Sueur de Sang/Les Yeux de Madame Frémyr

Georges Crès (p. 163-171).

XVI

LES YEUX DE MADAME FRÉMYR


En 1870, Mme  Rosalinde Frémyr avait soixante ans. Elle était riche, démesurément grande et peignait de petites affaires sur un chevalet d’ivoire.

Mascaron décrépit de vieille moutonne doucereuse et implacable, elle parlait en roucoulant aux individus qualifiés et barytonnait avec arrogance lorsqu’elle s’adressait à des inférieurs. Ses yeux gris d’usurière dont nulle grimace ne pouvait atténuer la rigueur de givre étaient célèbres et généralement redoutés. Son regard le moins hostile donnait l’onglée, gerçait la peau, eût cristallisé, pensait-on, le dernier soupir d’un mourant d’amour.

À la distance de quelques années, on ne savait rien de cette personne remarquable qui était venue s’établir dans le pays et dont le mari, toujours invisible, passait pour occuper une importante situation. Peut-être était-il bourreau chez quelque potentat de l’Extrême-Orient.

Néanmoins, dans cette vaste banlieue de joie qu’arrose la Marne et qu’étonnèrent, un peu plus tard, les massacres de Champigny, on se lassa bientôt des conjectures même malveillantes. On s’en lassa d’autant plus vite que Mme Frémyr arborait une incontestable opulence, ayant acheté à beaux deniers une propriété magnifique où des artistes et des écrivains du boulevard le plus littéraire étaient invités. Tout cela inspirait un respect très grand.

Certes, la conversation ou la vue de cette châtelaine odieuse ne pouvait pas exciter beaucoup les journalistes malins dont elle remplissait sa maison. Mais, quoique très avare et dure jusqu’à la férocité pour tout indigent, elle offrait de véritables festins, d’authentiques ripailles où ces messieurs pouvaient amener des femmes. Quelquefois même, elle entr’ouvrait sa bourse profonde.

On connaissait sa manie de peinturière enragée de gloire, dont les coloriages dartreux encombraient les expositions, et les dispensateurs attitrés de ce nectar en abusèrent.

Le désintéressement désormais si proverbial de la critique n’existait pas en ces temps néfastes. On était alors à la fin du second Empire et les mœurs de la chronique ou du feuilleton d’art n’avaient pas encore subi l’épuration miraculeuse dont nous sommes aujourd’hui les béants témoins.

Enfin, ce fut une manière de sport d’aller chez cette Frémyr que ses dîners rendirent un instant fameuse et que la reconnaissance abdominale de ses commensaux réussit à faire passer pour une excellente artiste.

Lorsque les armées allemandes commencèrent l’investissement, elle adopta sur-le-champ l’attitude la plus romaine.

Pleine de mépris pour les fuyards qui fermaient soigneusement à double tour leurs vide-bouteilles polychromes, leurs pavillons ou cottages moyenâgeux et se réfugiaient en hâte dans Paris, elle resta chez elle, déclarant très haut qu’il fallait donner le bon exemple et que ce rôle étant dévolu à la grande propriété foncière, elle attendrait de pied ferme, dans sa maison, les ennemis de la France.

La roublarde savait que c’était le meilleur moyen de la préserver du pillage et de la destruction complète.

Avait-elle, ainsi que des malveillants le prétendirent, de lointaines accointances à la cour du roi de Saxe dont les bandes pouilleuses levées dans les faubourgs de Leipzick, de Chemnitz et de Dresde, occupèrent à poste fixe, dès le 18 septembre, l’espace compris entre Chelles et Claye, de la Marne à la route d’Allemagne ? Ce point, comme tant d’autres, est resté inéclairci.

Mais il est certain que l’Amphitryonne peintresse hébergea d’illustres guerriers, parmi lesquels le prince Georges de Saxe et le vieux Guillaume lui-même, son proche voisin, momentanément installé à Ferrières et qui, passant un beau jour, daigna s’emplir à sa table.

Il n’en fallait pas davantage pour sacrer ce domicile où ne résidèrent, jusqu’à la fin, que des officiers supérieurs et les Obersten les plus distingués de la Saxe ou de la Bavière.

Toutefois, il fallait un gage à la soldatesque, un exutoire à la brutalité des pourceaux hispides que traînaient après eux ces conquérants.

La Frémyr avait heureusement l’objet sous la main.

C’était un pauvre diable de vieux poète romantique, célèbre lui aussi, vers 1830, doux et timide, subsistant mal d’un revenu des plus humbles, à qui elle avait loué, sans bail, un pavillon détraqué, singulièrement adossé à la somptueuse demeure.

Quelques années auparavant, elle avait été sur le point de jeter à bas cette verrue qui ne tentait aucun amateur, lorsque le bonhomme se présenta, recommandé par plusieurs de ses convives ordinaires qui paraissaient le respecter.

En conséquence, le vénérable Toussaint de Joannis, doyen des lyriques après Hugo, était devenu locataire de la femme illustre.

Il est vrai que celle-ci ne le logeait pas pour une poignée de coquilles. Ce gîte impossible raflait un bon tiers des ressources du vieillard qui se crut, néanmoins, favorisé.

Il est vrai aussi qu’il avait la « jouissance » d’un jardin de quelque étendue, orné de trois ou quatre grands arbres, planté de très beaux rosiers, et que la Frémyr, en lui vantant ces inappréciables avantages, avait su le persuader de son désintéressement de propriétaire. Le poète, inattentif aux yeux effroyables de la vampire, se tenait donc inébranlablement assuré de posséder à vil prix un logis de prince.

Rien n’y fit. Ni l’évidente stupeur des habitants du village, ni le froid terrible de quatre hivers dans cette ruine intérieurement visitée par tous les souffles, ni l’ébranlement de sa santé, ni la mort même de sa vieille femme assassinée dans son lit par une soixantaine de courants d’air… Il semblait que nulle catastrophe ne fût capable d’altérer chez ce visionnaire le besoin de croire à la grandeur d’âme de Mme Frémyr. Il attribuait tout à sa pauvreté qui ne lui permettait pas le luxe de chauffage exigé par une habitation de cette importance.

L’infortuné ne comprenait pas que tous les combustibles de la terre n’eussent pu rendre habitable un lieu sinistre où les yeux de cette femme avaient passé…

Naturellement, pendant toute la durée de l’occupation prussienne, la propriété entière, maison principale et pavillon, fut remplie d’Allemands. Seulement la première était habitée par des officiers à peu près courtois que Mme Frémyr traitait avec distinction, les comblant des petits soins les plus délicats, et le second était abandonné à la crapule militaire.

On devine ce que dut être l’existence du malheureux Joannis et ce qu’il eut à souffrir de l’insolence et de l’avidité des porcs saxons.

Il payait, sans le savoir, pour sa bienfaitrice.

Le génie de la race allemande étant toujours l’oppression du faible, il fallait bien qu’un pauvre être fût torturé à la place de cette araignée des mauvaises toiles, retirée dans le souterrain de ses influences ténébreuses et barricadée d’une porte d’or.

Même sans cela, il eût assez souffert, le doux bonhomme. Le spectacle de la patrie mangée vive le faisait mourir de désespoir.

Un jour, il cessa d’être lui-même. Le 1er décembre, on le vit arriver au quartier général de Ducrot. Comment avait-il pu franchir les avant-postes du XIIe corps saxon ? Il n’en savait rien lui-même et ne comprit pas davantage par quel miracle il lui fut donné de revenir.

Mais il avait été le témoin de l’extrême démoralisation de ce corps, aussitôt après l’attaque formidable de l’armée de Paris sous le plateau d’Avron. Il avait vu l’arrière-garde des fantassins ennemis rentrer à Chelles, criblée de boulets et d’obus, et criant : « Malheur ! malheur ! » Enfin il avait pu lire, fraîchement écrits à l’entrée de tous les sentiers ou passages désignés pour fuir, les étranges mots allemands : Nach Retirade, qui servent, dans toute l’Allemagne, à notifier aux passants la présence des latrines ou des urinoirs publics.

Il accourait donc au moment précis où Ducrot s’arrêtait dans son triomphe, lui crier, au nom de toute la France, de poursuivre son avantage, de marcher hardiment sur le grand dépôt de Lagny, centre des communications allemandes, de briser, sur ce point si important et alors si faible, le cercle d’investissement ; en un mot, de ne pas laisser échapper l’occasion, unique peut-être, de décider les généralissimes prussiens à lever le siège.

Mais il usa vainement le peu de forces qui lui restait, à combattre l’obstination imbécile de quelques galonnés importants, aux pieds desquels il se traîna en pleurant, et qui ne lui permirent seulement pas d’entrevoir le général. Il revint chez lui râlant de douleur.

Il revint pour recevoir le châtiment de son péché. La peine pour lui ne fut pas au pied boiteux. Avant même de franchir son seuil contaminé, comme toujours, d’excréments saxons, il aperçut à une fenêtre Mme Frémyr, qui le regardait attentivement de la tête aux pieds.

Dans l’état d’exaltation lucide où il se trouvait depuis quarante heures, il comprit tout instantanément. L’abomination de cette espionne plus que probable lui apparut. Il se rappela certains faits en apparence dénués de portée, certaines paroles entendues qui semblaient un peu moins que rien et qui, maintenant, aboutissaient tous ensemble, dans un même rais de lumière, à l’évidence absolue de la plus horrible trahison.

Sous les pieds de cette salope, il y avait, peut-être, le sang de dix mille hommes.

Redressant la tête, il répondit au regard de ces yeux de cendre par un regard de feu blanc qui fit aussitôt disparaître le fantôme.

Mais alors, oh ! alors, ce ne fut pas long. Mme Frémyr accompagnée de trois ou quatre officiers apparut presque en même temps que lui, dans le jardin comblé d’animaux saxons ricaneurs.

— Monsieur de Joannis, dit-elle froidement, vous allez, s’il vous plaît, décamper ce soir. Vous avez cessé de me plaire et je vous chasse comme un domestique.

Le bonhomme suffoqué ne répondit pas.

— Oui, monsieur, cria-t-elle tout à coup d’une voix violente, je vous chasse comme un valet infidèle qui trahit la confiance de ses maîtres. Souvenez-vous, misérable, que vous fûtes reçu par pitié dans ma maison… Vous venez de Nogent, n’est-ce pas ?… Mais répondez donc, vieux bandit…

Elle était sans doute hors d’elle-même, désorbitée comme ces planètes qui vont se cogner à tous les carreaux du ciel avant de tomber en pluie d’étoiles sur la terre… car elle frappa le vieillard au visage de son poing fermé.

Celui-ci, étant mort, roula par terre.

Alors, sans colère, sans frémissement, presque suave, l’un des officiers s’approchant de la dame atroce, lui dit en allemand :

— Mon petit cœur, vous vous êtes un peu trop trahie. La mort de ce vieux homme achève de nous éclairer. Nous avons la preuve maintenant que c’est vous qui avez renseigné M. Trochu. Car vous avez deux visages… Mais vos yeux sont toujours les mêmes et ils ont cessé de nous plaire

Préparez-vous donc, s’il vous plaît, à être fusillée dans une demi-heure. Chacun son tour. Dass ist Krieg !