Suréna
Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome VII (p. 507-519).
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ACTE IV


Scène première.

ORMÈNE, EURYDICE.
ORMÈNE.

Oui, votre intelligence à demi découverte
Met votre Suréna sur le bord de sa perte.
Je l’ai su de Sillace ; et j’ai lieu de douter
1060Qu’il n’ait, s’il faut tout dire, ordre de l’arrêter.

EURYDICE.

On n’oseroit, Ormène ; on n’oseroit.

ORMÈNE.

On n’oseroit, Ormène ; on n’oseroit.Madame,
Croyez-en un peu moins votre fermeté d’âme.
Un héros arrêté n’a que deux bras à lui,
Et souvent trop de gloire est un débile appui.

EURYDICE.

1065Je sais que le mérite est sujet à l’envie,
Que son chagrin s’attache à la plus belle vie.
Mais sur quelle apparence oses-tu présumer
Qu’on pourroit… ?

ORMÈNE.

Qu’on pourroit… ?Il vous aime, et s’en est fait aimer.

EURYDICE.

Qui l’a dit ?

ORMÈNE.

Qui l’a dit ?Vous et lui : c’est son crime et le vôtre.
1070Il refuse Mandane, et n’en veut aucune autre ;

On sait que vous aimez ; on ignore l’amant :
Madame, tout cela parle trop clairement.

EURYDICE.

Ce sont de vains soupçons qu’avec moi tu hasardes.



Scène II.

EURYDICE, PALMIS, ORMÈNE.
PALMIS.

Madame, à chaque porte on a posé des gardes :
1075Rien n’entre, rien ne sort qu’avec ordre du Roi.

EURYDICE.

Qu’importe ? et quel sujet en prenez-vous d’effroi ?

PALMIS.

Ou quelque grand orage à nous troubler s’apprête,
Ou l’on en veut, Madame, à quelque grande tête :
Je tremble pour mon frère.

EURYDICE.

Je tremble pour mon frère.À quel propos trembler ?
1080Un roi qui lui doit tout voudroit-il l’accabler ?

PALMIS.

Vous le figurez-vous à tel point insensible,
Que de son alliance un refus si visible… ?

EURYDICE.

Un si rare service a su le prévenir
Qu’il doit récompenser avant que de punir.

PALMIS.

1085Il le doit ; mais après une pareille offense,
Il est rare qu’on songe à la reconnaissance,
Et par un tel mépris le service effacé
Ne tient plus d’yeux ouverts sur ce qui s’est passé.

EURYDICE.

Pour la sœur d’un héros, c’est être bien timide.

PALMIS.

1090L’amante a-t-elle droit d’être plus intrépide ?

EURYDICE.

L’amante d’un héros aime à lui ressembler,
Et voit ainsi que lui ses périls sans trembler.

PALMIS.

Vous vous flattez, Madame : elle a de la tendresse
Que leur idée étonne, et leur image blesse ;
1095Et ce que dans sa perte elle prend d’intérêt
Ne sauroit sans désordre en attendre l’arrêt.
Cette mâle vigueur de constance héroïque
N’est point une vertu dont le sexe se pique,
Ou s’il peut jusque-là porter sa fermeté,
1100Ce qu’il appelle amour n’est qu’une dureté.
Si vous aimiez mon frère, on verroit quelque alarme :
Il vous échapperoit un soupir, une larme,
Qui marqueroit du moins un sentiment jaloux
Qu’une sœur se montrât plus sensible que vous.
1105Dieux ! je donne l’exemple, et l’on s’en peut défendre !
Je le donne à des yeux qui ne daignent le prendre !
Auroit-on jamais cru qu’on pût voir quelque jour
Les nœuds du sang plus forts que les nœuds de l’amour ?
Mais j’ai tort, et la perte est pour vous moins amère :
1110On recouvre un amant plus aisément qu’un frère[1] ;
Et si je perds celui que le ciel me donna,
Quand j’en recouvrerois, seroit-ce un Suréna ?

EURYDICE.

Et si j’avois perdu cet amant qu’on menace,
Seroit-ce un Suréna qui rempliroit sa place ?
1115Pensez-vous qu’exposée à de si rudes coups,

J’en soupire au dedans, et tremble moins que vous ?
Mon intrépidité n’est qu’un effort de gloire,
Que, tout fier qu’il paroît, mon cœur n’en veut pas croire.
Il est tendre, et ne rend ce tribut qu’à regret
1120Au juste et dur orgueil qu’il dément en secret.
Oui, s’il en faut parler avec une âme ouverte,
Je pense voir déjà l’appareil de sa perte,
De ce héros si cher ; et ce mortel ennui
N’ose plus aspirer qu’à mourir avec lui.

PALMIS.

1125Avec moins de chaleur, vous pourriez bien plus faire.
Acceptez mon amant pour conserver mon frère,
Madame ; et puisqu’enfin il vous faut l’épouser,
Tâchez, par politique, à vous y disposer.

EURYDICE.

Mon amour est trop fort pour cette politique :
1130Tout entier on l’a vu, tout entier il s’explique ;
Et le prince sait trop ce que j’ai dans le cœur,
Pour recevoir ma main comme un parfait bonheur.
J’aime ailleurs, et l’ai dit trop haut pour m’en dédire,
Avant qu’en sa faveur tout cet amour expire.
1135C’est avoir trop parlé ; mais dût se perdre tout,
Je me tiendrai parole, et j’irai jusqu’au bout.

PALMIS.

Ainsi donc vous voulez que ce héros périsse ?

EURYDICE.

Pourroit-on en venir jusqu’à cette injustice ?

PALMIS.

Madame, il répondra de toutes vos rigueurs,
1140Et du trop d’union[2] où s’obstinent vos cœurs.
Rendez heureux le prince, il n’est plus sa victime ;
Qu’il se donne à Mandane, il n’aura plus de crime.

EURYDICE.

Qu’il s’y donne, Madame, et ne m’en dise rien,
Ou si son cœur encor peut dépendre du mien,
1145Qu’il attende à l’aimer que ma haine cessée
Vers l’amour de son frère ait tourné ma pensée.
Résolvez-le vous-même à me désobéir ;
Forcez-moi, s’il se peut, moi-même à le haïr :
À force de raisons faites-m’en un rebelle ;
1150Accablez-le de pleurs pour le rendre infidèle ;
Par pitié, par tendresse, appliquez tous vos soins
À me mettre en état de l’aimer un peu moins :
J’achèverai le reste. À quelque point qu’on aime,
Quand le feu diminue, il s’éteint de lui-même.

PALMIS.

1155Le prince vient, Madame, et n’a pas grand besoin,
Dans son amour pour vous, d’un odieux témoin :
Vous pourrez mieux sans moi flatter son espérance,
Mieux en notre faveur tourner sa déférence ;
Et ce que je prévois me fait assez souffrir,
1160Sans y joindre les vœux qu’il cherche à vous offrir.



Scène III.

PACORUS, EURYDICE, ORMÈNE.
EURYDICE.

Est-ce pour moi, Seigneur, qu’on fait garde à vos portes ?
Pour assurer ma fuite, ai-je ici des escortes ?
Ou si ce grand hymen, pour ses derniers apprêts…

PACORUS.

Madame, ainsi que vous chacun a ses secrets.
1165Ceux que vous honorez de votre confidence
Observent par votre ordre un généreux silence.
Le Roi suit votre exemple ; et si c’est vous gêner,

Comme nous devinons, vous pouvez deviner.

EURYDICE.

Qui devine est souvent sujet à se méprendre.

PACORUS.

1170Si je devine mal, je sais à qui m’en prendre ;
Et comme votre amour n’est que trop évident,
Si je n’en sais l’objet, j’en sais le confident.
Il est le plus coupable : un amant peut se taire ;
Mais d’un sujet au Roi, c’est crime qu’un mystère.
1175Qui connoît un obstacle au bonheur de l’État,
Tant qu’il le tient caché commet un attentat.
Ainsi ce confident… Vous m’entendez, Madame,
Et je vois dans les yeux ce qui se passe en l’âme.

EURYDICE.

S’il a ma confidence, il a mon amitié ;
1180Et je lui dois, Seigneur, du moins quelque pitié.

PACORUS.

Ce sentiment est juste, et même je veux croire
Qu’un cœur comme le vôtre a droit d’en faire gloire ;
Mais ce trouble, Madame, et cette émotion,
N’ont-ils rien de plus fort que la compassion ?
1185Et quand de ses périls l’ombre vous intéresse,
Qu’une pitié si prompte en sa faveur vous presse,
Un si cher confident ne fait-il point douter
De l’amant ou de lui qui les peut exciter ?

EURYDICE.

Qu’importe ? et quel besoin de les confondre ensemble,
1190Quand ce n’est que pour vous, après tout, que je tremble ?

PACORUS.

Quoi ? vous me menacez moi-même[3] à votre tour !
Et les emportements de votre aveugle amour…

EURYDICE.

Je m’emporte et m’aveugle un peu moins qu’on ne pense :
Pour l’avouer vous-même, entrons en confidence.
1195Seigneur, je vous regarde en qualité d’époux :
Ma main ne sauroit être et ne sera qu’à vous ;
Mes vœux y sont déjà, tout mon cœur y veut être :
Dès que je le pourrai, je vous en ferai maître ;
Et si pour s’y réduire il me fait différer,
1200Cet amant si chéri n’en peut rien espérer.
Je ne serai qu’à vous, qui que ce soit que j’aime,
À moins qu’à vous quitter vous m’obligiez vous-même ;
Mais s’il faut que le temps m’apprenne à vous aimer,
Il ne me l’apprendra qu’à force d’estimer ;
1205Et si vous me forcez à perdre cette estime,
Si votre impatience ose aller jusqu’au crime…
Vous m’entendez, Seigneur, et c’est vous dire assez
D’où me viennent pour vous ces vœux intéressés.
J’ai part à votre gloire, et je tremble pour elle
1210Que vous ne la souilliez d’une tache éternelle,
Que le barbare éclat d’un indigne soupçon
Ne fasse à l’univers détester votre nom,
Et que vous ne veuilliez[4] sortir d’inquiétude
Par une épouvantable et noire ingratitude.
1215Pourrois-je après cela vous conserver ma foi,
Comme si vous étiez encor digne de moi ;
Recevoir sans horreur l’offre d’une couronne,
Toute fumante encor du sang qui vous la donne,
Et m’exposer en proie aux fureurs des Romains,
1220Quand pour les repousser vous n’aurez plus[5] de mains ?
Si Crassus est défait, Rome n’est pas détruite :
D’autres ont ramassé les débris de sa fuite,

De nouveaux escadrons leur vont enfler le cœur,
Et vous avez besoin encor de son vainqueur.
1225Voilà ce que pour vous craint une destinée
Qui se doit bientôt voir à la vôtre enchaînée,
Et deviendroit infâme à se vouloir unir
Qu’à des rois dont on puisse aimer le souvenir.

PACORUS.

Tout ce que vous craignez est en votre puissance,
1230Madame ; il ne vous faut qu’un peu d’obéissance,
Qu’exécuter demain ce qu’un père a promis :
L’amant, le confident, n’auront plus d’ennemis.
C’est de quoi tout mon cœur de nouveau vous conjure[6],
Par les tendres respects d’une flamme si pure,
1235Ces assidus respects, qui sans cesse bravés,
Ne peuvent obtenir ce que vous me devez,
Par tout ce qu’a de rude un orgueil inflexible,
Par tous les maux que souffre…

EURYDICE.

Par tous les maux que souffre…Et moi, suis-je insensible ?
Livre-t-on à mon cœur de moins rudes combats ?
1240Seigneur, je suis aimée, et vous ne l’êtes pas.
Mon devoir vous prépare un assuré remède,
Quand il n’en peut souffrir au mal qui me possède ;
Et pour finir le vôtre, il ne veut qu’un moment,
Quand il faut que le mien dure éternellement.

PACORUS.

1245Ce moment quelquefois est difficile à prendre,
Madame ; et si le Roi se lasse de l’attendre,
Pour venger le mépris de son autorité,
Songez à ce que peut un monarque irrité.

EURYDICE.

Ma vie est en ses mains, et de son grand courage
1250Il peut montrer sur elle un glorieux ouvrage.

PACORUS.

Traitez-le mieux, de grâce, et ne vous alarmez
Que pour la sûreté de ce que vous aimez.
Le Roi sait votre foible et le trouble que porte
Le péril d’un amant dans l’âme la plus forte.

EURYDICE.

1255C’est mon foible, il est vrai ; mais si j’ai de l’amour,
J’ai du cœur, et pourrois le mettre en son plein jour.
Ce grand roi cependant prend une aimable voie
Pour me faire accepter ses ordres avec joie !
Pensez-y mieux, de grâce ; et songez qu’au besoin
1260Un pas hors du devoir nous peut mener bien loin.
Après ce premier pas, ce pas qui seul nous gêne,
L’amour rompt aisément le reste de sa chaîne ;
Et tyran à son tour du devoir méprisé,
Il s’applaudit longtemps du joug qu’il a brisé.

PACORUS.

Madame…

EURYDICE.

1265Madame…Après cela, Seigneur, je me retire ;
Et s’il vous reste encor quelque chose à me dire,
Pour éviter l’éclat d’un orgueil imprudent,
Je vous laisse achever avec mon confident.



Scène IV.

PACORUS, SURÉNA.
PACORUS.

Suréna, je me plains, et j’ai lieu de me plaindre.

SURÉNA.

De moi, seigneur ?

PACORUS.

1270De moi, seigneur ?De vous. Il n’est plus temps de feindre :
Malgré tous vos détours on sait la vérité ;
Et j’attendois de vous plus de sincérité,
Moi qui mettois en vous ma confiance entière,
Et ne voulois souffrir aucune autre lumière.
1275L’amour dans sa prudence est toujours indiscret ;
À force de se taire il trahit son secret :
Le soin de le cacher découvre ce qu’il cache,
Et son silence dit tout ce qu’il craint qu’on sache.
Ne cachez plus le vôtre, il est connu de tous,
1280Et toute votre adresse a parlé contre vous.

SURÉNA.

Puisque vous vous plaignez, la plainte est légitime,
Seigneur ; mais après tout j’ignore encor mon crime.

PACORUS.

Vous refusez Mandane avec tant de respect,
Qu’il est trop raisonné pour n’être point suspect.
1285Avant qu’on vous l’offrît vos raisons étoient prêtes,
Et jamais on n’a vu de refus plus honnêtes ;
Mais ces honnêtetés ne font pas moins rougir :
Il falloit tout promettre, et la laisser agir ;
Il falloit espérer de son orgueil sévère
1290Un juste désaveu des volontés d’un père,
Et l’aigrir par des vœux si froids, si mal conçus,
Qu’elle usurpât sur vous la gloire du refus.
Vous avez mieux aimé tenter un artifice
Qui pût mettre Palmis où doit être Eurydice,
1295En me donnant le change attirer mon courroux,
Et montrer quel objet vous réservez pour vous.
Mais vous auriez mieux fait d’appliquer tant d’adresse
À remettre au devoir l’esprit de la princesse :

Vous en avez eu l’ordre, et j’en suis plus haï
1300C’est pour un bon sujet avoir bien obéi.

SURÉNA.

Je le vois bien, Seigneur : qu’on m’aime, qu’on vous aime,
Qu’on ne vous aime pas, que je n’aime pas même,
Tout m’est compté pour crime ; et je dois seul au Roi
Répondre de Palmis, d’Eurydice et de moi :
1305Comme si je pouvois sur une âme enflammée
Ce qu’on me voit pouvoir sur tout un corps d’armée,
Et qu’un cœur ne fût pas plus pénible à tourner
Que les Romains à vaincre, ou qu’un sceptre à donner.
Sans faire un nouveau crime, oserai-je vous dire
1310Que l’empire des cœurs n’est pas de votre empire,
Et que l’amour, jaloux de son autorité,
Ne reconnaît ni roi ni souveraineté ?
Il hait tous les emplois où la force l’appelle :
Dès qu’on le violente, on en fait un rebelle ;
1315Et je suis criminel de ne pas triompher[7],
Quand vous-même, Seigneur, ne pouvez l’étouffer !
Changez-en par votre ordre à tel point le caprice,
Qu’Eurydice vous aime, et Palmis vous haïsse ;
Ou rendez votre cœur à vos lois si soumis,
1320Qu’il dédaigne Eurydice, et retourne[8] à Palmis.
Tout ce que vous pourrez ou sur vous ou sur elles
Rendra mes actions d’autant plus criminelles ;
Mais sur elles, sur vous si vous ne pouvez rien,
Des crimes de l’amour ne faites plus le mien.

PACORUS.

1325Je pardonne à l’amour les crimes qu’il fait faire ;
Mais je n’excuse point ceux qu’il s’obstine à taire,
Qui cachés avec soin se commettent longtemps,

Et tiennent près des rois de secrets mécontents.
Un sujet qui se voit le rival de son maître,
1330Quelque étude qu’il perde à ne le point paroître,
Ne pousse aucun soupir sans faire un attentat ;
Et d’un crime d’amour il en fait un d’État.
Il a besoin de grâce, et surtout quand on l’aime
Jusqu’à se révolter contre le diadème,
1335Jusqu’à servir d’obstacle au bonheur général.

SURÉNA.

Oui ; mais quand de son maître on lui fait un rival ;
Qu’il aimoit[9] le premier ; qu’en dépit de sa flamme,
Il cède, aimé qu’il est, ce qu’adore son âme ;
Qu’il renonce à l’espoir, dédit sa passion :
1340Est-il digne de grâce, ou de compassion ?

PACORUS.

Qui cède ce qu’il aime est digne qu’on le loue ;
Mais il ne cède rien, quand on l’en désavoue ;
Et les illusions d’un si faux compliment
Ne méritent qu’un long et vrai ressentiment.

SURÉNA.

1345Tout à l’heure, Seigneur, vous me parliez de grâce,
Et déjà vous passez jusques à la menace !
La grâce est aux grands cœurs honteuse à recevoir ;
La menace n’a rien qui les puisse émouvoir.
Tandis que hors des murs ma suite est dispersée,
1350Que la garde au dedans par Sillace est placée,
Que le peuple s’attend à me voir arrêter,
Si quelqu’un en a l’ordre, il peut l’exécuter.
Qu’on veuille mon épée, ou qu’on veuille ma tête,
Dites un mot, Seigneur, et l’une et l’autre est prête :
1355Je n’ai goutte de sang qui ne soit à mon roi ;
Et si l’on m’ose perdre, il perdra plus que moi.

J’ai vécu pour ma gloire autant qu’il falloit vivre,
Et laisse un grand exemple à qui pourra me suivre ;
Mais si vous me livrez à vos chagrins jaloux,
1360Je n’aurai pas peut-être assez vécu pour vous.

PACORUS.

Suréna, mes pareils n’aiment point ces manières :
Ce sont fausses vertus que des vertus si fières.
Après tant de hauts faits et d’exploits signalés,
Le Roi ne peut douter de ce que vous valez ;
1365Il ne veut point vous perdre : épargnez-vous la peine
D’attirer sa colère et mériter ma haine ;
Donnez à vos égaux l’exemple d’obéir,
Plutôt que d’un amour qui cherche à vous trahir.
Il sied bien aux grands cœurs de paroître intrépides,
1370De donner à l’orgueil plus qu’aux vertus solides ;
Mais souvent ces grands cœurs n’en font que mieux leur cour[10]
À paroître au besoin maîtres de leur amour.
Recevez cet avis d’une amitié fidèle.
Ce soir la Reine arrive, et Mandane avec elle.
1375Je ne demande point le secret de vos feux ;
Mais songez bien qu’un roi, quand il dit : « Je le veux… »
Adieu : ce mot suffit, et vous devez m’entendre.

SURÉNA.

Je fais plus, je prévois ce que j’en dois attendre :
Je l’attends sans frayeur ; et quel qu’en soit le cours,
1380J’aurai soin de ma gloire ; ordonnez de mes jours.


FIN DU QUATRIÈME ACTE.



  1. Antigone, dans la tragédie de Sophocle qui porte son nom (vers 901 et suivants), exprime avec plus de force la même idée, et dit que la perte d’un frère est plus grande que celle d’un fils et d’un époux, parce qu’elle est plus irréparable. — Voyez aussi la tragédie d’Horace, vers 895-916.
  2. L’édition de 1682 porte : « Et de trop d’union… »
  3. Voltaire (1764) a remplacé moi-même par vous-même.
  4. L’édition de 1692 a changé veuilliez en vouliez.
  5. L’édition de 1692 et celle de Voltaire (1764) ont changé plus en point.
  6. Thomas Corneille (1692) et Voltaire (1764) ont modifié ce vers par une inversion :

    C’est de quoi de nouveau tout mon cœur vous conjure.
  7. On lit dans l’édition de 1692 et dans celle de Voltaire (1564) : « de n’en pas triompher. »
  8. L’édition de 1682 porte, par erreur, renonce, pour retourne.
  9. L’édition de 1692 a changé Qu’il aimoit en Qu’il aime.
  10. L’édition de 1692 porte : « ne font que mieux leur cour. »