Sueur de Sang/La Maison du Diable

Georges Crès (p. 117-124).

XI

LA MAISON DU DIABLE


Edgar Poë n’aurait pas été capable d’imaginer une plus sinistre maison. Les gens du pays n’y allaient pas volontiers, même en plein jour, et on regardait généralement comme une chose hardie de passer, le soir, sur la grande route, à l’endroit où commençait l’allée de ténèbres qui y conduisait.

C’était un ancien grabatoire monastique, bâti naguère dans la partie la plus silencieuse de la forêt par des Prémontrés ou des Cisterciens dont l’abbaye n’existait plus depuis deux siècles.

Ce lieu, respecté par l’industrie bûcheronne pendant des générations, était devenu aussi sombre que solitaire et l’antique infirmerie des religieux oubliés n’était plus qu’une ruine méchante, un tabernacle de moisissure, de scolopendres et de frissons noirs.

Deux femmes seulement l’habitaient, une vieille d’aspect fort étrange qui ne s’en éloignait jamais et une sorte de fille, quiescente comme un verbe hébreu, qu’il était impossible de faire causer et qu’on expédiait en hâte quand elle venait chercher ses provisions dans le bourg.

L’impression n’était pas, à proprement parler, le fantastique, mais une tristesse oppressante, énorme, inexplicable, qui tombait ainsi que tombe la pluie dans les mauvais rêves et qui pénétrait jusqu’aux os les plus folâtres séculiers du voisinage, lorsqu’ils s’approchaient de la maléfique demeure.

Nulle raison, d’ailleurs, d’accomplir une telle prouesse. Les recluses n’attendaient et ne recevaient personne, subsistant d’on ne savait quels débris d’une ancienne aisance que le notaire leur comptait en gros écus, tous les trois mois, sans que ce pauvre trésor eût jamais excité la convoitise d’aucun garnement de la contrée.

Le cœur défaillait aux plus intrépides avant même d’arriver au seuil défendu seulement par un petit chien qui aboyait comme un grillon, par un vieux et large puits noir à fleur de sol dont la profondeur mystérieuse était légendaire, enfin par des millions de moustiques habituellement occupés à dévorer une chèvre somnambule qui saignait de tout son corps en essayant de bêler…

Avec cela les très vieux arbres sous lesquels il fallait marcher un quart d’heure aggravaient tellement la physionomie lugubre du lieu, qu’on en avait, dès lors, tout à fait assez et qu’on désirait beaucoup ne plus entendre ce petit chien, ne plus voir cette chèvre en sang et ne plus subir ces moucherons redoutables que la présence d’un marais voisin faisait pulluler.

On ne pouvait pas dire cependant que la Domerie — tel était le nom séculaire de l’habitation — eût été le théâtre d’un de ces crimes qui laissent un crépi d’horreur sur les murs et qui peuplent de larves et de phantasmes l’air ambiant.

Tout le monde connaissait l’histoire peu tragique du défunt qui avait possédé « l’immeuble et ses dépendances », suivant l’expression du notaire, et nul n’ignorait que les occupantes actuelles, insoupçonnables assurément de tout forfait, n’étaient autres que sa veuve et sa fille d’adoption.

Seulement, ce défunt avait été un homme si effrayant pour le pays que sa mort même ne put rassurer personne et que les survivantes héritèrent de la crainte répandue tout autour de lui.

Crainte peu justifiée, car ce personnage, quelque bizarre qu’il fût, n’avait jamais été nuisible ni offensant. C’était même un voisin très doux, incapable de litige et toujours prêt à céder son droit. On en avait abusé, d’ailleurs.

Mais il promenait dans la campagne une si farouche mélancolie et une si terrible peinture, qu’il épouvantait jusqu’aux animaux.

Il peignait, en effet, du matin au soir, avec un acharnement incroyable. Son chevalet semblait être à la fois partout. Les troupeaux, les arbres, les fleurs, les effets de ciel, les impressions de tout genre se multipliaient sur de brèves toiles que dévorait instantanément son pinceau. Il appartenait à la grande école des Ratés et des Dératés de l’Art qui galopent, jusqu’à l’éternelle mort, dans le circulus des imitations ou des pastiches. Il aurait pu en être le chef.

Ce malheureux nommé Poussin et même Nicolas Poussin, par une effarante ironie du sort, était un raté conscient, séditieux et invincible. Il était raté comme on est cocu, quand on manque de résignation. Il allait donc s’exaspérant dans son impuissance et devint bientôt une sorte de prodige. Autrefois, élève décourageant d’une ganache illustre, l’outrance poncive de ses productions huileuses dépassa toute conjecture.

Toujours doux aux autres, mais inexorable pour lui-même, et se taxant à dix mille œuvres, il exécuta, vingt ans, les « trois règnes » sous des ciels qui ne connurent aucune pitié. Les campagnards ne voyaient que lui sur les chemins, au bord des champs, au fond des bois.

Impatient d’écraser les Millet, les Théodore Rousseau, les Corot, les Diaz et toute la séquelle romantique dont les seuls noms lui paraissaient d’orduriers blasphèmes, il extermina la couleur, proscrivit la ligne, abreuva d’ignominie le contour, destitua les plans et les arrière-plans, mit aux abois la perspective, traqua les ombres et la lumière. Enfin il mourut complètement fou, ayant à peu près dissipé son modeste patrimoine en frais de cadres et d’envois de ses innombrables toiles à toutes les expositions de l’Europe.

La vraie folie paraît être ce qui agit le plus fortement sur l’imagination populaire dans le sens de l’inquiétude ou de la terreur. Un instinct très sûr avertit ces âmes d’enfants de la déception divine supposée par le naufrage d’une Intelligence, et l’énormité d’un pareil désastre est profondément sentie par des êtres simples que n’a pas oblitérés la science imbécile des démonstrateurs. Épreuve surnaturelle ou châtiment rigoureux de quelque attentat, cette incomparable misère les trouble et la contagion surtout leur paraît à craindre. Ainsi pouvaient s’expliquer l’effroi bizarre, l’éloignement superstitieux d’une population religieuse encore, aux confins de cette funeste forêt du Maine où Charles VI perdit la raison.

Vers la fin, il suffisait à l’inoffensif Poussin d’apparaître pour que tout le monde prît la fuite, et après qu’on l’eut enterré sans aucune pompe glorieuse dans l’aimable cimetière, les deux êtres aux trois quarts détruits dont sa démence avait si longtemps crevé le cœur, assumèrent d’autant mieux cette espèce de réprobation qu’on supposait leur demeure infectée de l’abominable mal qui avait dû pénétrer jusqu’aux vieilles pierres.

Voici, maintenant, — tel, du moins, que me le racontèrent les paysans — l’événement horriblement simple qui s’accomplit en cet endroit.

Trois uhlans, sans doute chargés d’observer ce coin de forêt, arrivèrent le soir d’un des derniers jours de janvier, à la porte de la Domerie.

L’un d’eux ayant failli tomber avec son cheval dans l’étrange puits sans margelle béant à quelques pas du seuil, les estafiers, jusqu’alors imperméables à l’influence du lieu, parurent s’assombrir et regardant autour d’eux avec inquiétude, se consultèrent.

À la fin, le plus intrépide, haussant les épaules, mit pied à terre et, s’armant de son revolver, frappa violemment à coups de bottes. Presque aussitôt, la vieille femme apparut, encadrée de noir, éclairée vaguement par le crépuscule. Dans le même instant, le petit chien s’élançait en jappant de sa voix d’insecte. L’arrivant déjà énervé, beaucoup plus qu’il ne convenait à un fier soldat, l’envoya rouler à moitié crevé, le long du mur.

La vieille, impassible, alla ramasser le pauvre être gémissant et introduisit les étrangers, à la lueur d’une bougie apportée par sa compagne. Elle n’avait pas répondu un seul mot à leurs insolentes apostrophes, en exécrable français d’ailleurs, à peu près inintelligible — se bornant à les regarder comme on regarde du bétail, et les fixant de ses yeux éteints où semblaient avoir coulé les larmes d’un monde.

Aidée de sa fille aussi impénétrable qu’elle-même, elle leur donnait silencieusement à manger et à boire, sans qu’interrogations ni injures eussent le pouvoir de lui arracher un monosyllabe.

Ils ne connurent jamais le son de sa voix.

La salle du festin, beaucoup plus grande que n’aurait pu le faire supposer l’apparence extérieure de la maison, était décorée, du haut en bas de ses quatre murs, d’un nombre infini de petits tableaux effroyables où la nature était outragée d’une manière qu’aurait seul pu qualifier le démon qui les inspira.

Au centre de ces horreurs s’étalait une horreur plus forte, plus glaçante, plus funèbre encore que toutes les autres. C’était le seul tableau du peintre mort où le poncif abominable de sa damnation eût réussi à se mettre en équilibre avec le caractère précis et particulier de sa folie.

Sous la lumière jaune d’une grosse lampe, deux femmes horribles se regardaient en pleurant… Rien de plus. Mais l’énergie d’obsession de cette croûte satanique aurait pu décourager Dante.

L’assurance brutale des militaires diminua… Sans qu’ils s’en aperçussent, peut-être, leurs voix baissèrent, baissèrent toujours de plus en plus, devinrent un murmure, un chuchotement presque inaudible, et enfin quelque chose d’inférieur au silence même.

Tout à coup, l’un d’eux se dressant :

— Camarades, cria-t-il dans son infâme langue de Prussien, foutons le camp, c’est ici la maison du diable !…

On entendit alors un fracas de sauve-qui-peut, la porte fut ouverte, arrachée avec violence, et les trois hommes affolés, tremblants, hurlants, sanglotants, suffoqués et perdus d’effroi, se précipitèrent en avant…

Après la mort de la plus jeune Poussin qui arriva dix ans plus tard, la succession étant tombée en déshérence, l’ingénieur de l’État fit sonder le puits extraordinaire dont parlait toute la contrée.

On y trouva les os et le fourniment pourri de SOIXANTE-DEUX soldats allemands.