Sueur de Sang/Un épouvantable Huissier

Georges Crès (p. 107-116).

X

UN ÉPOUVANTABLE HUISSIER


Allemands de nature sont rudes et de grossier entendement, si ce n’est à prendre leur prouffict, mais à ce sont-ils assez experts et habiles ; item moult convoiteux et plus que nulles autres gens, oncques ne tenant rien des choses qu’ils eussent promis : telles gens valent pis que Sarrasins ni payens.

Froissart.


Vingt-cinq novembre. Entrée des Prussiens dans la petite ville de S… Il est tard et déjà les habitants fatigués des deux nuits d’angoisse qui ont précédé, commencent à s’endormir, lorsque d’abominables cris se font entendre.

— Ouvrez portes ! éclairez fenêtres !

Et des hommes à cheval parcourent au galop les places et les rues, tandis que d’autres, la craie à la main, inscrivent sur la porte de chaque maison le nombre d’hommes à loger et à nourrir.

En un instant, la ville est illuminée et sillonnée en tous sens par l’armée prussienne. Malheur aux portes qui tardent à s’ouvrir. Les serrures cèdent aux pesées, les vantaux sont enfoncés, les vitres brisées. Malheur aux couards ou aux imprudents qui ont abandonné leurs demeures sans tout emporter. Ils ne retrouveront plus à leur retour ni leurs draps, ni leurs chemises, ni leurs gilets de flanelle, ni leurs chaussettes, ni leurs pendules, ni ces œuvres d’un art abject dont s’enorgueillissaient leurs familles, ni les châles ou les bijoux de leurs femmes contaminées amplement, et c’est une question de savoir s’ils retrouveront même autre chose que leurs quatre murs noircis ou polychromés par les flammes.

Visite au conducteur des ponts et chaussées et visite à l’agent-voyer. Ces malheureux fonctionnaires chargés partout des travaux de défense routière, écopent naturellement les premiers. Les Allemands ne leur pardonnent pas le défoncement des belles routes nationales ou départementales, défoncement d’ailleurs imbécile, qui fut encore plus funeste à notre armée en déconfiture qu’elle ne retarda l’artillerie des envahisseurs.

Visite au percepteur. Celui-là est invariablement dévolu à un officier allemand, payeur du corps d’armée, qui vient lui intimer l’ordre de livrer sa caisse et ses livres de comptabilité. Quand la caisse est vide et les archives introuvables, il n’est pas absolument impossible qu’on lui arrache la peau de la tête ou qu’on lui donne un lavement d’huile bouillante.

La danse du corps municipal commence aussitôt après. Un officier supérieur exécute la sonate pathétique des réquisitions ou contributions.

Tel est l’ordre banal observé pour la mise à sac de la malheureuse petite ville envahie le 25 novembre.

Trois mille kilos de viande, trois mille kilos de pain, trois mille kilos de café, mille litres d’eau-de-vie, cinq mille kilos d’avoine et quatre cents mètres de drap, sans préjudice de sept cents paires de chaussures. Il s’agit de s’exécuter comme on pourra. Ce qui ne peut être fourni dans les vingt-quatre heures est évalué en argent, et le conseil municipal dont les plus misérables chiens n’envieraient pas le décor, doit quêter par toute la ville, escorté d’une persuasive crapule armée jusqu’aux dents.

On devine ce que peut être le destin des boulangers, des bouchers, des épiciers et autres vendeurs de mangeaille.

Pour ce qui est des habitants, chacun, pauvre ou riche, est tenu de loger et de nourrir, dix, vingt et jusqu’à cinquante de ces arsouilles. Ils s’installent partout de la cave au faîte.

Beurre, pommes de terre, café, chocolat, sucre, vin, eau-de-vie, volailles, lapins et chats, tout leur est bon, rafle complète. L’Allemagne s’empiffre à crever.

— Nous, maîtres ici, gueulent Bavarois et Mecklembourgeois, nous, maîtres ici, nous, maîtres partout.

Ils se couchent enfin comme des porcs, en attendant la trique de l’excitateur galonné qui les dessaoûlera dans quelques heures.

Les agonisants même et les tout petits enfants sont forcés de céder leurs draps et leurs couvertures. Une femme de quatre-vingt-cinq ans râle et meurt en chemise, au pied de son lit où ronflent puissamment quatre sous-officiers.

Évaluation approximative. Soixante mille francs pour une nuit et pour une ville de deux mille âmes, sans parler des contributions de guerre à payer plus tard ; les deux douzièmes de l’impôt direct, en conformité d’une circulaire de M. Jules Favre déclarant « que la contribution échue appartient en droit à l’occupant » ( !) ; le produit de l’impôt indirect, pendant la durée de l’occupation du canton qui devait se prolonger environ trois mois ; enfin le très probable payement en argent de la valeur des objets requis et non fournis, si M. de Bismarck ne se montrait pas miséricordieux.

C’était à devenir enragé. Les bourgeois les plus consistants, les mieux incrustés, perdaient l’équilibre et les pauvres diables, entrevoyant que tout porterait à la fin sur eux, devenaient hagards.

Les Prussiens décampèrent à huit heures du matin, laissant leurs crottes, quelques maisons incendiées et brûlant encore, quelques habitants discourtois estropiés ou massacrés, soixante-dix-sept femmes ou filles excessivement violées, et l’annonce délicieuse d’une seconde multitude qui n’attendait que leur départ pour les remplacer.

Il y avait alors dans la ville un huissier fameux répondant au nom d’Ovide Parfait. Cet officier ministériel, enrichi par de longues et inexpiables déprédations, avait été forcé de loger et de remplir toute la nuit quarante hommes et trente chevaux.

On l’avait attaché lui-même, plusieurs heures, dans l’écurie, pendant que sa vieille compagne d’iniquité — laide pourtant à épouvanter les boucs et les talamasques — subissait les derniers outrages et les charges multipliées de chacun de ses garnisaires dont la turpitude s’exalta jusqu’à inviter des camarades.

L’excès même de la rage du praticien dont la jalousie célèbre était une des curiosités du pays, le préserva de la mort sans gloire que ses imprécations forcenées eussent dû infailliblement lui attirer. Les soldats s’en amusèrent tant qu’ils purent et ce fut dans sa maison que se dilata le mieux la rate allemande.

Il est vrai qu’ils brisèrent tout avant de partir, et de façon si complète qu’à l’exception de quelques rares objets tout à fait insignifiants, il n’eût pas été possible de trouver chez lui le moindre fragment réparable d’un meuble ou d’un ustensile.

Lorsque les voisins attirés par ses hurlements, le délivrèrent, il était coiffé d’un vaste pot de chambre qu’on avait eu soin d’emplir auparavant.

Sa première action, digne assurément d’être consignée dans l’histoire, fut d’aller au secours de sa femelle qui poussait au-dessus de lui d’ineffables gémissements.

L’horrible mégère déficelée, débâillonnée du torchon sale dont on avait étouffé ses cris, parut plus vivante que jamais. Outrée déjà d’un si grand nombre de fornications involontaires, tout son fiel se répandit à l’aspect du monceau de ruines que son ménage était devenu, et il ne lui fut que trop facile de livrer au démon de la vengeance l’âme ulcérée de son époux.

Quatre jours après, dans un château du voisinage, le général d’infanterie de Manstein, commandant le IXe corps, achevait un dîner de roi, en compagnie de son chef d’état-major Bronsard de Schellendorf et du général-lieutenant, baron de Wrangel.

Ces messieurs, ivres de gloire et d’excellents vins français, devisaient naturellement avec profondeur sur la sublimité des armées allemandes et le juste châtiment de la nation impie et vaniteuse qu’elles foulaient aux pieds.

La confortable demeure qu’ils honoraient ainsi de leur digestion, étant située sur une éminence, ils n’avaient, en plein jour, qu’à lever les yeux pour apercevoir la ville à deux lieues de là.

Mais la nuit était venue pendant le repas, une pudique nuit de France qui leur cachait le pays entier. Impossible de voir à quatre pas devant soi. La fenêtre n’était plus qu’un large pan noir.

Tout à coup, une petite lueur blanche apparut au loin. Une petite lueur d’étoile en perdition sur les gouffres de la terre, qui devint une clarté vive et bientôt après, un luminaire puissant d’une éblouissante candeur, éclairant les toits des édifices, la campagne silencieuse, et faisant pâlir jusqu’aux bougies de table du festin.

— De tels exemples sont nécessaires, murmura Wrangel, supposant un de ces incendies prussiens, comme il en avait sans doute ordonné lui-même tant de fois, pour que la divine justice éclatât sur cette France réprouvée qui résistait à l’Évangile conquérant du glorieux roi.

Mais les autres ne répondirent pas. La couleur claire des nappes de flammes semblait agir péniblement sur ces grossiers imaginatifs, incapables de concevoir une Providence qui n’habiterait pas un ciel noir ou un ciel de sang.

À la fin, le Général Commandant, devenu très blême, tendit une feuille de papier à ses deux convives.

— Je l’avoue, dit-il, j’ai cru à la lettre d’un fou. À cette heure, le mal est irréparable.

Voici quelle était la teneur du message :


« Monsieur le Général Commandant le IXe corps,

« Le 25 du présent mois, la ville de S…, désignée pour l’occupation, a été livrée au pillage et saccagée de fond en comble par vos soldats. Cela s’est accompli au mépris de toute justice et en violation du droit des gens, au préjudice grave d’une population inoffensive qui n’avait pas opposé la moindre résistance et qu’on ne saurait accuser d’aucune manifestation guerrière.

« Pour ma part, j’ai eu à loger et à nourrir quarante hommes et trente chevaux. J’ai dû me résigner à cette contribution exorbitante. Ma récompense, la voici :

« On a tout brisé chez moi, tout réduit en miettes et mon épouse, âgée de cinquante-trois ans, a été violée toute la nuit, non seulement par les bandits installés dans ma maison, mais par un grand nombre de leurs camarades répartis dans le voisinage, qu’ils ont eu l’audace de convier à leur criminelle orgie.

« En conséquence de ces faits, monsieur le Général Commandant, j’ai résolu de punir et j’ai l’honneur de vous informer — le plus tard possible, — que, ce soir même, je ferai mourir par le feu les nouveaux occupants de ma demeure, au nombre de quatre-vingts fixé et sollicité par moi-même ; ayant pris, subsidiairement et au préalable, les précautions les plus minutieuses pour qu’aucun d’eux ne puisse échapper à ma vengeance.

« J’ai cru devoir vous notifier mon dessein ignoré de tous les habitants de la ville sans exception, pour qu’il soit bien entendu que mes concitoyens ne sauraient en être faits responsables sans iniquité. Je suis le seul coupable. Faites-moi prendre si vous le pouvez.

« Ovide Parfait, huissier. »

Inespérément, il y avait eu deux jours d’intervalle entre le premier et le second cataclysme. L’effrayant huissier ne les avait pas perdus.

Pendant vingt-quatre heures, murs, cloisons, planchers et charpentes avaient mariné, pour ainsi dire, dans le pétrole et l’essence de térébenthine. Tout ce qui peut être imaginé de plus gras, de plus oléagineux, de plus inflammable, avait été fourré, prodigué dans les moindres coins. Un amas de boules résineuses gisait sous chaque feuille de parquet décloué avec patience et recloué avec frénésie. La cave même avait été préparée pour devenir une fosse de flammes à la plus légère étincelle. Enfin une énorme futaille vide, montée au grenier, avait été chargée de deux cents litres de naphte que le diabolique recors était parvenu à se procurer, pour qu’au moment de l’apothéose, toute la maison fût enveloppée d’une immense chasuble de feu.

Et l’horrible chose fut accomplie comme il l’annonçait au Commandant, accomplie sous les yeux de ce chef de guerre flagellé par le sentiment de son impuissance.

L’officier de justice avait, en effet si bien pris ses précautions, instrumenté avec tant de précision et de sagesse, qu’aucun des quatre-vingts hommes condamnés à être brûlés vivants, ne réussit à s’évader de la fournaise et qu’il ne fut pas même possible de recueillir le dernier souffle d’un calciné.

Tel fut le suprême exploit de cette admirable canaille d’huissier Parfait qui ne reparut jamais au milieu des hommes.