Sueur de Sang/Les Créanciers de l’État

Georges Crès (p. 151-162).

XV

LES CRÉANCIERS DE L’ÉTAT


La mère avait été littéralement coupée en deux par un projectile, au moment où elle fermait ses volets. La guenille lamentable de son corps pendait de ci et de là, sur l’appui de la fenêtre pavoisée de son sang jusqu’au ras du sol…

L’affaire avait été chaude. Pour la première fois que le village avait l’honneur d’être visité par l’Invasion, on s’était cogné rudement et les habitants, c’est-à-dire les cinq ou six familles cossues qui n’avaient pas pris la fuite, comptant bien qu’une exquise urbanité plaiderait avec éloquence pour leurs tripes ou pour leurs écus, n’étaient pas contents.

Ces dignes bourgeois, qui n’avaient certes pas demandé la guerre, étaient inscrits au Grand-Livre, qui est, comme chacun sait, le répertoire nobiliaire des créanciers de l’État.

Ils avaient attrapé leur saint-frusquin dans des négoces ou des manigances aussi honorables que pacifiques. Et cela, c’était plus sérieux que toutes les blagues patriotiques.

C’était un peu fort tout de même qu’il n’y eût pas moyen de s’entendre. M. de Bismarck, après tout, ne devait pas être une bête féroce. Puisqu’on avait été roulé du premier coup, eh ! bien, quoi ? il fallait se rendre gentiment et ne pas compromettre la sécurité générale des propriétaires, en s’acharnant avec une criminelle folie.

On était propre maintenant. Ces polissons de mobiles et de francs-tireurs — juste les gens que haïssaient le plus les Prussiens — avaient bien besoin vraiment de venir faire leurs farces dans un pays raisonnable où on ne demandait, en somme, qu’à lécher les bottes allemandes !

Un chef quelconque, général ou simple commandant de bataillon, ayant jugé la position avantageuse, les bandits étaient venus à la pointe du jour, au nombre de trois ou quatre cents, et s’étaient retranchés sans façon dans la grand’rue, derrière les maisons, dans les maisons mêmes, un peu partout, au mépris des objurgations généreuses du maire qui rêvait mieux pour sa commune et qui n’avait obtenu pour tout loyer de son zèle que le coup de botte le plus authentique dont puisse être gratifié le derrière d’un officier municipal.

Bref, l’ennemi était arrivé à son tour, en masse formidable, et la position était telle, en effet, rivière d’un côté, rocher de l’autre, qu’il ne lui avait pas fallu moins de quatre heures pour déloger cette petite troupe naturellement impossible à tourner.

Enfin, grâce à d’obligeantes informations d’un ancien fabricant de pains à cacheter qui voyait avec une rage sans bornes les mobiles d’Eure-et-Loir piétiner ses plates-bandes, les Prussiens avaient réussi, fort heureusement, à déborder ces ravageurs qui s’étaient échappés à la petite fortune du bon Dieu par un bois voisin, ayant plus de trois mille hommes à leurs trousses, infanterie et dragons de Rothmaler.

Ils n’y reviendraient pas, c’était sûr, mais les Prussiens reviendraient. Pas moyen de garder l’ombre d’une illusion sur ce point. Et alors, ils se vengeraient, selon leur coutume, en détruisant tout. Les agneaux paieraient pour les tigres et les propriétaires pour les vagabonds.

C’était grave. Il y avait bien une quinzaine d’Allemands par terre, blessés ou morts, et autant de Français. Ceux-là ne comptaient pas, ils n’avaient que ce qu’ils méritaient. Mais les autres, ces pauvres diables venus de si loin ! Ah ! c’était de la peau qui coûterait cher !

Quant à la mère Thibaut dont l’affreuse loque sanglante s’apercevait au bout de la rue, on s’en foutait bien. C’était une gueusarde sans le sou qui vivotait au lavoir ou dans les champs, et dont le mari, une mauvaise tête, avait disparu depuis Sedan. On le supposait vadrouillant quelque part avec les volontaires enragés de Fiéreck et de Paladines.

Restaient deux enfants, une fillette de quatorze ans qui ne valait sans doute pas mieux que ses père et mère et un grand gaillard de dix-neuf, très robuste, mais complètement idiot, heureusement inoffensif. Tout ça n’était pas très intéressant.

Pendant que les bourgeois se troublaient en leurs culottes, la petite Solange Thibaut, une enfant frêle aux grands yeux noirs où chavirait l’image des cieux, après un quart d’heure de stupéfaction et de silencieuse horreur, entreprit l’ensevelissement et l’inhumation de sa mère.

Aidée de son grand frère André qui lui obéissait comme un chien, et dont la force musculaire offrait un navrant contraste avec la débilité du cerveau, elle recueillit dans un drap les effrayantes reliques et, après quelques prières lues à haute voix dans le paroissien de sa première communion, les enterra dans une fosse peu profonde, rapidement creusée derrière la maison. Ensuite, elle planta dans la terre, au-dessus de la tête, un vieux crucifix naïf conservé dans la famille depuis des générations, et s’abîma dans les sanglots, sur les genoux de son innocent de frère qui la berçait avec tendresse, en vocalisant une sourde ritournelle venue des Lieux Monotones.

Les heures s’écoulèrent ainsi et la nuit froide s’annonça. Le village, fort abandonné depuis quelques jours, semblait devenu tout à fait désert, tellement les trembleurs se rétractaient en leurs coquillages. Le puissant tumulte du matin était comme un rêve…

Or, il arriva que le premier souffle noir venant à baiser le sol, une plainte horrible s’éleva et vint frapper les oreilles de l’orpheline que les grands sanglots ne secouaient plus.

Comme si cette lamentation des mourants que personne évidemment ne songeait à secourir, avait atteint en elle quelque chose de très profond, elle se dressa aussitôt et dit à son frère :

— Mon bon André, nous ne pouvons pas les laisser dehors, ces pauvres soldats. Ils vont mourir de froid cette nuit.

S’élançant alors vers les trois lits misérables de la maison, elle les défit en un instant, jeta par terre matelas et couvertures, couvrit entièrement le sol de paille, de hardes et de copeaux et entraîna l’idiot dans la rue.

La mort de sa mère l’avait fort heureusement préparée à l’abominable vision. Le premier blessé qu’ils rencontrèrent étendu les bras en croix, à dix pas du seuil, n’était pas, à coup sûr, l’un de ceux dont ils avaient entendu les gémissements. Les yeux ouverts quoique sans regard et remuant silencieusement les lèvres, il avait presque l’air de sourire. En se penchant, ils virent avec épouvante que ce rêveur avait la tête posée sur un coussinet de sa propre cervelle répandue, la partie postérieure du crâne ayant cessé d’exister. Celui-là n’était pas ce qu’on appelle mort, mais il ne pouvait plus souffrir et n’avait pas besoin de secours. Intuitivement Solange comprit qu’il fallait aller plus loin.

La vérité me force à dire que cette courageuse enfant était attirée de préférence vers les blessés français. N’ayant que très peu de place à donner, elle trouvait tout simple d’en faire profiter d’abord les pauvres gens qui souffraient pour avoir voulu la défendre. Dans sa logique de petite vierge gauloise, elle ne soupçonna pas un instant le danger de ce choix exclusif qui devait la perdre.

Fractures, ventres ouverts, têtes fendues, faces charcutées par la baïonnette ou la mitraille, il n’y avait, pour ces enfants, que l’embarras du choix.

Le premier voyage fut horrible. Il s’agissait de transporter un franc-tireur gigantesque dont une balle avait traversé les deux mollets, et qui avait, en outre, l’épaule brisée d’un coup de crosse.

L’idiot, peu capable des savantes précautions d’un bon infirmier, le prit si malheureusement sous les bras que le torturé se mit à rugir comme un lion. À défaut de brancard, Solange courut chercher un drap qui parut encore plus suppliciant, plus infernal que les maladroites mains de son frère. Enfin elle s’avisa d’un volet facilement arrachable de ses gonds, et la besogne terrible put s’accomplir, non toutefois sans écrasante fatigue pour ces deux abandonnés qui avaient pitié des abandonnés.

Quelquefois, la pauvre fillette héroïque, à bout d’énergie, s’arrêtait pour fondre en larmes, et l’idiot, sans y rien comprendre, se mettait à pleurer lui-même, en la regardant.

En moins d’une heure, pourtant, leur maison fut entièrement dallée d’une douzaine de corps souffrants qui, du moins, n’auraient pas à endurer la température homicide de l’extérieur.

Solange trouva même le moyen de leur faire du feu, en brûlant de menus objets mobiliers que brisait consciencieusement son André. L’eau, par bonheur, étant à peu près la seule chose qui ne manquât pas, elle put laver les plaies et donner à boire. Mais son pouvoir s’arrêtait là.

Que faire, par exemple, pour le soulagement de ce lamentable de qui l’inférieure partie du visage était fracassée ? Il agonisait de soif, mais la bouche était remplie de caillots de sang, de fragments de mâchoire, et la langue tuméfiée ne laissait plus passer le liquide…

Combien d’autres choses encore, plus que difficiles à raconter !

Chère petite hospitalière désolée, sans expérience ni ressources, qui n’aurait pu, dans son ignorance, qu’aggraver la peine de ces douloureux !…

Il y eut une circonstance remarquable. La hardiesse des enfants Thibaut avait indigné le village, c’est-à-dire, encore une fois, les quelques rentiers inébranlables, restés là pour sauver — à quelque prix que ce fût — leurs immeubles de la dévastation ou de l’incendie.

Ils trouvèrent, naturellement, scandaleux et détestable qu’une petite drôlesse recueillît chez elle les blessés français. Ils étaient en somme, ces blessés, aussi bien que possible dans la rue, et le vrai patriotisme consistait à les y laisser.

Il fallait peut-être les fourrer dans du coton et leur donner de l’argent, par-dessus le marché, à ces va-nu-pieds dont l’entêtement de bêtes féroces prolongeait la guerre ! Sans compter que la place occupée par des individus en train de crever manquerait forcément aux Prussiens qui allaient revenir fatigués, sans doute, et qui trouveraient la plaisanterie mauvaise.

Mais, sacrebleu ! n’était-ce pas là précisément ce qu’il y avait de plus sûr pour apaiser leur juste courroux, le spectacle des vaincus agonisants et méprisés de leurs propres concitoyens ? C’était donc la dernière ressource, l’unique peut-être, que cette souillon avait la scélératesse de ravir à d’honorables négociants retirés après fortune faite.

Ils entreprirent de l’en empêcher. Mais la vue des dents et des poings serrés de l’idiot et surtout l’effrayant regard d’indignation lancé par un officier au visage couvert de sang, qu’ils tentaient de lui arracher, les fit reculer.

Ce fut en cet instant solennel que la lumière visita Me Desboudins, ex-notaire et le plus grand homme de l’endroit depuis que le curé avait décampé avec les paysans.

Il ouvrit ce simple avis que les Prussiens seraient infailliblement désarmés par la présence de leurs malades entourés des plus tendres soins dans chaque maison respectable, que le drapeau de Genève arboré franchement, pour eux seuls, les toucherait sûrement, et qu’en conséquence, il n’y avait pas une seconde à perdre pour improviser de domiciliaires ambulances où seraient recueillis avec amour les blessés allemands, à l’exclusion rigoureuse des blessés français.

Inutile d’ajouter qu’un si noble conseil fut aussitôt adopté avec des acclamations.

Arrivée des Prussiens, retour de la chasse. Il ne faudrait pas trop compter sur leur douceur. — Fleisch ! Vine ! Côgnac ! Bien mangir ! bien couchir ! bien abreuvir ! La danse des bourgeois commence.

On ne brûlera pas leurs maisons, puisqu’il y a des blessés allemands. C’est toujours ça de sauvé. Mais on s’amusera tout de même chez eux et ils écoperont, c’est infiniment probable, autant que puissent écoper des gens qui ne vivent pas dans la lune.

Puisqu’ils tiennent absolument à être les amis der Preuszen, il faut qu’ils le prouvent, Gottestod. Or, Messieurs les Prussiens ont combattu toute la journée pour l’Allemagne, pour leur Empereur plein de saucisses et pour l’Évangile de leur Empereur. Il est vraiment juste qu’ils aient un peu de bon temps.

Les bourgeois donneront leur argent, leur argenterie, leurs bijoux, leur linge, la peau de leurs femmes, de leurs aïeules, de leurs filles, de leurs cochons et leur propre peau, s’ils bronchent ou récalcitrent. C’est comme ça. Les petits cadeaux entretiennent l’amitié.

Je demande pardon pour ce qui va suivre, aux impressionnables lecteurs. Mais, en ma qualité d’historien anecdotique, je suis forcé de marcher. Je tâcherai, d’ailleurs, que ce soit le plus rapidement possible.

Il ne s’écoula pas beaucoup de minutes avant que le colonel fût informé de la présence d’une infirmerie non garantie par le drapeau international et ne contenant absolument que des blessés français, ceux-là mêmes qu’on avait descendus le matin.

Ce chef irascible, au comble de la fureur, empoigna tout de suite par la peau du ventre son hôte, le maire en personne, qui était venu implorer lui-même l’honneur de le posséder sous son toit, et le secouant à lui faire tomber les cornes, lui demanda l’explication de cette anomalie séditieuse.

Le fonctionnaire malchanceux protestant de son innocence, répondit qu’il avait tout tenté pour empêcher cette mauvaise action.

— Nous allons voir ! cria le colonel.

Et il donna l’ordre de réunir à l’instant même dans la rue tous les habitants actuels du village, hommes ou femmes.

Cela fait, il se dirigea, suivi de ce troupeau crevant de peur, vers la maison Thibaut. Dès la première sommation, la petite Solange se présentait dans le cadre de la porte, éclairée par le feu mourant de son ambulance pitoyable.

Elle parut charmante comme les pâles fleurs et triste comme le pressentiment de la mort. Derrière elle s’entendait le râle des moribonds pour lesquels elle ne pouvait plus donner que sa vie.

— Toi, d’abord, lui dit l’Allemand, tu coucheras avec moi ce soir.

— Sale cochon ! répondit la fille, me prends-tu pour une truie, par hasard.

Cette réponse lui valut un soufflet atroce qui la jeta par terre, le visage en sang. Aussitôt un cri bizarre se fit entendre et l’idiot, plein de beuglements, s’élança sur le bandit.

Il fallut le lui arracher des mains et, pour ce faire, tuer, à bout portant, le pauvre imbécile.

Or, voici. Le colonel, dont cet incident n’avait servi qu’à rafraîchir la férocité, donna l’ordre froidement, sous peine de mort, à tous les bourgeois, hommes et femmes, de prouver leur amitié à la Prusse en égorgeant de leurs propres mains les blessés français.

Cet homme qui représentait l’honneur de l’Allemagne et qui devint général quelque temps après, osa donner un tel ordre et… il fut obéi.

Pour ce qui est de la jeune fille qui renouvela, une minute, sans le savoir, tout l’Ordre ancien des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, je supplie très humblement qu’on ne me demande pas la fin de son histoire… Elle mourut le lendemain, et c’est, véritablement, tout ce que j’ai la force d’ajouter.