Sueur de Sang/Barbey d’Aurevilly espion prussien

Georges Crès (p. 61-71).

VI

BARBEY D’AUREVILLY
ESPION PRUSSIEN


Oui, c’est ainsi que j’ai l’honneur de vous le dire, Barbey d’Aurevilly fut arrêté, en 1870, au milieu de la place Clichy, comme espion prussien, par une multitude enragée qui voulait le mettre en pièces et il dut sa délivrance uniquement à l’héroïque sang-froid de deux gardes de Paris dont il ignora les noms que j’ai le chagrin de ne pouvoir livrer à la reconnaissance des admirateurs du grand romancier.

À cette époque, en effet, il n’avait pas écrit les Diaboliques, ni cette Histoire sans nom, qui ne fut « ni diabolique ni céleste, mais sans nom », même dans la langue de son auteur, la plus céleste et la plus diabolique de toutes les langues.

L’investissement allait commencer, et l’état de siège, destiné à durer de si longs mois, était alors dans l’effervescence de son début. La Ville, courroucée de savoir qu’on avait entrepris de la violer, ébranlait dans son agitation ses propres murs et faisait aux alentours gronder ses molosses.

La vie intellectuelle s’éteignait aux approches noires de la Commune et Barbey d’Aurevilly que vingt ans plus tard, un saltimbanque désopilateur s’obstinerait à placarder ridiculement du titre de Connétable, s’acheminait avec lenteur et mélancolie, à travers Paris en désarroi, de la rue Rousselet jusqu’aux Batignolles, où l’attendait un simple dîner.

Car le Vésuve allemand n’ayant pas encore dévoré la verte banlieue, la coutume des dîners subsistait toujours, et les plus avisés ne prévoyaient pas les jeûnes et les abstinences piaculaires de l’interminable siège.

On a beaucoup parlé des toilettes de Barbey d’Aurevilly. L’excellente blague parisienne s’est fort exercée sur sa redingote et ses pantalons. D’abondantes chroniques ont raconté ses manchettes, ses cravates, ses chapeaux, sa limousine doublée de velours noir, et les contemporains, suffoqués de l’incontestable supériorité de son génie, ne lui pardonnèrent ni la peau ni la couture des gants perpétuels dont il préservait ses Mains des mains moites ou des abatis graisseux qui avaient cours parmi les littérateurs.

Au fond, pourtant, cette extravagance prétendue qui scandalisait en même temps la racaille plébiscitaire des petits bourgeois de son quartier et l’extrême Droite empanachée des législateurs de la Métaphore, ne dut pas déplaire aux « anges et ministres de la Grâce » dont parle Shakespeare, désignés assurément pour lui conférer, en tant que besoin, le plus ample de tous les pardons.

Les vêtements qu’il porta jusqu’à sa mort étaient façonnés, d’après ses indications précises, selon la mode observée par quelques dandies pendant une certaine minute qui s’écoula, je suppose, entre le troisième duel du capitaine d’Arpentigny et la mort du grand Balzac.

Et voilà tout. Il avait voulu fixer de la sorte, pour lui seul sans doute, l’unique impression d’autrefois qui le consolât de vieillir.

Cette manière d’être et de paraître était, en somme, son refuge, sa muette protestation contre ce qu’il appelait la canaillerie de l’uniforme démocratique, et il fallait être admis en familier dans son humble gîte pour savoir l’extrême simplicité, la bonté d’enfant très bon, l’innocence incomparable de ce vieux lion des pauvres déserts qui savait si bien rugir à la face du mécréant ou de l’étranger.

J’ai dû rappeler son costume légendaire et les sottes facéties de boulevard qu’il excita, parce que telle fut la cause ou l’occasion du tumulte fou dont cet admirable artiste faillit être la victime.

Les psychologues ont aussi mal expliqué que les puritains le sortilège de l’accoutrement. Il est certain que les imaginations rudimentaires perpétuellement dévolues à la magie blanche ou noire des simulacres humains, supposeront toujours quelque chose d’essentiel dans le phénomène banal de l’élégance. Serait-ce qu’elles y aperçoivent comme un sensible reflet de cette gloire sans épithète, « désirée par les collines », qui est aussi nécessaire aux hommes que la paix et la lumière ?…

Quoi qu’il en soit, la multitude se laisse émouvoir, comme les femmes ou comme les tigres, par tout personnage remarquablement vêtu. C’est l’ascendant proverbial du belluaire étincelant de paillon qui finit ordinairement par être mangé.

Barbey d’Aurevilly ne fut pas mangé, mais aucun homme, ce jour-là, ne fut plus près de l’horrible gueule.

Il était sur le point d’arriver au terme de son voyage et venait d’atteindre péniblement l’extrémité supérieure de la sourcilleuse rue de Clichy, lorsqu’une rôdeuse l’interpella.

— Joli garçon, voulez-vous monter chez moi ?

Protocole incommutable. Qu’il se nomme Atys ou Polyphème, le client possible est toujours supposé divin. Monarchies et Républiques peuvent crouler sous des cieux qui pleurent, les effondrements et les cataclysmes n’y changeront rien. L’amateur présumé des sales délices que ne paierait certes pas le poids en diamant des nébuleuses, ne pourra jamais s’empêcher d’être le plus ravissant des « bruns » ou des « blonds », jusqu’à la minute éventuelle qui doit marcher au-devant de la Face du Dernier Juge.

L’auteur de l’Ensorcelée, plein de pitié pour cette prostitution misérable qui lui paraissait ressembler vraiment à la pureté des Séraphins, en comparaison de l’assourdissant putanat de la Fortune militaire dont l’Europe s’effarait depuis deux mois, allait passer fort tranquillement son chemin.

Mais la vagabonde obstinée ne le souffrit pas. Suivant le rite connu de ces prêtresses, elle essaya de glisser sa main sous le bras du vieux poète, lui promettant, comme il convenait, d’être « bien aimable, bien gentille, et de ne pas lui prendre cher, etc. ».

Le dégoût et l’importunité furent au point que Barbey d’Aurevilly, incapable pourtant de brutalité, l’écarta d’une main ferme, en lui disant :

— Allons, ma belle, sacrebleu ! fichez-moi la paix. Je ne suis pas le marmiton qu’il vous faut.

Ces paroles qu’il ne put retenir étaient à peine proférées qu’il sentit l’énormité de l’imprudence.

Assurément, il aurait pu tomber sur une bonne gueuse placide accoutumée à solliciter d’un trente-sixième passant le crachat onctueux qui fera couler le crapaud que le numéro trente-cinq lui fit avaler.

La féroce fortune voulut qu’il tombât précisément sur une de ces cantinières de l’insolence et du mécontentement infernal qui devinrent si volontiers, à la fin du terrible hiver, les entremetteuses de l’Incendie.

— De quoi ? de quoi ? hurla-t-elle de cette voix lente et rauque des infécondes brûlées d’alcool, — voix affreuse à décourager les saintes Milices et qu’on croit entendre venir des lieux souterrains, — marmiton ! qu’y met-on ? tontaine et ton-ton. C’est donc toi le fiston des vaches, qui dégueules sur les putains. Voilà-t-y pas que je le dégoûte, ce vieux ponton. Oh ! là ! là ! Y faudrait p’t’être ben lui servir des duchesses sur une pelle à m…, à ce pané-là. Dis donc, hé ! muffe, tu serais pas l’ami des Prussmars, quéquefois, pour mépriser le pauv’ monde, avec tes belles frusques de pas grand’chose et tes escarpins vernis. Combien qu’y t’ont payé, les salauds, pour te foutre des Parisiens, espèce de badingueusard ? Hé ! va donc, vendu, sale Judas, espion prussien ! prussien ! prussien !

Mot terrible, en ce temps-là, que ce dernier mot ; plus à craindre qu’une volée de mitraille et qui produisit l’effet d’un tison dans une poudrière. Les vociférations crapuleuses de cette chamelle en délire emplissaient maintenant la rue, inondaient la place voisine, montaient jusqu’aux toits, faisaient tressaillir profondément le populo.

Le Dragon des massacres imbéciles n’aurait pu choisir, d’ailleurs, un plus favorable instant, car la circonstance d’une vicissitude politique des plus graves, — admirablement oubliée depuis, — avait fait sortir de leurs demeures un très grand nombre de citoyens exaltés.

L’invariable jurisprudence des rétributions pénales exercées par la multitude pouvait-elle, en cette occasion, se démentir ? Sans que nul songeât à s’informer de quoi que ce fût, avant même qu’on eût eu le temps d’apercevoir le malheureux qu’une abominable salope accusait du plus exaspérant de tous les forfaits, — en une minute, cinq cents langues, cinq cents groins altérés, sans le savoir, du plus noble sang qui coulât en France, clamèrent la mort de cet inconnu qui vendait Paris aux envahisseurs.

Seul contre tous, pâle d’indignation, pâle de honte, pâle de mépris, pâle aussi, très probablement, de ce désir de la mort qui doit mordre au cœur certains hommes faits pour commander, quand l’universel beuglement de la Désobéissance les assiège, Barbey d’Aurevilly avait redressé sa taille et ne sentait plus de lassitude.

Cette hideuse façon de mourir n’était certes pas celle qu’il aurait choisie. N’importe, il s’agissait de l’accueillir le plus fermement qu’on pourrait, en se souvenant des grands Ancêtres Normands qu’on avait chantés et que toutes les vagues en fureur de l’Océan germanique n’intimidaient pas, quand ils s’embarquaient pour le déconfort du vieux Charlemagne.

Armé seulement de la cravache célèbre qu’il portait toujours comme un rappel emblématique de ses pensées, crispant ses poings vigoureux encore, il allait, continuant sa route, au milieu de la clameur vile, à quelques pas de l’ignoble foule dont le grouillement augmentait à chaque seconde, et d’un pas si fier que les assassins hésitaient.

La canaille est une impératrice de Byzance qui n’aime pas qu’on se tienne debout devant elle et lorsque les chevaliers du Dix-Mille-contre-Un se précipitent sur le vaillant isolé qui les défie, c’est presque toujours l’irrésistible poussée de la masse arrière qui les détermine.

En cette circonstance, la provocante mise de Brummel était, à la fois, un motif de rage plus grande et quelque chose comme l’avertissement d’une résistance au désespoir qui pourrait coûter assez cher au premier agresseur assez audacieux pour porter sur lui ses pattes malpropres.

Se sentant perdu, sans secours à espérer d’aucune police régulière, le contempteur aristocratique de la Loi du Nombre n’ignorait pas que le premier coup serait immédiatement suivi de mille autres et que le moindre signe de faiblesse démusellerait aussitôt le chien populaire. Ayant, dès le début, tout compris et tout deviné, il avait fait simplement et spontanément le sacrifice d’une existence que le spectacle uniforme des lâchetés ou des trahisons ne le disposait plus à chérir.

Et ma foi ! il s’en fallut de si peu que ce serait manquer de respect à la Mort que de prétendre chiffrer, même en clins d’yeux, l’infinitésimale durée de la nutation providentielle qui l’en préserva.

Soudain, comme il croyait voir dix mille bras levés sur lui, deux angéliques figures de bonnes bêtes militaires apparurent à sa droite et à sa gauche, qui haranguaient impétueusement la foule.

— Monsieur, lui dit un de ces deux hommes, ne craignez rien. Marchez entre nous et laissez-vous conduire au poste. C’est le seul moyen de vous sauver. Vous vous expliquerez avec le commissaire de police. Quand même vous seriez une canaille, nous vous défendrons, et si on veut votre peau, il faudra d’abord qu’on prenne la nôtre.

Trois minutes plus tard, l’un des plus grands artistes du siècle comparaissait en suspect devant un intérimaire du Néant qui faisait les fonctions de commissaire de police dans le quartier.

Ce gracieux magistrat, qui ne paraissait pas avoir pris le train littéraire le plus rapide, ignorait invinciblement le nom et la qualité de son captif, provisoirement traité par lui comme un criminel probable et qu’il ne consentit à relâcher que très tard, sous la bénévole caution d’un personnage olympien.

Ainsi finit cette aventure, dont l’importance anecdotique est peut-être contestable, mais que les vivants esprits, respectueux d’un si grand défunt, liront sans doute avec intérêt.

Très peu durent la connaître, car Barbey d’Aurevilly, je crois l’avoir dit, ne parlait jamais de 1870 et détestait qu’on en parlât. Exceptionnellement, aux approches de ses derniers jours, j’eus l’honneur de recevoir quelques-unes de ses confidences, et je crois être le seul aujourd’hui, puisque, — à l’exception de l’octogénaire comte Roselly de Lorgues, — tous ceux qu’il aima dans sa longue et forte vie sont couchés depuis quelque temps déjà sous la terre.

Un tel récit, dont la place était naturellement parmi les souvenirs ou les impressions que j’offre ici, exigeait une transcription très fidèle et je l’ai réalisée comme j’ai pu. Ah ! oui, sans doute, comme j’ai pu. Mais il aurait fallu l’entendre lui-même, le vieux Barbey, et surtout le voir, « sa poitrine de volcan soulevée, passant du pâle à un pâle plus profond, le front labouré de houles de rides, — comme la mer dans l’ouragan de sa colère, — les pupilles jaillissant de leur cornée, comme pour frapper ceux à qui il parlait, — deux balles flamboyantes ! Il fallait le voir haletant, palpitant, l’haleine courte, la voix plus pathétique à mesure qu’elle se brisait davantage, l’ironie faisant trembler l’écume sur ses lèvres, longtemps vibrantes après qu’il avait parlé ; plus sublime d’épuisement, après ces accès, que Talma dans Oreste, plus magnifiquement tué et cependant ne mourant pas, n’étant pas achevé par sa colère ; mais la reprenant le lendemain, une heure après, une minute après !… Et, en effet, n’importe à quel moment on touchât à de certaines cordes immortellement tendues en lui, il s’en échappait des résonances à renverser celui qui aurait eu l’imprudence de les effleurer ».

Ce portrait d’un personnage des Diaboliques est si prodigieusement celui de leur auteur que je n’ai pu résister, en finissant, au plaisir de citer une page aussi magnifique du plus français de nos Écrivains, dont le médecin des morts déclarait, en 1889, ignorer la profession, et qu’un soupçonneux magistrat, contemporain de l’état de siège, ne se consola, sans doute, que malaisément, d’avoir sauvé du dernier supplice.