Sueur de Sang/L’Obstacle

Georges Crès (p. 43-50).

IV

L’OBSTACLE


Cette chose a été vue mille fois dans l’horrible guerre. D’agréables poètes en ont profité pour augmenter leur bagage de quelques alexandrins laxatifs dont les vierges des pharmaciens et les épouses des notaires se sont émues jusqu’à l’effusion des pleurs.

En d’autres termes, elle est devenue aussi banale que l’omnibus, ressassée non moins que la lune, insupportable et désobligeante comme la vérité du Bon Dieu.

Et pourtant, je crois bien qu’il me serait impossible désormais de sentir aussi fortement quoi que ce soit ou de rencontrer un objet qui dégageât — pour moi seul, peut-être — une aussi démontante horreur.

Mais il fallait à la scène affreusement simple qu’on va lire le décor surnaturel de la Déroute. Il fallait surtout l’âme hospitalière que les médiocres eux-mêmes ont encore à vingt-cinq ans et la porte ouverte à deux battants d’un très jeune cœur.

Voilà bientôt le quart d’un siècle que s’est évanouie cette immense fumée des batailles et des incendies, et que le sol de notre France généreuse a cessé de trembler sous les pas d’un million de soldats en marche. Une génération nouvelle est sortie de toutes les nuits amoureuses de cette année qui fut appelée terrible, et cette génération n’a pas entendu l’énorme tocsin des agonies et des désespoirs d’alors.

Les nouveaux hommes savent à peine, historiquement, que la patrie fut saignante et profondément affligée vers le temps qu’on les enfanta. Comment pourraient-ils deviner ou comprendre l’excessive humiliation de tout un grand peuple aussi bêtement vaincu, et l’exorbitance infinie de ce tourment qui faisait écrire à une femme d’un cœur très simple cette forte et catégorique déclaration que je lus un jour dans l’intérieur de la trajectoire des boulets allemands :

« Mon cher enfant, vous êtes cinq de mes fils devant l’ennemi. Eh bien, je me consolerais plus facilement de votre mort que de l’abaissement et de la honte de notre patrie… »

Beaucoup, certes, pensèrent ainsi, et il faut avoir eu soi-même l’occasion de savourer la Colère ou l’Angoisse fluides que tout le monde respirait en ces effroyables jours, pour ne pas supposer hyperbolique le témoignage d’un homme de guerre qui en fut l’assistant épouvanté.

Le 10 janvier, tout était fini de la défense du Mans. Une fois de plus, nos lignes étaient enfoncées, les hauteurs prises, il fallait se hâter de franchir la Sarthe et les troupes exténuées du général Rousseau commençaient à arriver à Montfort.

Ce malheureux chef privé de secours, condamné à la désespérante responsabilité d’être le pivot continuellement déplacé d’une action nulle, était forcé de se replier chaque soir, marchant la nuit, se battant le jour, depuis quatre-vingt-seize heures, et recevant à chaque minute, en plein ventre creux de sa pauvre armée, le ressac des guenilleuses colonnes en désarroi que le Prussien refoulait à coups de canon et qui ruisselaient par tous les chemins dans la direction de… l’Océan.

La nuit tombait, la neige aussi, cette neige homicide que je raconterai quelque jour, qui tourmenta si férocement les noctambules et qui paraissait sortir des mufles ou des naseaux de toute cette Allemagne victorieuse.

Les dernières lueurs glacées du crépuscule nous avaient laissé voir, à droite et à gauche de la grande route qui passe à Montfort, les quelques compagnies de marins chargées de soutenir la retraite et qui se battirent, en effet, pour tout le monde, comme des Exterminateurs de la plus étroite observance.

Ces moines du Gouffre que les catholiques Bavarois ou Westphaliens nommaient bizarrement dans leur effroi, les Visitandines de la Mort, n’ayant pas reçu d’ordres, n’entendaient pas qu’on les délogeât du poste qu’ils occupaient et, de leurs yeux clairs, tranquillement, regardaient couler le fleuve des vaincus.

« Ah ! les braves gens », comme disait Guillaume, et quel chauffe-cœur de les sentir derrière soi, ces bonnes gueules de Caraïbes ou de marsouins, pour qui la guerre en terre ferme était une bordée d’un nouveau genre où ils se soûlaient de bouillon de crapaud, en caressant à leur façon les grosses filles moustachues de la Thuringe ou de la Poméranie !

Ils ne durent pas nous estimer infiniment ce jour-là. Il est indiscutable que nous manquions de prestance et d’altitude. Je ne crois même pas qu’il y ait eu dans les six mois de cette odieuse campagne un moment aussi périlleux pour notre prestige.

Cependant j’avais l’honneur d’appartenir à un corps prétendu d’élite où subsista jusqu’à la fin, je ne sais par quel miracle, un semblant de cohésion et de discipline. Ce fut à peine si la Providence nous accorda de flotter à peu près ensemble dans le milieu du torrent qui venait de nous saisir et qui devait nous porter jusqu’en Bretagne.

Hideuse bousculade, panique mélange de toutes les écumes de la guerre ! Nous avions déjà vu cela, en décembre, après Orléans, mais ici, c’était autrement complet.

On était comme roulé dans un déluge d’animaux humains tremblants de peur et tremblants de froid, éperonnés par la faim, rendus fous par les insomnies, séparés par l’égoïsme le plus atroce et le plus déchaîné.

Pas de grâce à espérer pour le pauvre être que l’inanition ou le désespoir jetait par terre. On passait dessus sans même le voir. On avait entendu tant de cris depuis tant de jours !

Car les cris des agonisants piétinés s’entendaient fort bien. Cette cohue était silencieuse et faisait penser à ces mornes multitudes qui s’en vont, bien avant l’aube, à l’enfer des grands puits de mine, sans proférer d’inutiles imprécations que n’écouterait aucun vengeur.

Pêle-mêle, on allait à tous les diables, chacun gardant pour soi ce qui pouvait lui rester de cogitation ou de volonté. Des ambulanciers déserteurs coudoyaient des canonniers éperdus qui ne traînaient plus de « tonnerres », des lignards sans chaussures et de pédestres cavaliers sans crinières ni espadons, se confondaient, s’amalgamaient, avaient l’air d’entrer les uns dans les autres. D’impossibles chars de déménagements villageois qui ne valaient certes pas la peine d’être pillés, étaient tirés, à force de coups, par de minables chevaux qu’on n’avait pas eu le temps de manger. Il y avait, Dieu me pardonne ! jusqu’à des chiens, dans le défilé processionnel de notre agonie.

Et l’horrible cloaque neigeux assourdissait, comme un tapis de quatre-vingts lieues, ce cheminement lugubre.

Brusquement tout s’arrêta. De l’avant de cette masse humaine arrivait un choc soudain qui nous jeta les uns sur les autres et nous contraignit à refouler à notre tour, au prix de nos énergies dernières, le misérable troupeau qui nous talonnait.

Cette commotion, qui dut se transmettre au loin, détermina un commencement de sauve-qui-peut. Plusieurs s’élancèrent de l’un et l’autre côté de la route, essayant de fuir à travers champs. Mais la neige ennemie, l’implacable vierge, plus à craindre que tous les Allemands pour des hommes à bout de souffrances, les découragea bientôt.

Il y eut donc un de ces arrêts sinistres si fréquents où chacun faisait l’éternelle question : « Sommes-nous tournés ? » qui fut la grande anxiété militaire en ce temps-là et démoralisa si souvent les plus intrépides.

Station mortelle d’une demi-heure environ. Quelques mobiles délaissés de toute espérance essayèrent de se coucher dans la boue.

De l’extrémité de la queue de nos traînards accourut un chef plein de blasphèmes. Commandant, général ou larve d’empereur, on ne sut qui était ce personnage. Mais il prétendait qu’on marchât et s’efforçait, en effet, de pousser sur nous un amas confus d’escogriffes à cheval et de lourds fourgons.

Tumulte, clameurs, injures atroces, malédictions épouvantables, larges coups donnés dans l’ombre. La pesée à chaque instant se faisait plus écrasante. Était-il donc écrit sur le livre de tous les destins qu’on allait crever ainsi ?

Enfin, la marche en avant put recommencer. Un peu plus tard on arrivait à Montfort où grelottaient déjà huit ou dix mille hommes, et qu’il était urgent de dépasser. Je pus voir alors de mes yeux l’Obstacle inconnu.

Ainsi qu’un rocher qui partage les eaux d’un fleuve, sur la place de l’Église et dans l’axe précis de notre colonne, une humble charrette immobile, mais attelée d’un de ces petits ânes presque invisibles que Dieu semble avoir créés pour se consoler Lui-même de l’excessive majesté de son univers. Sur cette voiture, une torche allumée, une femme à genoux et un mort.

Rien, quoi ! ou presque rien, c’est-à-dire un peu moins que rien du tout. Mais cela suffisait pour trancher en deux la Déroute et pour faire hésiter un torrent qui aurait enfoncé le mur de la Chine.

La femme déchevelée, folle de son deuil, et qui nous parut être la France même, poussait des cris si surnaturels que les chevaux se cabraient, hennissant de peur, et que nous filions très doux, nous autres, les fiers garçons à la débandade, poil debout, entrailles tordues et nos cœurs battant à toute volée pour les funérailles de ce trépassé anonyme que les lamentations de sa mère ou de son amante faisaient aussi grand que Charlemagne !