Sueur de Sang/Noël prussien

Georges Crès (p. 73-82).

VII

NOËL PRUSSIEN


Les trois cents yeux du petit bourg de M… se dilatèrent pour mieux voir les deux officiers allemands précédés d’un porte-lanterne, se dirigeant vers la maison du curé.

Les Prussiens, attendus avec angoisse quelques jours plus tard seulement, venaient d’arriver. On les avait entendus de loin dans la nuit sonore. Une voix d’épouvante avait crié : — Voilà les Prussiens qui arrivent, et un quart d’heure plus tard, au commandement de : Halt ! un roulement de crosses de fusils qui avait fait trembler les vitres attestait leur présence odieuse.

Aucun acte hostile. Ces étrangers ne paraissaient pas empressés, comme partout ailleurs, de molester l’habitant. Immobiles et l’arme au pied, ils faisaient en bas du village une ligne sombre, délimitant une masse plus sombre d’où sortaient des lueurs d’acier, des éternuements, une sorte de grande plainte sourde et confuse.

Nul « fourrier de la mort », suivant l’expression de Corneille, ne s’était jeté en avant pour le désespoir du conseil municipal. Simplement, celui qui paraissait être le chef avait mis pied à terre et, suivi d’un seul de ses officiers, s’était fait conduire au presbytère.

M. l’abbé Courtemanche était le plus vieux curé de l’arrondissement. Rééditant à son insu un mot de Henri Heine dont il ne connut jamais le nom, il se disait volontiers le premier homme de son siècle, pour être né le 1er janvier 1800 ; prétention contrariée, d’ailleurs, comme il arriva au poète allemand, par l’hostilité d’un instituteur voltairien qui lui reprochait, avec plus ou moins de raison, d’être, au contraire, l’un des derniers hommes du précédent siècle.

Ecclésiastique sans reproche ni couture et totalement dénué d’ambition, il avait tout fait, depuis trente ans, pour ne pas changer de place. L’autorité diocésaine, fort accommodée d’une si édifiante modestie de roseau sacerdotal, l’avait oublié soigneusement dans cette paroisse pauvre que ne briguait aucun confrère, et le pacifique bonhomme poussait ainsi des racines plus profondes à mesure que tombaient ses dents ou ses cheveux.

Mon Dieu ! ce n’était peut-être pas un saint. Qui donc est saint dans le département de la Sarthe ? Les descendants de la race guerrière des Cénomans autrefois vainqueurs de l’Italie sous Bellovèse et que le lieutenant de César et César lui-même eurent tant de peine à dompter ne sont pas du tout un peuple facile à coiffer du nimbe. L’enthousiasme religieux ou simplement militaire n’est pas leur pente et l’abbé Courtemanche était Manceau, sinon Mamertin.

Digne prêtre au demeurant, charitable et sans orgueil, vigilant et assidu aux devoirs de son ministère, mais peu combustible.

Retiré dans sa très pauvre demeure, à peine plus grande que l’habitacle d’un colimaçon quand il ne vaquait pas à son troupeau, sa joie la plus vive consistait à classer amoureusement des coquillages fossiles de la période tertiaire, des schistes argileux ou micacés, des éclats de porphyre et des lamelles de feldspath, sans préjudice des simples cailloux et des minerais les plus humbles.

Il jouissait par là d’une solide réputation de géologue qui s’étendait jusqu’au chef-lieu du canton, et il avait eu la gloire d’être consulté plusieurs fois par l’Ingénieur des Ponts et Chaussées.

Toutefois cette innocente manie lui faisait oublier si peu son caractère, qu’un jour il avait vendu quelques pièces rares de sa collection, parmi lesquelles un merveilleux poudingue de quartz hyalin violet, vulgairement nommé améthyste, trésor dont il était inexprimablement fier, — afin de réparer l’autel de la Vierge qui tombait en ruines, — sacrifice plus grand pour cet homme que n’eût été le don de sa propre vie et qui fut trouvé comique à l’Évêché.

Lorsque les redoutables étrangers se présentèrent, il pouvait être dix heures du soir, et le vingt-quatrième jour de décembre finissait. Quoique fort inquiet de l’imminente venue des Prussiens, le curé se disposait, en lisant le grand Office nocturne, à célébrer la messe de minuit dans son église encore disponible et miraculeusement préservée, jusqu’à ce jour, des marcassins de l’Invasion ou de la Défense nationale.

Il s’attendait aussi peu que possible à voir ces deux personnages entrer chez lui. Quand ils apparurent, son trouble fut immense et devint aussitôt une suée d’horreur. Pour le salut de son âme, il n’aurait pas été capable de proférer d’abord un seul mot.

Il était donc venu, ce moment terrible ! Que de prières pourtant il avait adressées à Dieu, depuis un mois, pour qu’il écartât le fléau de sa paroisse, en le suppliant, néanmoins, de lui conférer la grâce nécessaire pour endurer même le martyre, s’il était absolument inévitable de tomber entre les mains de ces hérétiques victorieux !

Maintenant, la nécessité de l’acceptation s’imposait. Rapidement, il évoqua tous les supplices inventés par la rage des sectaires, s’efforçant d’évaluer, au petit bonheur, le degré de force qu’il lui faudrait pour les supporter avec constance…

Le respect de la vérité me force d’ajouter, hélas ! qu’en cette grande tribulation, le pauvre pasteur ne pensa pas exclusivement à son troupeau, mais qu’il jeta des regards navrés, des regards pleins d’une désolation excessive, sur les richesses géologiques entassées autour de lui et qui deviendraient infailliblement la proie des barbares.

Cette dernière crainte était d’autant mieux fondée que les visiteurs, paralytiques et muets eux-mêmes, laissaient paraître une stupéfaction qui pouvait passer, en effet, pour la convoitise la plus excitée.

Insolitement désemparés de leur arrogance, ils contemplaient, du seuil, ce petit vieillard au visage d’enfant, ce Deucalion ecclésiastique monstrueusement environné d’un si grand nombre de pierres qu’il n’en aurait pas fallu davantage, semblait-il, pour le renouvellement de la race humaine anéantie par les déluges ou les exterminations militaires.

À la fin, pourtant, le plus considérable des deux, un superbe colonel d’infanterie bavaroise, se décida :

— Monsieur le Curé, dit-il en très pur français, je veux croire que vous pardonnerez à des soldats en campagne ce que leur visite peut avoir d’indiscret. Mais j’étais informé que votre village, qui se trouve, pour l’instant du moins, en dehors des lignes d’opération, n’a été occupé, jusqu’à présent, par aucune troupe française ou allemande. J’en ai conclu que rien ne s’opposerait à la célébration de la messe de minuit dans votre paroisse. Je suis catholique et je vous amène un grand nombre de soldats qui le sont aussi. Il suffira d’ouvrir vos portes toutes grandes. Ceux qui ne pourront pas entrer vous apercevront de loin et ce sera une consolation pour des hommes condamnés peut-être à mourir demain. Je ne pense pas, monsieur le Curé, que vous ayez le droit de la refuser même à des ennemis de la France.

Ces paroles inouïes entrèrent dans l’âme du vieux Courtemanche, comme de la mitraille dans un caisson. Le règne minéral cessa, du coup, d’exister pour lui. Ce doux et timide ecclésiastique flamboya soudain comme un volcan.

— Oh ! cria-t-il, dire la Messe, la sainte Messe de l’Emmanuel à des incendiaires, à des assassins d’enfants, à des Prussiens abominables ! Pour quel Judas me prenez-vous donc, monsieur ? Vous êtes le maître, vous avez reçu le pouvoir de nuire aux enfants de Dieu, et je ne suis qu’un vieillard, le plus insignifiant et le plus faible de tous les curés du diocèse, mais vous ne me faites pas peur, entendez-vous ? et tous vos soldats ne m’empêcheront pas de vous dire que c’est une honte de venir vous moquer d’un pauvre prêtre. Livrez-moi donc à vos bourreaux, j’y suis préparé. Je supporterai les plus cruels tourments, s’il est nécessaire, avec la grâce de Notre-Seigneur qui en a vu bien d’autres et qui saura fortifier son témoin.

Il suffoquait. Emporté même par son zèle d’holocauste, il eut, en effet, un geste de témoin qui détermina l’éboulement d’une masse considérable de petits moellons étiquetés avec amour, dont quelques-uns roulèrent jusqu’aux pieds du proconsul.

Celui-ci, demeuré fort impassible, recula tranquillement sa botte et reprit avec la même politesse :

— Monsieur le Curé, j’ai eu l’honneur de vous dire que je suis catholique. Je vous le dis encore, très sérieusement.

Il y eut un silence pendant lequel on vit remuer les lèvres du candide prêtre, foudroyé de cette révélation.

L’Allemand tira sa montre et continua sans changer de ton :

— Dix heures et demie. Je dois être à mon poste à quatre heures du matin. Je n’ai pas de temps à dissiper en paroles vaines. Veuillez donc faire préparer la cérémonie et vous préparer vous-même à entendre la confession de ceux d’entre nous qui parlent français et qui désirent communier cette nuit. En cas de refus, à minuit cinq, je donnerai l’ordre d’incendier le village

À l’heure précise de minuit, le curé, revêtu des ornements blancs de la Nativité de Jésus-Christ, montait à l’autel dans une gloire de luminaires, portes ouvertes, et le grand carillon de la Joie des Anges emplissant l’espace.

Pour la première fois, peut-être, depuis le commencement de l’invasion, les Allemands n’avaient maltraité personne. Ils avaient même décoré l’église, les trois ou quatre cents bougies dont s’étonnaient les humbles murailles, ayant été tirées de leurs sacs, et les cloches étaient sonnées par l’un d’eux, qu’on disait fils d’un maître de chapelle de la Franconie.

Ordre admirable et recueillement parfait dans ce troupeau de sanguinaires adorateurs. Les officiers au premier rang, sabre au clair, près de la table de communion, les deux premières compagnies en armes échelonnées et rangées le long de la nef, dans un alignement absolu, et le reste sur la place, à perte de vue, observant les mêmes rectangles.

Au milieu, un étroit sillon où s’apercevaient des formes rampantes et noires, quelques femmes, quelques enfants venus, en tremblant, prier le petit Sauveur pour la France et pour leur curé.

De temps en temps, un commandement bref, suivi d’un tressaillement d’acier qui allait se perdre au fond des ténèbres à l’extérieur.

Pas de cantiques. Aucun habitant du village n’en aurait trouvé la force, et le colonel avait heureusement accordé cette grâce inespérée qu’on ne chanterait pas en langue allemande.

Il avait bien fallu consentir à cette messe de minuit. Le malheureux abbé Courtemanche subissait une violence effroyable, telle qu’il n’aurait jamais cru la pouvoir supporter sans en mourir.

Non seulement il avait le devoir de ne pas abandonner Jésus en sa Crèche et d’empêcher par tous les moyens permis l’extermination ou la ruine de son troupeau, mais encore et par-dessus tout, il n’avait pas le droit d’oublier que les Prussiens mêmes furent, aussi bien que les autres hommes, rachetés du Sang de ce Nouveau-Né.

Le Vicaire du Christ sur sa Chaire cathédrale n’aurait pu, en pareil cas, les excommunier, et quand même toutes les plaies des cent mille morts pour la patrie seraient devenues autant de bouches vocifératrices contre eux, cet immense cri vers le ciel n’aurait pas été tout à fait assez pour couvrir le chuchotement d’un incendiaire ou d’un égorgeur de vieillards au tribunal de la Pénitence.

Il avait donc entendu la confession d’une vingtaine environ de ces cannibales agenouillés parmi les Gouttes infiniment adorables du Sang précieux de la Sueur divine.

Il les avait absous au Nom du Père, au Nom du Fils, au Nom de l’Esprit ; il les avait réconciliés, bénis de la bénédiction qui désenchaîne et qui clarifie, de la toute-puissante Bénédiction sacerdotale qui courbe les Neuf Chœurs des Anges.

Pillage, incendie, massacres, viols, blasphèmes et profanations, il avait tout entendu, tout pardonné pendant une heure.

Ce n’était pas assez. Maintenant il fallait consacrer pour eux le Pain et le Vin, leur donner à manger le Corps de Dieu, l’effrayante Viande des martyrs qui les remplirait de forces neuves pour recommencer tout cela.

Il parut à cet humble serviteur de la Table sainte que tout croulait en lui et autour de lui dans la Maison lumineuse, quand il lui fallut prononcer devant toutes ces langues féroces le « Corpus » inébriateur de la Gratification Eucharistique : « Que le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ garde ton âme. »

Ayant ainsi distribué ce que l’Église nomme le « Pharmaque d’immortalité », il eut à peine le pouvoir de remonter à l’autel pour les dernières Oraisons, — cependant que les cloches glorieuses lancées avec frénésie, les pesantes cloches de ce Noël des mauvais vainqueurs, sanglotaient en haut, sur la campagne, dans l’exécrable silence des cieux.