Sueur de Sang/Le bon Gendarme

Georges Crès (p. 35-42).

III

LE BON GENDARME


Il n’y aura jamais un si bon gendarme que le brigadier Dussutour. Ancien vainqueur de l’Alma, décoré dans les tranchées de Sébastopol, cet aride et coriace troupier qui n’avait jamais couché, disait-on, qu’avec la consigne, et qui ne connut d’autre Sinaï que le cheval de son colonel, semblait avoir été engendré par les vindictes sociales, en de mécaniques transports, tout exprès pour devenir, à la fin, le plus admirable instrument des lois.

Après avoir traîné vingt ans ses os et ses cartilages dans les garnisons ou sur les champs de bataille, il avait obtenu d’être incorporé dans un escadron de gendarmerie du Loiret, où sa minutieuse rigidité fut inégalable.

De Fontainebleau à Montargis et de Pithiviers à Beaugency, on avait tout dit, quand on nommait le brigadier Dussutour, et les représentants de l’autorité militaire ou civile n’avaient qu’un cri pour préconiser la vertu de ce soldat.

Il aurait arrêté le Diable et demandé leurs passeports aux gisantes multitudes ressuscitées par le souffle d’Ézéchiel.

Culminant et impliable comme les falaises, sa maigreur d’échassier antédiluvien le faisait paraître sempiternel. On ne finissait pas de le voir.

Il fallait une bonne conscience et très peu d’imaginative pour être bien sûr qu’il ne possédait, en réalité, que deux bras, tellement il symbolisait la force active des mille mains de la Répression.

À son approche, le tremblement des coquins devenait contagieux et, parfois, se communiquait à des bourgeois honorables qui sentaient confusément s’ouvrir en eux des abîmes.

Les âmes les plus intactes ou les plus soigneusement radoubées sentaient, en l’apercevant, comme un vague besoin de s’appuyer sur quelque chose, de se récupérer avec attention.

L’idée seule d’un sophisme ou d’un faux-fuyant devenait ridicule aussitôt que fonctionnait ce vieux brave, en qui s’incarnait l’Exactitude professionnelle, et que tout un département proclamait « aussi raide que la justice ».

Sa physionomie protestait avec une invincible énergie contre toutes les présomptions d’innocence. N’existant que pour traîner des coupables devant des juges, il avait l’air de considérer tout individu non désigné par quelque mandat, comme un désirable gibier d’écrou, mis en réserve pour d’ultérieures arrestations, et la sainteté même, en la supposant rencontrable dans le Loiret, n’eût été pour lui qu’un état précaire, anormal, et par conséquent suspect.

En sa présence, les vagabonds se croyaient sous l’œil de Dieu et on racontait qu’un jour le curé d’un village où il avait opéré victorieusement contre un malheureux bandit, le compara, du haut de la chaire, à l’ange exterminateur lancé par le Sabaoth sur l’armée de Sennachérib.

Lorsque la guerre éclata, il avait pris enfin sa retraite et vivait sans gloire dans un pavillon d’aspect sépulcral, sur la lisière de la grande forêt d’Orléans, du côté de Pithiviers.

On l’assimilait désormais à une bête sauvage et, certes, on aurait perdu son temps à chercher un autre personnage aussi malgracieux. Ayant quitté le service très tard et fort à contre-cœur, après avoir épuisé tous les moyens de retarder une mise à pied que nécessitait son grand âge, il végétait, hargneux et solitaire, dans une ignorance admirable de tout ce qui s’accomplissait au delà de son seuil.

N’ayant plus à molester aucun chenapan, sa tristesse fut infinie et devint presque aussitôt une hypocondrie des plus noires. Habitué, depuis tant d’années, à se croire indispensable à la rotation harmonieuse des engrenages sublunaires, il gémissait nuit et jour avec amertume sur la démence des bureaux qui n’avaient pas senti le besoin de l’éterniser et l’avaient retranché de l’effectif comme un chien boiteux qu’il faut rayer du vautrait.

Son vieux cuir impitoyable de militaire, boucané par les consignes, se creusa de rides nouvelles plus profondes. Pour la première fois, il essaya de penser, et cet excès inouï, cette folie de vieillesse le détraqua.

Les deux ou trois paysans qui étaient admis à lui parler racontèrent les ravages exercés par un tel chagrin, sur la judiciaire autrefois vantée du vieux Dussutour. — Il cause tout seul en se promenant, disaient-ils, et il fiche la peur à notre bestial.

Le fait est qu’il brouillait maintenant les choses, confondait entre eux les météores, dédaignait les pronostics, ne se souvenait plus des oraculaires sentences et devenait subversif.

Ce gendarme, autrefois si pondéré, incapable, par exemple, de manquer à la condescendance miséricordieuse que la Justice ne refuse pas même aux plus abominables gredins, quand ils sont entre ses griffes, et qui, recevant un jour l’humble aveu d’un de ses meilleurs clients, assassin d’une famille entière, le consola par ces simples mots : On n’est pas parfait ! — ce gendarme sublime était désormais en train de se déplumer de tout son prestige et de s’en aller à vau-l’eau.

Il s’égara jusqu’à oublier « le respect pour les personnes » et ne craignit pas d’affliger parfois de ses insolences un propriétaire foncier du voisinage qu’on disait posséder de grandes richesses et qui, par conséquent, avait droit à la plus abjecte considération.

Le bruit même courut — mais ce point ne fut jamais éclairci — que deux ou trois fois, il parut entreprenant avec des filles de campagne qu’il rencontrait dans la forêt.

Bref, le brigadier Dussutour, dont s’enorgueillissait auparavant toute la contrée, n’était plus qu’une de ces ruines qu’on signale mélancoliquement à la curiosité du voyageur.

Quelque invraisemblable que cela puisse paraître, l’avant-garde prussienne marchait déjà sur Orléans, et Dussutour à peine informé de quelque vague mésintelligence entre Napoléon et le roi Guillaume, ignorait absolument l’invasion des armées allemandes.

Il vivait seul, je l’ai dit, ne voyait à peu près personne et ne voulait rien savoir, se considérant lui-même comme un inutile et comme un mort. Naturellement, on laissait tranquille ce désagréable vieillard que tout le monde croyait en enfance.

D’étranges paroles avaient pourtant essayé de pénétrer dans son cerveau. D’une manière confuse, il soupçonnait que quelque chose d’irrégulier et de regrettable s’accomplissait ici ou là, sans pouvoir le définir. Mais à quoi bon y penser ? Que pouvait-il faire, n’étant plus qu’un ex-gendarme, un propre-à-rien dont l’Administration et l’Armée dédaignaient aujourd’hui le dévouement ?

Un jour, enfin, par un crépuscule d’octobre, tout à coup, au milieu du grand silence, au-dessus des « toits des bois », dans un tout petit souffle qui n’agitait même pas les dernières feuilles, il entendit, venu de très loin, le bruit du canon.

Cette fois il ne pouvait pas s’y tromper. Ça le connaissait. C’était une pièce de fort calibre qui sonnait, toutes les trois minutes, à gros coups sourds, comme un énorme bélier de guerre battant les murs de la France.

L’ancien de Solférino et de Malakoff l’avait assez entendu, cet Angelus de la mort. L’effet immédiat fut inouï et presque surnaturel. Le vieux homme se mit à danser en poussant des cris sauvages, puis se précipitant vers sa maison avec une étonnante vélocité et s’engouffrant à demi dans une énorme malle poilue qui faisait l’ornement de sa tanière, il en tira d’un seul coup tout son fourniment des jours de gloire.

Ses bottes même, qu’il n’avait pas voulu profaner en y fourrant les pieds d’un retraité, reparurent ; et sa bonne latte pieusement démaillotée du vert linceul, resplendit, une fois de plus, dans la finissante clarté de ce triste soir.

Au bout d’un quart d’heure, Dussutour lavé, peigné, brossé, astiqué avec frénésie, fermait sa porte et, du pas tranquille et sûr d’un gendarme commandé — beau comme un Amadis et fier comme un Galaor — s’acheminait, à travers bois, dans la direction présumée de la bataille dont les derniers coups de canon ne s’entendaient plus.

Que se passait-il dans l’âme de ce pauvre vieux qui n’avait pas le droit de se travestir de la sorte et qui ne savait même pas exactement le nom de l’ennemi contre lequel il avait l’air d’entrer en campagne ?

Il marcha ainsi toute la nuit et la moitié du jour suivant. Il ne trouva pas un seul corps de troupes organisé, un seul valide bataillon de n’importe quoi, et son cœur de sous-officier des belles époques fut déchiré.

Des isolés, des traînards sans nombre, des soldats de toute arme et de toute espèce ; artilleurs sans pièces, cavaliers démontés, fantassins qui n’avaient plus ni sacs ni fusils, et les campagnards affolés par ces vagabonds dévorateurs dont le passage annonçait l’imminente venue de l’Étranger.

Dussutour n’avait rien à dire à ces fuyards dont il remontait le flot, poings serrés et bouche cousue. Il était sûr de rencontrer infailliblement et bientôt, l’espace de respect, la clairière de crainte qui sépare toujours les soldats en déconfiture de l’armée victorieuse qui les poursuit. Il aurait alors le moyen de se déployer

Le premier Allemand qu’il rencontra fut un officier à cheval, à quelques pas en avant d’un groupe d’éclaireurs.

C’était un jeune, celui-là, un grand blond, au regard très doux qui ne se mit pas en colère en voyant venir à lui ce lamentable gendarme d’opéra-bouffe, aux buffleteries déteintes, à l’uniforme devenu deux fois trop large depuis son malheur, et qui paraissait avoir quatre-vingts ans.

Il arrêta même son cheval et, l’examinant avec un sourire mélancolique, lui dit en fort bon français :

— Où allez-vous donc ainsi, mon vieux père ?

Dussutour, alors à dix pas environ, dégaina son sabre, mouvement qui fit accourir aussitôt une quinzaine de cavaliers que leur chef immobilisa d’un geste.

— Ah ! ça, répondras-tu, vieil entêté ? reprit le jeune homme d’une voix plus haute. Tu ne penses pas nous faire peur avec ton bancal ? Où vas-tu et que demandes-tu ?

Le brigadier fit trois pas encore et piquant la terre de son arme, sur la poignée de laquelle il s’appuya des deux mains, répondit à Frédérick-Charles :

Je demande à voir tes papiers.