Suréna
Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome VII (p. 520-534).
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ACTE V


Scène première.

ORODE, EURYDICE.
ORODE.

Ne me l’avouez point : en cette conjoncture,
Le soupçon m’est plus doux que la vérité sûre ;
L’obscurité m’en plaît, et j’aime à n’écouter
Que ce qui laisse encor liberté d’en douter.
1385Cependant par mon ordre on a mis garde aux portes,
Et d’un amant suspect dispersé les escortes,
De crainte qu’un aveugle et fol emportement
N’allât, et malgré vous, jusqu’à l’enlèvement.
La vertu la plus haute alors cède à la force ;
1390Et pour deux cœurs unis l’amour a tant d’amorce,
Que le plus grand courroux qu’on voie y succéder[1]
N’aspire qu’aux douceurs de se raccommoder.
Il n’est que trop aisé de juger quelle suite
Exigeroit de moi l’éclat de cette fuite ;
1395Et pour n’en pas venir à ces extrémités,
Que vous l’aimiez ou non, j’ai pris mes sûretés.

EURYDICE.

À ces précautions je suis trop redevable ;
Une prudence moindre en seroit incapable,
Seigneur ; mais dans le doute où votre esprit se plaît,
1400Si j’ose en ce héros prendre quelque intérêt,
Son sort est plus douteux que votre incertitude,

Et j’ai lieu plus que vous d’être en inquiétude.
Je ne vous réponds point sur cet enlèvement :
Mon devoir, ma fierté, tout en moi le dément.
1405La plus haute vertu peut céder à la force,
Je le sais : de l’amour je sais quelle est l’amorce ;
Mais contre tous les deux l’orgueil peut secourir,
Et rien n’en est à craindre alors qu’on sait mourir.
Je ne serai qu’au prince.

ORODE.

1410Je ne serai qu’au prince.Oui ; mais à quand, Madame,
À quand cet heureux jour, que de toute son âme…

EURYDICE

Il se verroit, Seigneur, dès ce soir mon époux,
S’il n’eût point voulu voir dans mon cœur plus que vous :
Sa curiosité s’est trop embarrassée
D’un point dont il devoit éloigner sa pensée.
1415Il sait que j’aime ailleurs, et l’a voulu savoir :
Pour peine il attendra l’effort de mon devoir.

ORODE

Les délais les plus longs, Madame, ont quelque terme.

EURYDICE

Le devoir vient à bout de l’amour le plus ferme :
Les grands cœurs ont vers lui des retours éclatants ;
1420Et quand on veut se vaincre, il y faut peu de temps.
Un jour y peut beaucoup, une heure y peut suffire,
Un de ces bons moments qu’un cœur n’ose en dédire ;
S’il ne suit pas toujours nos souhaits et nos soins,
Il arrive souvent quand on l’attend le moins.
1425Mais je ne promets pas de m’y rendre facile,
Seigneur, tant que j’aurai l’âme si peu tranquille ;
Et je ne livrerai mon cœur qu’à mes ennuis,
Tant qu’on me laissera dans l’alarme où je suis.

ORODE

Le sort de Suréna vous met donc en alarme.

EURYDICE.

1430Je vois ce que pour tous ses vertus ont de charme,
Et puis craindre pour lui ce qu’on voit craindre à tous,
Ou d’un maître en colère, ou d’un rival jaloux.
Ce n’est point toutefois l’amour qui m’intéresse,
C’est… Je crains encor plus que ce mot ne vous blesse,
1435Et qu’il ne vaille mieux s’en tenir à l’amour,
Que d’en mettre, et sitôt, le vrai sujet au jour.

ORODE.

Non, Madame, parlez, montrez toutes vos craintes :
Puis-je sans les connoître en guérir les atteintes,
Et dans l’épaisse nuit où vous vous retranchez,
1440Choisir le vrai remède aux maux que vous cachez ?

EURYDICE.

Mais si je vous disois que j’ai droit d’être en peine
Pour un trône où je dois un jour monter en reine ;
Que perdre Suréna, c’est livrer aux Romains
Un sceptre que son bras a remis en vos mains ;
1445Que c’est ressusciter l’orgueil de Mithradate,
Exposer avec vous Pacorus et Phradate[2] ;
Que je crains que sa mort, enlevant votre appui,
Vous renvoie à l’exil où vous seriez sans lui :
Seigneur, ce seroit être un peu trop téméraire.
1450J’ai dû le dire au prince, et je dois vous le taire ;
J’en dois craindre un trop long et trop juste courroux ;
Et l’amour trouvera plus de grâce chez vous.

ORODE.

Mais, Madame, est-ce à vous d’être si politique ?
Qui peut se taire ainsi, voyons comme il s’explique.
1455Si votre Suréna m’a rendu mes États,
Me les a-t-il rendus pour ne m’obéir pas ?
Et trouvez-vous par là sa valeur bien fondée

À ne m’estimer plus son maître qu’en idée,
À vouloir qu’à ses lois j’obéisse à mon tour ?
1460Ce discours iroit loin : revenons à l’amour,
Madame ; et s’il est vrai qu’enfin…

EURYDICE.

Madame ; et s’il est vrai qu’enfin…Laissez-m’en faire,
Seigneur : je me vaincrai, j’y tâche, je l’espère ;
J’ose dire encor plus, je m’en fais une loi ;
Mais je veux que le temps en dépende de moi.

ORODE.

1465C’est bien parler en reine, et j’aime assez, Madame,
L’impétuosité de cette grandeur d’âme :
Cette noble fierté que rien ne peut dompter
Remplira bien ce trône où vous devez monter.
Donnez-moi donc en reine un ordre que je suive.
1470Phradate est arrivé, ce soir Mandane arrive ;
Ils sauront quels respects a montrés pour sa main
Cet intrépide effroi de l’empire romain.
Mandane en rougira, le voyant auprès d’elle ;
Phradate est violent, et prendra sa querelle.
Près d’un esprit si chaud et si fort emporté,
Suréna dans ma cour est-il en sûreté ?
Puis-je vous en répondre, à moins qu’il se retire ?

EURYDICE.

Bannir de votre cour l’honneur de votre empire !
Vous le pouvez, Seigneur, et vous êtes son roi ;
1480Mais je ne puis souffrir qu’il soit banni pour moi.
Car enfin les couleurs ne font rien à la chose ;
Sous un prétexte faux je n’en suis pas moins cause ;
Et qui craint pour Mandane un peu trop de rougeur
Ne craint pour Suréna que le fond de mon cœur.
1485Qu’il parte, il vous déplaît ; faites-vous-en justice ;
Punissez, exilez : il faut qu’il obéisse.
Pour remplir mes devoirs j’attendrai son retour,

Seigneur ; et jusque-là point d’hymen ni d’amour.

ORODE.

Vous pourriez épouser le prince en sa présence ?

EURYDICE.

1490Je ne sais ; mais enfin je hais la violence.

ORODE.

Empêchez-la, Madame, en vous donnant à nous ;
Ou faites qu’à Mandane il s’offre pour époux.
Cet ordre exécuté, mon âme satisfaite
Pour ce héros si cher ne veut plus de retraite.
1495Qu’on le fasse venir. Modérez vos hauteurs :
L’orgueil n’est pas toujours la marque des grands cœurs.
Il me faut un hymen : choisissez l’un ou l’autre,
Ou lui dites adieu pour le moins jusqu’au vôtre.

EURYDICE.

Je sais tenir, Seigneur, tout ce que je promets,
1500Et promettrois en vain de ne le voir jamais,
Moi qui sais que bientôt la guerre rallumée
Le rendra pour le moins nécessaire à l’armée.

ORODE.

Nous ferons voir, madame, en cette extrémité,
Comme il faut obéir à la nécessité.
Je vous laisse avec lui.



Scène II.

EURYDICE, SURÉNA.
EURYDICE.

1505Je vous laisse avec lui.Seigneur, le Roi condamne
Ma main à Pacorus, ou la vôtre à Mandane ;
Le refus n’en sauroit demeurer impuni :
Il lui faut l’une ou l’autre, ou vous êtes banni.

SURÉNA.

Madame, ce refus n’est point vers lui mon crime ;

1510Vous m’aimez : ce n’est point non plus ce qui l’anime.
Mon crime véritable est d’avoir aujourd’hui
Plus de nom que mon roi, plus de vertu que lui ;
Et c’est de là que part cette secrète haine
Que le temps ne rendra que plus forte et plus pleine.
1515Plus on sert des ingrats, plus on s’en fait haïr :
Tout ce qu’on fait pour eux ne fait que nous trahir.
Mon visage l’offense, et ma gloire le blesse.
Jusqu’au fond de mon âme il cherche une bassesse,
Et tâche à s’ériger par l’offre ou par la peur,
1520De roi que je l’ai fait, en tyran de mon cœur ;
Comme si par ses dons il pouvoit me séduire,
Ou qu’il pût m’accabler, et ne se point détruire.
Je lui dois en sujet tout mon sang, tout mon bien ;
Mais si je lui dois tout, mon cœur ne lui doit rien,
1525Et n’en reçoit de lois que comme autant d’outrages,
Comme autant d’attentats sur de plus doux hommages.
Cependant pour jamais il faut nous séparer,
Madame.

EURYDICE.

Madame.Cet exil pourroit toujours durer ?

SURÉNA.

En vain pour mes pareils leur vertu sollicite :
1530Jamais un envieux ne pardonne au mérite.
Cet exil toutefois n’est pas un long malheur ;
Et je n’irai pas loin sans mourir de douleur.

EURYDICE.

Ah ! craignez de m’en voir assez persuadée
Pour mourir avant vous de cette seule idée.
Vivez, si vous m’aimez.

SURÉNA.

1535Vivez, si vous m’aimez.Je vivrois pour savoir
Que vous aurez enfin rempli votre devoir,
Que d’un cœur tout à moi, que de votre personne

Pacorus sera maître, ou plutôt sa couronne !
Ce penser m’assassine, et je cours de ce pas
1540Beaucoup moins à l’exil, Madame, qu’au trépas.

EURYDICE.

Que le ciel n’a-t-il mis en ma main et la vôtre,
Ou de n’être à personne, ou d’être l’un à l’autre !

SURÉNA.

Falloit-il que l’amour vît l’inégalité
Vous abandonner toute aux rigueurs d’un traité !

EURYDICE.

1545Cette inégalité me souffroit l’espérance.
Votre nom, vos vertus valoient bien ma naissance,
Et Crassus a rendu plus digne encor de moi
Un héros dont le zèle a rétabli son roi.
Dans les maux où j’ai vu l’Arménie exposée,
1550Mon pays désolé m’a seul tyrannisée.
Esclave de l’État, victime de la paix,
Je m’étois répondu de vaincre mes souhaits,
Sans songer qu’un amour comme le nôtre extrême
S’y rend inexorable aux yeux de ce qu’on aime.
1555Pour le bonheur public j’ai promis ; mais, hélas !
Quand j’ai promis, Seigneur, je ne vous voyois pas.
Votre rencontre ici m’ayant fait voir ma faute,
Je diffère à donner le bien que je vous ôte ;
Et l’unique bonheur que j’y puis espérer,
1560C’est de toujours promettre et toujours différer.

SURÉNA.

Que je serois heureux ! Mais qu’osai-je vous dire ?
L’indigne et vain bonheur où mon amour aspire !
Fermez les yeux aux maux où l’on me fait courir :
Songez à vivre heureuse, et me laissez mourir.
1565Un trône vous attend, le premier de la terre,
Un trône où l’on ne craint que l’éclat du tonnerre,
Qui règle le destin du reste des humains,

Et jusque dans leurs murs alarme les Romains.

EURYDICE.

J’envisage ce trône et tous ses avantages,
1570Et je n’y vois partout, Seigneur, que vos ouvrages ;
Sa gloire ne me peint que celle de mes fers,
Et dans ce qui m’attend je vois ce que je perds.
Ah ! Seigneur.

SURÉNA.

Ah ! Seigneur.Épargnez la douleur qui me presse ;
Ne la ravalez point jusques à la tendresse ;
1575Et laissez-moi partir dans cette fermeté
Qui fait de tels jaloux[3], et qui m’a tant coûté.

EURYDICE.

Partez, puisqu’il le faut, avec ce grand courage
Qui mérita mon cœur et donne tant d’ombrage.
Je suivrai votre exemple, et vous n’aurez point lieu…
1580Mais j’aperçois Palmis qui vient vous dire adieu,
Et je puis, en dépit de tout ce qui me tue,
Quelques moments encor jouir de votre vue.



Scène III.

EURYDICE, SURÉNA, PALMIS.
PALMIS.

On dit qu’on vous exile à moins que d’épouser,
Seigneur, ce que le Roi daigne vous proposer.

SURÉNA.

1585Non ; mais jusqu’à l’hymen que Pacorus souhaite,
Il m’ordonne chez moi quelques jours de retraite.

PALMIS.

Et vous partez ?

SURÉNA.

Et vous partez ?Je pars.

PALMIS.

Et vous partez ?Je pars.Et malgré son courroux,
Vous avez sûreté d’aller jusque chez vous ?
Vous êtes à couvert des périls dont menace
1590Les gens de votre sorte une telle disgrâce,
Et s’il faut dire tout, sur de si longs chemins
Il n’est point de poisons, il n’est point d’assassins ?

SURÉNA.

Le Roi n’a pas encore oublié mes services,
Pour commencer par moi de telles injustices :
1595Il est trop généreux pour perdre son appui.

PALMIS.

S’il l’est, tous vos jaloux le sont-ils comme lui ?
Est-il aucun flatteur, Seigneur, qui lui refuse
De lui prêter un crime et lui faire une excuse ?
En est-il que l’espoir d’en faire mieux sa cour
1600N’expose sans scrupule à ces courroux d’un jour,
Ces courroux qu’on affecte alors qu’on désavoue
De lâches coups d’État dont en l’âme on se loue,
Et qu’une absence élude, attendant le moment
Qui laisse évanouir ce faux ressentiment ?

SURÉNA.

1605Ces courroux affectés que l’artifice donne
Font souvent trop de bruit pour abuser personne.
Si ma mort plaît au roi, s’il la veut tôt ou tard,
J’aime mieux qu’elle soit un crime qu’un hasard ;
Qu’aucun ne l’attribue à cette loi commune
1610Qu’impose la nature et règle la fortune ;
Que son perfide auteur, bien qu’il cache sa main,
Devienne abominable à tout le genre humain ;
Et qu’il en naisse enfin des haines immortelles
Qui de tous ses sujets lui fassent des rebelles.

PALMIS.

1615Je veux que la vengeance aille à son plus haut point :
Les morts les mieux vengés ne ressuscitent point,
Et de tout l’univers la fureur éclatante
En consoleroit mal et la sœur et l’amante.

SURÉNA.

Que faire donc, ma sœur ?

PALMIS.

Que faire donc, ma sœur ?Votre asile est ouvert.

SURÉNA.

Quel asile ?

PALMIS.

1620Quel asile ?L’hymen qui vous vient d’être offert.
Vos jours en sûreté dans les bras de Mandane,
Sans plus rien craindre…

SURÉNA.

Sans plus rien craindre…Et c’est ma sœur qui m’y condamne !
C’est elle qui m’ordonne avec tranquillité
Aux yeux de ma princesse une infidélité !

PALMIS.

1625Lorsque d’aucun espoir notre ardeur n’est suivie,
Doit-on être fidèle aux dépens de sa vie ?
Mais vous ne m’aidez point à le persuader,
Vous qui d’un seul regard pourriez tout décider ?
Madame, ses périls ont-ils de quoi vous plaire ?

EURYDICE.

1630Je crois faire beaucoup, Madame, de me taire ;
Et tandis qu’à mes yeux vous donnez tout mon bien,
C’est tout ce que je puis que de ne dire rien.
Forcez-le, s’il se peut, au nœud que je déteste ;
Je vous laisse en parler, dispensez-moi du reste :
1635Je n’y mets point d’obstacle, et mon esprit confus…
C’est m’expliquer assez : n’exigez rien de plus.

SURÉNA.

Quoi ? vous vous figurez que l’heureux nom de gendre,
Si ma perte est jurée, a de quoi m’en défendre,
Quand malgré la nature, en dépit de ses lois,
1640Le parricide a fait la moitié de nos rois,
Qu’un frère pour régner se baigne au sang d’un frère,
Qu’un fils impatient prévient la mort d’un père ?
Notre Orode lui-même, où seroit-il sans moi ?
Mithradate pour lui montroit-il plus de foi[4] ?
1645Croyez-vous Pacorus bien plus sûr de Phradate ?
J’en connois mal le cœur, si bientôt il n’éclate,
Et si de ce haut rang, que j’ai vu l’éblouir[5],
Son père et son aîné peuvent longtemps jouir[6].
Je n’aurai plus de bras alors pour leur défense ;
1650Car enfin mes refus ne font pas mon offense ;
Mon vrai crime est ma gloire, et non pas mon amour :
Je l’ai dit, avec elle il croîtra chaque jour ;
Plus je les servirai, plus je serai coupable ;
Et s’ils veulent ma mort, elle est inévitable.
1655Chaque instant que l’hymen pourroit la reculer
Ne les attacheroit qu’à mieux dissimuler ;
Qu’à rendre, sous l’appas d’une amitié tranquille,
L’attentat plus secret, plus noir et plus facile.
Ainsi dans ce grand nœud chercher ma sûreté,
1660C’est inutilement faire une lâcheté,
Souiller en vain mon nom, et vouloir qu’on m’impute

D’avoir enseveli ma gloire sous ma chute.
Mais, Dieux ! se pourroit-il qu’ayant si bien servi,
Par l’ordre de mon roi le jour me fût ravi ?
1665Non, non : c’est d’un bon œil qu’Orode me regarde ;
Vous le voyez, ma sœur, je n’ai pas même un garde :
Je suis libre.

PALMIS.

Je suis libre.Et j’en crains d’autant plus son courroux :
S’il vous faisoit garder, il répondroit de vous.
Mais pouvez-vous, seigneur, rejoindre votre suite ?
1670Êtes-vous libre assez pour choisir une fuite ?
Garde-t-on chaque porte à moins d’un grand dessein ?
Pour en rompre l’effet, il ne faut qu’une main.
Par toute l’amitié que le sang doit attendre,
Par tout ce que l’amour a pour vous de plus tendre…

SURÉNA.

1675La tendresse n’est point de l’amour d’un héros :
Il est honteux pour lui d’écouter des sanglots ;
Et parmi la douceur des plus illustres flammes,
Un peu de dureté sied bien aux grandes âmes.

PALMIS.

Quoi ? vous pourriez…

SURÉNA.

Quoi ? vous pourriez…Adieu : le trouble où je vous voi
1680Me fait vous craindre plus que je ne crains le Roi.



Scène IV.

EURYDICE, PALMIS.
PALMIS.

Il court à son trépas, et vous en serez cause,
À moins que votre amour à son départ s’oppose.
J’ai perdu mes soupirs, et j’y perdrois mes pas ;

Mais il vous en croira, vous ne les perdrez pas.
1685Ne lui refusez point un mot qui le retienne,
Madame.

EURYDICE.

Madame.S’il périt, ma mort suivra la sienne.

PALMIS.

Je puis en dire autant ; mais ce n’est pas assez.
Vous avez tant d’amour, Madame, et balancez !

EURYDICE.

Est-ce le mal aimer que de le vouloir suivre ?

PALMIS.

1690C’est un excès d’amour qui ne fait point revivre.
De quoi lui servira notre mortel ennui ?
De quoi nous servira de mourir après lui ?

EURYDICE.

Vous vous alarmez trop : le Roi dans sa colère
Ne parle…

PALMIS.

Ne parle…Vous dit-il tout ce qu’il prétend faire ?
1695D’un trône où ce héros a su le replacer,
S’il en veut à ses jours, l’ose-t-il prononcer ?
Le pourroit-il sans honte ? et pourrez-vous attendre[7]
À prendre soin de lui qu’il soit trop tard d’en prendre ?
N’y perdez aucun temps, partez : que tardez-vous ?
1700Peut-être en ce moment on le perce de coups ;
Peut-être…

EURYDICE.

Peut-être…Que d’horreurs vous me jetez dans l’âme !

PALMIS.

Quoi ? vous n’y courez pas !

EURYDICE.

Quoi ? vous n’y courez pas !Et le puis-je, Madame ?

Donner ce qu’on adore à ce qu’on veut haïr,
Quel amour jusque-là put jamais se trahir ?
1705Savez-vous qu’à Mandane envoyer ce que j’aime,
C’est de ma propre main m’assassiner moi-même ?

PALMIS.

Savez-vous qu’il le faut, ou que vous le perdez ?



Scène V.

EURYDICE, PALMIS, ORMÈNE.
EURYDICE.

Je n’y résiste plus, vous me le défendez.
Ormène vient à nous, et lui peut aller dire
1710Qu’il épouse… Achevez tandis que je soupire.

PALMIS.

Elle vient toute en pleurs[8].

ORMÈNE.

Elle vient toute en pleurs.Qu’il vous en va coûter !
Et que pour Suréna…

PALMIS.

Et que pour Suréna…L’a-t-on fait arrêter ?

ORMÈNE.

À peine du palais il sortoit dans la rue,
Qu’une flèche a parti d’une main inconnue ;
1715Deux autres l’ont suivie ; et j’ai vu ce vainqueur,
Comme si toutes trois l’avaient atteint au cœur,
Dans un ruisseau de sang tomber mort sur la place[9].

EURYDICE.

Hélas !

ORMÈNE.

Hélas !Songez à vous, la suite vous menace ;
Et je pense avoir même entendu quelque voix
1720Nous crier qu’on apprît à dédaigner les rois.

PALMIS.

Prince ingrat ! lâche roi ! Que fais-tu du tonnerre,
Ciel, si tu daignes voir ce qu’on fait sur la terre ?
Et pour qui gardes-tu tes carreaux embrasés,
Si de pareils tyrans n’en sont point écrasés ?
1725Et vous, Madame, et vous dont l’amour inutile,
Dont l’intrépide orgueil paroît encor tranquille,
Vous qui brûlant pour lui, sans vous déterminer,
Ne l’avez tant aimé que pour l’assassiner,
Allez d’un tel amour, allez voir tout l’ouvrage,
1730En recueillir le fruit, en goûter l’avantage.
Quoi ? vous causez sa perte, et n’avez point de pleurs !

EURYDICE.

Non, je ne pleure point, Madame, mais je meurs.
Ormène, soutiens-moi.

ORMÈNE.

Ormène, soutiens-moi.Que dites-vous, Madame ?

EURYDICE.

Généreux Suréna, reçois toute mon âme.

ORMÈNE.

1735Emportons-la d’ici pour la mieux secourir.

PALMIS.

Suspendez ces douleurs[10] qui pressent de mourir,
Grands Dieux ! et dans les maux où vous m’avez plongée,
Ne souffrez point ma mort que je ne sois vengée !


FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.



  1. Dans l’édition de Voltaire (1764) : « qu’on voit y succéder. »
  2. Voyez ci-dessus, p. 498, notes des vers 856 et 857.
  3. Thomas Corneille (1692) a ainsi modifié cet hémistiche :
    Qui fait tant de jaloux…
  4. Voyez plus haut, p. 498, note du vers 857.
  5. Les deux éditions publiées du vivant de Corneille (1675 et 1682) portent : « Que j’ai vu éblouir, » ce qui fait un non-sens et un hiatus.
  6. Hyrodes, après auoir perdu son fils Pacorus en vne bataille, où il fut desfait par les Romains, deuint malade d’vne maladie qui se tourna en hydropisie ; et son second fils, Phraates, luy cuydant auancer ses jours, luy donna à boire du jus de l’aconite. La maladie receut le poison, de sorte qu’ilz se chasserent l’vn l’autre hors du corps : à l’occasion de quoy Phraates voyant que son pere commenceoit à se mieux porter, pour auoir plus tost fait, l’estrangla luy-mesme. » (Plutarque, Vie de Crassus, xxxiii.)
  7. Voltaire (1764) a changé le futur en coditionnel : « et pourriez-vous attendre. »
  8. C’est ici seulement que Voltaire termine la scène iv.
  9. « Hyrodes feit mourir Surena pour l’envie qu’il porta à sa gloire. » (Plutarque, Vie de Crassus, xxxiii.)
  10. L’édition de 1692 a changé ces douleurs en les douleurs.