurable, inappréciable. — Et cela supposé, que devient l’analyse des probabilités ? — Ce n’est pas mon affaire. Ce que j’aperçois, c’est que la règle générale selon laquelle on détermine le rapport des probabilités, n’est pas exacte ; qu’une théorie satisfaisante des probabilités suppose la solution de plusieurs questions peut-être insolubles, comme d’assigner le rapport des probabilités dans les cas qui ne sont pas, ou qu’il faut regarder comme n’étant pas également possibles ; de fixer quand la probabilité est assez petite pour être traitée de nulle ; enfin, d’estimer la mise selon la probabilité plus ou moins grande.

M. d’Alembert prétend que la combinaison a a a a a a est moins possible que la combinaison a a b a b a. J’avoue qu’abstraction faite de toute cause physique, qui favorise l’une ou l’autre, cette proposition me paraît encore vide de sens.

Je porte le même jugement de la solution qu’il donne du problème de la mise de celui qui propose d’amener croix en deux coups et de celui qui accepte ce jeu. Rien n’est plus faux que ces mises soient comme 2 à 1 ou dans quelqu’autre rapport que celui de 3 à 1.

Comme il en a fait une affaire de dialectique, il faut argumenter contre lui, et lui montrer le peu de fondement de la distinction du cas possible et du cas certain, en écartant ces idées de la solution.

Si un joueur a égale espérance, en jouant un seul coup, d’obtenir ou rien ou une coupe d’or, il est clair que la valeur de son coup est de la moitié de la coupe d’or.

Si un joueur a égale espérance, en jouant un seul coup, d’obtenir ou un casque ou une coupe d’or, ou quelque sorte d’avantage que ce soit, il est clair que la valeur de son coup est de la moitié de ces avantages ; ainsi, dans l’exemple proposé du cas que et de la coupe) il est de la moitié du casque, plus de la moitié de la coupe.

Cela posé, si Pierre et Jacques jouent à croix ou pile, et que Jacques accorde deux coups à Pierre pour amener croix, voyons quelle doit être la mise de Pierre, et quelle est la mise de Jacques.

Soit une quantité quelconque ignorée la somme de la mise de Pierre et de la mise de Jacques.

Lorsque Pierre est sur le point de jouer son premier coup, son espérance est la même à toute la somme des mises, et à un second coup.

Donc la valeur de son espérance est de la moitié de toute la somme des mises, plus de la moitié d’un second coup.

Mais quelle est la valeur de ce second coup pour Pierre ?

Puisque ce second coup lui donne une égale espérance à toute la somme des mises et à rien, sa valeur est de la moitié de toute la somme des mises, et la moitié de sa valeur du quart de toute la somme des mises.

Donc, lorsque Pierre est sur le point de jouer son premier coup, la valeur de son espérance est de la moitié de toute la somme des mises, plus du quart de toute la somme des mises, ou bien des trois quarts de toute la somme des mises.

Donc, la valeur de l’espérance de Jacques est d’un quart de toute la somme des mises.

Donc, la valeur de l’espérance de Pierre est à la valeur de l’espérance de Jacques comme trois quarts à un quart, ou comme 3 à 1.

Donc la mise de Pierre doit être à celle de Jacques comme 3 à 1.

Le même raisonnement s’applique au cas où le joueur A propose au joueur B un écu, s’il amène croix du premier coup ; deux écus, s’il n’amène croix qu’au second coup ; quatre écus, s’il n’amène croix qu’au troisième coup ; huit écus, s’il n’amène croix qu’au quatrième coup ; seize écus, s’il n’amène croix qu’au cinquième coup ; et ainsi de suite selon la même progression.

Je dis : lorsque B est sur le point de jouer son premier coup, son espérance est la même à un écu et à un second coup.

Donc, la valeur de son espérance est de la moitié d’un écu, plus de la moitié d’un second coup.

Mais quelle est la valeur de ce second coup ?

Puisque ce second coup lui donne égale espérance à deux écus et à un troisième coup, donc la valeur de ce second coup est d’un écu, plus de la moitié d’un troisième coup ; et la valeur de la moitié de ce second coup, d’un demi-écu, plus du quart d’un troisième coup.

Donc, lorsque Pierre est sur le point de jouer son premier coup, son espérance est de la moitié d’un écu, plus de la moitié d’un écu, plus du quart d’un troisième coup.

Mais quelle est la valeur de ce troisième coup ?

Puisque ce troisième coup lui donne égale espérance à quatre écus, plus à un quatrième coup, donc la valeur de ce troisième coup est de deux écus, plus de la moitié d’un quatrième coup ; et la valeur du quart de ce troisième coup, de la moitié d’un écu, plus d’un huitième d’un quatrième coup.

Donc, lorsque Pierre est sur le point de jouer son premier coup, son espérance est de la moitié d’un écu, plus de la moitié d’un écu, plus de la moitié d’un écu, plus d’un huitième d’un quatrième coup.

Mais quelle est la valeur de ce quatrième coup ?

Puisque ce quatrième coup lui donne égale espérance à huit écus et à un cinquième coup, donc la valeur de ce quatrième coup est de quatre écus, plus de la moitié d’un cinquième coup ; et la valeur du huitième de ce quatrième coup d’un demi-écu, plus du seizième d’un cinquième coup.

Donc, lorsque Pierre est sur le point de jouer son premier coup, son espérance est de la moitié d’un écu, plus de la moitié d’un écu, plus de la moitié d’un écu, plus de la moitié d’un écu, plus du seizième d’un cinquième coup.

Et ainsi de suite.

D’où l’on voit que l’expression de l’espérance de Pierre contiendra toujours un demi-écu, plus une portion du second coup ; ou un demi-écu, plus un demi-écu, plus une portion du troisième coup ; ou un demi-écu, plus un demi-écu, plus un demiécu, plus une portion du quatrième coup ; et ainsi jusqu’à l’infinitième coup.

Donc, on suppose que A et B jouent pendant toute l’éternité.

Et dans cette supposition, l’infinitième coup ne pouvant jamais avoir lieu, on voit que l’espérance des joueurs ou leur avantage réciproque tend sans cesse à l’égalité, mais n’y arrive jamais. D’où l’on voit que cette solution ramène à l’idée que j’ai donnée d’un jeu égal, lorsque j’ai dit qu’un jeu égal était celui où il y avait un à parier contre un à chaque coup, et où, plus on jouait de coups, plus le rapport des coups gagnés aux coups perdus s’approcherait du rapport d’égalité, quelquefois donnant ce rapport, ordinairement s’en écartant, soit en dessus, soit en dessous.

Lorsque M. d’Alembert a distingué le premier coup, qu’il appelle certain, du second coup, qu’il appelle probable, il n’a pas vu qu’il ne s’agissait ni de probabilité de jouer ni de certitude de jouer, mais des prétentions ou espérances réciproques des joueurs avant que de jouer ; de ce qui reviendrait à chacun d’eux, s’ils ne voulaient pas jouer, mais partager les enjeux ; et que ces prétentions, antérieures au premier coup parleur nature, n’admettaient aucune distinction de probabilité ou de certitude.

Il n’en est pas de deux coups comme d’un nombre infini de coups, ainsi :

Si un joueur a égale espérance, en jouant un seul coup, d’obtenir ou 0 ou P, il est certain que la valeur de son coup = P/2. Cela est évident.

Si un joueur a égale espérance, en jouant un seul coup, d’obtenir ou P ou φ, en un mot quelques sortes d’avantages que ce soient, il est certain que la valeur de son coup = P/2 + φ/2.

Cela posé, si Jacques accorde à croix ou pile deux coups à Pierre pour amener croix, voyons quelle doit être la mise de Pierre et quelle la mise de Jacques.

Soit P la somme de la mise de Pierre et de la mise de Jacques. Je dis que la prétention de Pierre, lorsqu’il est sur le point de jouer son premier coup, = 3P/4 ; par conséquent, celle de Jacques = P/4, et la mise de Pierre est à celle de Jacques comme 3 à 1. Car, lorsque Pierre est sur le point de jouer son premier coup, sa prétention est la même à P et à un coup qui lui assure également ou 0 ou P.

Or, un coup auquel on a la même prétention qu’à P et qui assure également ou 0 ou P = P/2.

Donc, lorsque Pierre est sur le point de jouer son premier coup, sa prétention est la même à P et à P/2.

Or, une prétention qui est la même à P et à P/2 = P/2 + P/4 = 3P/4.

Donc, lorsque Pierre est sur le point de jouer son premier coup, sa prétention = 3P/4 ; donc celle de Jacques = P/4 ; donc la mise de Pierre à celle de Jacques est comme 3 à 1.

La même démonstration s’applique au cas où le joueur A propose au joueur B un écu s’il amène croix du premier coup, 2 écus s’il n’amène croix qu’au deuxième coup, 4 écus s’il n’amène croix qu’au troisième coup, 8 écus s’il n’amène croix qu’au quatrième coup, 16 écus s’il n’amène croix qu’au cinquième coup, et ainsi de suite en suivant la même progression.

Je dis : la prétention de B, lorsqu’il est sur le point de jouer son premier coup, est la même à 1 écu et à un second coup.

Donc, quelle que soit la valeur de ce second coup, la prétention de B lorsqu’il est sur le point de jouer son premier coup = 1/2 + un 2e coup/2.

Mais ce deuxième coup lui assure également ou 2 écus ou un troisième coup ; donc la valeur de ce second coup = 1 + un 3e coup/2.

Donc la prétention de B, lorsqu’il est sur le point de jouer son premier coup = 1/2 + 1/2 + un 3e coup/4.

Mais ce troisième coup lui assure également 4 écus ou un quatrième coup ; donc la valeur de ce 3e coup = 2 + un 4e coup/2.

Donc, la prétention de B lorsqu’il est sur le point de jouer son premier coup = 1/2 + 1/2 + 1/2 + un 4e coup/8.

Mais ce quatrième coup lui assure également 8 écus ou un cinquième coup ; donc la valeur de ce 4e coup = 4 + un 5e coup/2.

Donc, la prétention de B lorsqu’il est sur le point de jouer son premier coup = 1/2 + 1/2 + 1/2 + 1/2 + un 5e coup/16.

Le paradoxe de M. d’Alembert consiste, quand il a distingué le premier coup, qu’il appelle certain, du second coup qu’il appelle probable, à n’avoir pas vu qu’il ne s’agit ni de probabilité ni de certitude ; mais de la prétention du joueur avant que de jouer ; de ce qui lui reviendrait s’il ne voulait pas jouer, et que cette prétention à P et à tout autre quantité dont la chance lui donne une égale alternative n’admet aucune distinction.

QUELQUES OBSERVATIONS SUR CE MÉMOIRE.

L’analyse des probabilités peut être considérée comme une science abstraite ou comme une science physico-mathématique.

Sous le premier aspect les problèmes se résolvent dans la tête du géomètre, comme ils se résoudraient dans l’entendement divin. Une durée qui n’a point de fin tend à chaque instant à donner une valeur infinie aux quantités finies les plus petites. Les résultats ne doivent jamais étonner. Comme la combinaison s’exécute sans cesse, il n’y a rien qu’elle ne puisse amener. Le temps équivaut à tout. Supposez à un atome de matière une dureté absolue ; placez cet atome sur un bloc de marbre gros comme est l’univers ; animez-le du degré de pesanteur le plus petit ; avec ce faible effort et le temps, il parviendra au centre du globe. Avec le temps, tout ce qui est possible dans la nature est. Si l’éternité multiplie le moindre degré de vraisemblance, le produit égalera la plus énorme vraisemblance multipliée par l’instant qui fuit.

Sous le second aspect, c’est une science restreinte à de petits moyens, à une expérience d’un moment, un être qui passe comme l’éclair et qui rapporte tout à sa durée.

Toute la science mathématique est pleine de ces faussetés que M. d’Alembert reproche à l’analyse des probabilités. D’où naissent les incommensurables ? l’impossibilité des rectifications et des quadratures ? C’est la fable de Dédale. L’homme a fait le labyrinthe et s’y est perdu.

Dans le problème des deux joueurs à croix ou pile dont la solution révolte l’esprit au premier coup d’œil, toute l’absurdité est dans les noms des joueurs. Au lieu de Pierre et de Jacques, dites : Oromaze et Arimane jouent sans cesse, et la mise infinie sera juste et le jeu égal. Car qu’est-ce qu’un jeu égal ? Celui où il y a un à parier contre un à chaque coup, et où par conséquent une suite de coups ininterrompue tend sans cesse à rendre le nombre des coups perdus égal au nombre des coups gagnés.

Lorsque vous dites : A et B jouent, vous instituez A et B jouant pendant toute l’éternité : c’est un état permanent. Votre solution est éternelle, et quand vous dites : Pierre et Jacques jouent, vous la restreignez à un instant. L’expression jouent est indéfinie dans le premier cas ; dans le second, au contraire, elle est déterminée.

La question était physico-mathématique, et votre solution est abstraite ; la question supposait des êtres infinis, et votre solution s’applique à des êtres finis, d’où il s’en est suivi qu’on a fait entrer en calcul une multitude de jets qui ne pouvaient être, un avantage imaginaire, une durée chimérique, des sommes et un jeu sans interruption et une vie sans fin.

Pour demeurer dans la physico-mathématique et accorder la demande avec la réponse, voici comment il fallait proposer le problème.

Pierre et Jacques (deux hommes) s’engagent à jouer toute leur vie, à tel jeu et sous telles conditions ; quelles doivent être leurs mises ?

Alors il faut trouver l’expression moyenne de la durée d’un coup. Jeune, on joue plus vite que vieux, le matin plus vite que sur la fin du jour. Ceci est un travail : on ne peut guère jouer que le temps qu’on travaillerait. Tout défalqué, le temps donné au repos et aux besoins et pris par les distractions et les maladies, le reste du jour qu’on emploie ou à un travail ou à un jeu continu sera peu de chose.

Il faut avoir la durée probable de la vie du plus âgé, car il faut qu’ils vivent tous les deux, il faut qu’ils aient chacun la plus grande somme qu’il soit possible de perdre à ce jeu.

Mais si la condition est de jouer toute la vie, je ne sais si l’expression du temps ne sera pas une quantité variable, car à chaque coup perdu ou gagné il faudra recommencer, et alors autres valeurs de la durée d’un coup, du jeu, de la vie, des mises, et puis qui sait si cette expression deux joueurs jouent ne restera pas illimitée ; ne supposera pas un état permanent et éternel, et si la question ne rentrera pas encore, par ce côté, dans la classe des abstractions ? Je soupçonne cette expression jouent dont on fait peut-être un état permanent dans la solution, et qui est un état momentané dans l’application, d’être en partie la cause de toutes ces différences que M. d’Alembert établit entre les coups successifs et les coups mêlés, car on n’a pas sitôt étendu la durée à l’infini que cette différence disparaît, et elle diminue à mesure que le nombre des coups ou que la notion de la durée du jeu s’accroît ; c’est une considération qui vaut la peine qu’on s’y arrête. Quand on dit dans l’énoncé d’un problème A et B jouent, peut-être suppose-t-on ou qu’ils jouent toujours ou qu’ils ne jouent qu’un seul coup.

M. d’Alembert dit que, dans le nombre des cas, celui où pile arrive toujours, et croix jamais, s’y trouve comme un autre… Oui, comme un autre qu’on spécifie pareillement. Or, pour amener un coup spécifié entre une infinité d’autres coups différents, il faut une infinité de jets ; une durée infinie, et les joueurs A et B ne peuvent plus être des hommes.

M. d’Alembert dit que si l’on prétend que croix arrive après un certain nombre de coups, au moins ce nombre est indéterminé et que quelque somme qu’on assigne à l’enjeu de Pierre elle sera contestable… Cela est vrai ; et la raison que M. d’Alembert n’a pas vue, c’est qu’il n’y a et qu’il ne peut y avoir aucun jeu où des causes physiques n’introduisent une inégalité secrète inappréciable. On croit en jouant avec un dé à six faces, jouer un jeu à six chances égales, ce qui est faux : il faudrait que le centre de gravité fût rigoureusement au centre de la masse, ce qui est impossible dans un instant ; ce qui serait possible dans un instant et cesserait d’avoir lieu dans l’instant suivant.

Un seul clé donne au moins six chances inégales. De là cette distinction que l’expérience marque entre un cas et un autre.

On a beau remuer le cornet, les dés ne s’y meuvent point ni sur la table du trictrac comme s’ils étaient parfaits. La cause physique a son effet ; de là les cartes voûtées, les coups voûtés et tant d’observations fines des joueurs de profession.

Or, l’effet des causes physiques change perpétuellement. Tantôt elles tendent à amener un même événement plusieurs fois de suite, tantôt un autre événement, mais aussi plusieurs fois de suite.

M. d’Alembert répond à l’ingénieuse solution de M. Fontaine, qu’il faudrait, pour que Pierre rattrapât sa mise, que croix n’arrivât qu’au septième coup et qu’il y a 127 à parier contre 1 qu’il arrivera plus tôt ; mais qu’importe, si un seul coup peut valoir à Pierre 127 fois sa mise et plus ?

Si un homme ne met pas 78 125 livres sur un billet de loterie qui peut valoir 10 millions, mais sur lequel il y a 127 à parier contre 1 qu’il ne vaudra rien, c’est qu’il y a des jeux qui ne sont point faits pour les hommes et des hommes qui ne sont point faits pour le jeu.

Les jeux auxquels les hommes risquent la moindre partie de leur bonheur ne sont pas faits pour eux.

Les rois et les hommes d’une fortune exorbitante ne sont pas faits pour le jeu.

Les rois ne risquent rien, et ceux qui jouent contre eux risquent tout.

Les hommes qui jouissent d’une grande fortune peuvent la perdre contre un malheureux qui n’a qu’un écu dans sa poche.

M. d’Alembert dit que quand la probabilité d’un événement est fort petite il faut la traiter comme nulle. Cette proposition, avancée généralement, comme elle l’est, est fausse et contraire à la pratique constante des joueurs et des commerçants.

Ceux qui font fortune au jeu et dans les affaires, n’ont d’autre supériorité sur les autres que de discerner une petite probabilité et que de l’ôter à leurs concurrents. A la longue, ceux qui négligent les petits avantages se ruinent.

C’est qu’il n’y a point de petit avantage quand il se réitère ; c’est qu’il n’y a probabilité si petite qui n’ait son effet avec le temps ; c’est que, dans tout jeu, peut-être faudrait-il s’assujettir à un certain nombre de coups et accroître les mises selon une certaine loi ; c’est qu’il faut que cette observation ne soit pas sans fondement, puisque bien des joueurs ne jouent point contre un homme qui n’a qu’Un coup à jouer et que d’autres augmentent leurs mises à mesure qu’ils perdent.

M. d’Alembert veut-il dire qu’il est prudent de ne pas hasarder une grosse somme à un jeu où la probabilité est très-petite, quel que soit le gain proposé ? Je suis de son avis ; mais qu’est-ce que cela fait à l’analyse des jeux de hasard ?

Il ajoute qu’à croix on pile, qu’à pair ou non, qu’aux dés, les coups qui ont précédé font quelque chose au coup qui va suivre. Si je juge cette proposition sans aucun égard à quelque cause physique secrète qui détermine un événement à avoir lieu plutôt qu’un autre, je n’y trouve pas de sens.

Il n’en est pas de ces deux coups, ainsi que de deux hommes qui ont à passer une forêt où ils doivent essuyer un certain nombre de coups de fusil, mais à la condition que si le premier qui passera est tué, le second ou ne passera point ou passera sans péril, et que si le premier n’est pas tué, le second passera et courra le même péril que son prédécesseur ; il est sûr que l’un de ces hommes ferait à l’autre un bon parti pour passer le premier.

Finissons ces observations sur quelques exemples d’hommes qui ne sont pas trop rares. Ce sont des gens sages qui échouent toujours, et des fous qui réussissent constamment. Il faut souhaiter que les derniers meurent promptement et que les premiers vivent longtemps, afin que la chance de ce mauvais jeu qu’on appelle la vie, et qu’on nous a fait jouer malgré nous, change pour les premiers et n’ait pas le temps de changer pour les seconds. Si un homme ivre se promène longtemps sur le

bord d’un précipice, il faut qu’il y tombe.

DE L’INOCULATION


Les réflexions suivantes sur l’inoculation sont justes. Elles montrent beaucoup de subtilité d’esprit. On peut les regarder comme une bonne leçon pour ceux qui tentent de soumettre au calcul des sujets de cette nature, mais concluant, au moins indirectement, contre une pratique évidemment utile au genre humain ; tendant à augmenter par des doutes singuliers la pusillanimité des pères et des mères à qui l’inoculation ne répugne déjà que trop ; montrant sous un coup d’œil défavorable tout ce qu’on a écrit sur cette matière ; je crois qu’un homme plus attentif au bien général qu’à l’accroissement de sa réputation, aurait renfermé dans son portefeuille un morceau dont la lecture publique que l’auteur en fit à une rentrée de l’Académie des sciences[3], avait causé tant de plaisir aux imbéciles adversaires de l’inoculation, et un scandale si affligeant aux honnêtes gens.

M. d’Alembert dit : On n’inocule guère avant l’âge de quatre ans ;

Depuis cet âge jusqu’au terme ordinaire de la vie, la petite vérole naturelle détruit environ la septième partie du genre humain ;

Au contraire, l’inoculation prend à peine 1 victime sur 300 ;

Donc le risque de mourir de la petite vérole naturelle est, au risque de mourir de l’inoculée, comme 300 à 7[4], ou 40 à 50 fois plus grand.

Voilà, continue M. d’Alembert, le raisonnement des défenseurs de l’inoculation. Ce qui n’est pas exact. Ils prétendent, sur l’expérience de M. Tronchin, que l’inoculation n’enlève pas un malade sur 1,500 ; sur la pratique de Ramby, qu’elle n’en enlève pas un sur 1,200 ; sur l’usage des Orientaux, qu’à Constantinople elle n’en prend pas un sur 10,000.

Si donc, lorsque M. d’Alembert lut son Mémoire publiquement, il s’était trouvé dans l’assemblée quelque homme de tête qui l’eût arrêté et qui lui eût dit : « Monsieur, vous traitez une matière qui est d’une extrême importance pour ceux qui vous écoutent. Il s’agit de leur vie présente et de celle de leurs enfants. Il ne faut pas que vous leur en imposiez, et je vous préviens que vous leur en imposerez, si vous partez de l’hypothèse que le risque de la petite vérole naturelle est au risque de la petite vérole artificielle comme 300 à 7 ; » je ne doute point que cette interruption n’eût arrêté M. d’Alembert tout court, quoi qu’il en soit du rapport des deux risques dont il s’agit.

M. d’Alembert remarque que, quelque petit qu’on suppose le risque de l’inoculation, on le court en quinze jours ou un mois, au lieu que l’autre, répandu sur tout le temps de la vie, en devient d’autant plus petit pour chaque année, pour chaque mois.

« Il se peut que celui qui se fait inoculer risque plus durant le mois de son inoculation que celui qui attend la maladie ne risque dans le même intervalle de temps. Mais le mois de l’opération et de ses suites passé, le risque cesse absolument pour l’inoculé ; il dure et s’accroît même pour l’autre. »

Donc, reprend M. d’Alembert, pour fixer ce qu’on gagne ou ce qu’on perd à l’inoculation, il ne suffit pas d’avoir égard au danger que l’on court en un mois par la petite vérole naturelle, mais il faut ajouter à ce danger celui de mourir de la même maladie dans les mois suivants, jusqu’à la fin de la vie. Or, nulle observation sur le danger de mourir de la petite vérole naturelle dans l’espace d’un mois ; et quand on pourrait apprécier ce danger pour chaque mois en particulier, impossibilité peut-être d’estimer ensuite le danger total soit de la somme de risques particuliers dont la valeur s’affaiblit par l’éloignement qui les rend incertains et moins effrayants, et par le temps qui précède et durant lequel on jouit de la vie.

M. Bernoulli[5], qui a vu la chose en grand, comme il conviendrait à un souverain qui néglige dans les choses les petits désavantages particuliers pour s’attacher au bien de la masse, a apprécié l’accroissement qui résulte de l’inoculation pour la vie moyenne de l’homme. Voilà ce qu’on appelle une idée.

Il y a trois vies à distinguer dans un homme : sa vie réelle ou physique, c’est tout le temps de sa durée depuis le moment où il naît jusqu’au moment où il meurt ; sa vie moyenne, c’est la portion de durée qui lui appartiendrait si l’on prenait la somme de toutes les vies et de tous les hommes et que, divisant l’une de ces quantités par l’autre, on assignât à chaque homme la même durée ; et une vie civile, c’est cet intervalle de la vie réelle où l’homme commence à être utile à la société jusqu’au moment de caducité, où il commence à lui être à charge.

M. Bernoulli a supposé que parmi ceux qui n’ont pas eu la petite vérole et qui sont de même âge, la maladie en attaque constamment, chaque année, un huitième, et qu’il périt constamment un huitième de ceux qui sont attaqués. D’après ces suppositions, il détermine la loi de la mortalité causée par la petite vérole naturelle.

Il suppose ensuite que l’inoculation enlève 1 inoculé sur 200, et il déduit de cette supposition, la plus défavorable qu’il était possible de faire, la loi de la mortalité causée par la petite vérole inoculée.

Comparant ensuite les résultats des deux hypothèses, il fixe pour chaque âge le temps de vie qu’on peut se promettre de plus en prévenant la maladie plutôt qu’en l’attendant.

Cette marche est celle d’un homme de tête. A quoi se réduit le travail de M. d’Alembert ? A donner aux x et aux y de M. Bernoulli d’autres valeurs, à rendre ses courbes un peu plus ou un peu moins convexes, et puis c’est tout.

La supposition de M. Bernoulli, dit M. d’Alembert, sur le nombre des personnes de chaque âge qui prennent naturellement ou artificiellement la petite vérole et sur le nombre de ceux qui en meurent dans l’un et l’autre cas est gratuite. — Cela se peut. — Et puis où mène cette spéculation ? à connaître que la vie moyenne des inoculés ou le temps que chacun d’eux peut espérer de vivre surpasse la vie moyenne de ceux qui attendent la maladie. — Il est vrai, et c’est une belle et grande vue politique. — Soit la vie moyenne d’un homme de trente ans, de trente autres aimées, continue M. d’Alembert ; que par l’inoculation cette vie devienne de trente-quatre ans, voilà quatre ans de gagnés. — Oui, mais de gagnés autant de fois qu’il y aura d’inoculés, et où cette somme d’années n’est-elle pas portée chez un peuple nombreux ? — Oui, reprend M. d’Alembert, mais on risque de mourir, en un mois, à trente ans, à la fleur de son âge, pour l’avantage éloigné, incertain de vivre quatre ans de plus à soixante ans, lorsque l’infirmité commence et que la vie ne vaut guère la peine qu’on en fasse cas. N’est-ce pas le cas d’un joueur imprudent qui risque à un jeu où il y a deux cents à gagner pour un, tout son bien dans une journée, sur l’espérance d’y ajouter une petite somme ? — Mais c’est qu’il n’y a pas seulement 200 à parier contre 1 qu’on gagnera, mais 1,200, mais 1,500, mais 3,000, mais 10,000 qu’on gagnera, ce qui, de votre aveu, réduit la probabilité de la perte à zéro, et pourquoi effrayer les hommes par de fausses suppositions ?

Les mères, dit M. d’Alembert, sentent tacitement et d’instinct qu’elles ne peuvent comparer exactement leur crainte avec leur espérance, et c’est là qui les arrête. — Et il est fort mal d’ajouter encore par des subtilités à leurs alarmes mal fondées.

Si l’inoculation, continue M. d’Alembert, était avantageuse par la considération seule que la vie moyenne des inoculés en est augmentée, elle serait d’autant plus avantageuse qu’elle l’augmenterait davantage ; or, il y a une infinité de cas où l’accroissement serait énorme, et où personne n’aurait l’imprudence de se soumettre à l’opération. Exemple : soit par hypothèse, la plus longue vie de l’homme de cent ans, soit par hypothèse la petite vérole, la seule maladie mortelle, et qu’elle emportât tous les ans la moitié des malades. La vie moyenne de ceux qui l’attendraient serait de cinquante ans. Je suppose, ajoute M. d’Alembert, que l’inoculation garantit pour le reste de la vie…, — Comme cela est, —… n’enlevât qu’un malade sur cinq et assurât aux autres une vie de cent ans ; alors la vie moyenne des inoculés serait de quatre-vingts ans. Cependant qui est-ce qui, pour gagner trente années de plus, oserait courir le risque de un contre quatre de perdre la vie. Donc la considération, suite du plus grand accroissement de la vie moyenne, ne suffit pas pour déterminer à l’inoculation. Dans la supposition imaginaire que j’ai faite, le risque de l’opération est grand, mais l’accroissement de la vie moyenne est énorme. Dans le cas réel, si le risque de l’opération est petit, l’accroissement de la vie moyenne n’est presque rien. — D’accord, mais c’est que vous ne le considérez pas multiplié autant de fois qu’il y a d’hommes sauvés par l’inoculation, et c’est que vous avez supposé le rapport du risque de la petite vérole naturelle au risque de la petite vérole inoculée de 300 à 7 ; au lieu qu’à peine est-il de 1/100, de 1,500 à 1.

On a trop confondu, dit M. d’Alembert, l’intérêt public avec l’intérêt particulier. — Cela se peut, mais celui qui apprend aux hommes à séparer ces deux intérêts est un bon géomètre, à la bonne heure, mais un très-mauvais citoyen. — Dans l’hypothèse précédente, dit M. d’Alembert, il est évident que l’État gagnerait en sacrifiant un citoyen sur cinq. La société serait assurée de conserver les autres jusqu’à cent ans. Mais aucun législateur serait-il en droit d’obliger à l’inoculation ? — Question ridicule à Lacédémone et partout où l’esprit dominant est le sacrifice du bien particulier au bien général, partout où l’on sait ce que c’est que vertu. Est-ce un cas bien rare que cent mille hommes se battent contre cent mille hommes et qu’en un moment il en reste vingt mille de chaque côté sur le champ de bataille ? Or, je demande à M. d’Alembert si le législateur n’aurait pas le droit de lui faire prendre, à lui, l’épée et le mousquet dans le cas où il s’agirait de la défense de l’État ?

Au reste, de la manière dont M. d’Alembert parle du risque de l’inoculation, on voit qu’il ne sait ce que c’est que l’opération, et qu’il n’a jamais vu inoculer.

Après avoir exposé ses difficultés contre l’inoculation, il parle en sa faveur avec assez de franchise. Il avoue que si le rapport ou risque de la petite vérole naturelle, est au risque de l’inoculée comme 3,000, même comme 1,500, ou 1,200 à 1, — Or c’est ainsi qu’il est, — la probabilité du risque de mourir de l’inoculée est si faible que tout homme sensé doit la négliger.

Cependant il semble revenir sur ses pas, en disant qu’on n’a jusqu’à présent fait aucun calcul exact des avantages et désavantages de l’inoculation ; qu’on n’a pas assez distingué l’intérêt public de l’intérêt particulier ; que pour la solution du problème il faudrait une méthode de bien connaître la probabilité de la vie, un moyen sûr de comparer le risque de mourir en un mois à l’espérance de vivre quelques années de plus, l’art d’apprécier les vies physiques ou réelles, civiles et moyennes, enfin de longues tables des mortalités de la petite vérole naturelle et de la petite vérole inoculée.

Il faut convenir que voilà bien de l’esprit, bien de la pénétration et bien du travail mal employés, car, tout considéré, si ce mémoire se lit, quel sera son effet sur un père déjà incertain, sinon de le faire vaciller encore davantage et de suspendre le crédit d’un grand remède, ce qui n’est pas d’un homme sage et bien intentionné ! Mais, laissons de côté l’honnêteté et ne considérons que la gloire. Croit-on que ce tissu de subtilités fût écouté patiemment à Constantinople, à Londres et à Pékin ? Y a-t-il dans ces trois grandes contrées une seule femmelette du peuple qui ne se mît à rire des efforts qu’un géomètre fait pour s’embarrasser dans de pareilles toiles d’araignée ? Et s’il arrive, dans la suite des temps, que l’inoculation soit en France aussi commune qu’en Chine, qu’en Angleterre, que diront nos petits-enfants, lorsqu’ils parcourront ces inepties ? Ils s’écrieront, dans ce cas, comme ils en auront l’occasion en une infinité d’autres : Le bien a donc beaucoup de peine à s’introduire dans le monde ! — Hélas ! oui.


  1. Voir le Recueil des Mémoires de M. Fontaine.
  2. Tout ceci n’est point extrait textuellement de D’Alembert. Diderot suit le raisonnement, mais ne prend pas les mêmes chiffres.
  3. En 1760.
  4. D’Alembert dit « à 7 1/2, c’est-à-dire quarante fois plus grand. »
  5. Daniel.