Société nouvelle de librairie et d’édition (p. 20-43).


CHAPITRE II

COMPARAISON ENTRE LES IDÉES DE STIRNER ET LES IDÉES DE NIETZSCHE DANS SA PREMIÈRE PÉRIODE

a) L’Unique

Stirner et Nietzsche insistent tous deux sur le caractère « unique » de l’individu. Le titre même de l’ouvrage de Stirner montre que tout son système est fondé sur la singularité du Moi. Toute sa polémique contre l’humanisme de Bruno Bauer et de Feuerbach porte sur ce point. Bruno Bauer avait, dans sa brochure sur la Question juive, critiqué l’attitude des juifs et des chrétiens qui tenaient, les uns comme les autres, à leur religion particulière, à leurs privilèges spéciaux. Bruno Bauer souhaitait que les citoyens renonçassent à ces vaines distinctions et se contentassent de la dignité d’homme qui leur est commune à tous et leur assure les mêmes droits. Or c’est là, selon Stirner, une idée absolument fausse : il ne s’agit pas, pour diminuer les occasions de conflit entre les hommes, de les ramener à un type unique ; il s’agit, au contraire, d’accentuer les différences : un juif et un chrétien se ressemblent trop ; ils ne se battent que parce qu’ils ne sont pas d’accord sur la religion. Or, chaque homme devrait se considérer comme absolument distinct de son voisin, comme unique de la tête aux pieds[1]. Tu n’as, en ta qualité d’être unique, rien de commun avec un autre, et tu n’as pas pour cette raison à te préoccuper si tes ressemblances avec autrui te confèrent des privilèges ou si on te refuse des droits à cause des différences entre les autres et toi. Il n’y a rien de commun entre les hommes que leur absolue inégalité ; et encore faut-il, pour reconnaître ce caractère commun de la disparité, admettre une comparaison.

Feuerbach avait, dans sa critique de la métaphysique de Hegel, opposé la sensation à la pensée, la réalité concrète à l’idée abstraite. Selon Stirner, ma sensation comme ma pensée est singulière. « Si je n’étais pas tel ou tel, Hegel par exemple, je ne regarderais pas le monde comme je le regarde ; je n’en tirerais pas le système hégélien[2]. » La relation de tout sujet à l’objet est particulière au sujet : la Bible, par exemple, est un jouet pour l’enfant, le livre sacré pour le croyant, un texte pour l’exégète, un coquillage sans valeur pour l’Inca qui la met à l’oreille et la jette parce qu’il n’entend rien. Chacun trouve dans les objets ce qu’il y cherche : le philosophe y trouve des idées. Il est donc vain de tenter une définition objective des choses. À plus forte raison est-il vain de vouloir définir l’« Unique ». L’Unique est indéfinissable parce que les prédicats ne sauraient épuiser le contenu du sujet : les noms communs n’ont pas la puissance d’étreindre l’originalité. Le terme même d’unique est déjà une expression imparfaite : on ne prétend pas plus te désigner par ce mot qu’on n’entend te qualifier en te donnant un nom propre, Louis ou Max[3].

De son côté, Nietzsche déclare, dans son « Intempestive » sur Schopenhauer considéré comme éducateur, que chaque individu n’est qu’une fois au monde : jamais le hasard ne ramènera cette combinaison singulière d’éléments bariolés qui constituent ton Moi. Il a fallu un temps infini pour te faire naître ; il y a dans le monde un chemin unique que personne ne peut suivre, si ce n’est toi : chaque homme est un miracle qui ne se produit qu’une fois[4].

Il y a cependant des différences profondes d’une part entre les sentiments qui ont amené les deux philosophes à insister sur cette idée, et d’autre part entre les conclusions qu’ils en tirent. Stirner tient avant tout à l’indépendance : toute définition lui paraît une limite et un lien. Il a craint qu’on ne prît prétexte des ressemblances entre les individus pour les grouper dans la même servitude et qu’on n’érigeât les prédicats en devoirs impérieux. Isolé sur une pointe inaccessible, le sujet unique est à l’abri de toute contrainte sociale, morale ou religieuse. Stirner est arrivé à cette conséquence extrême en partant des idées de Feuerbach. Feuerbach avait entrepris, pour réagir contre la tendance qui pousse l’homme à se sacrifier à Dieu, de réintégrer dans l’humanité l’essence qu’elle avait projetée au ciel : les prédicats humains, l’amour et la raison, étaient toujours sacrés à ses yeux ; mais il les vénérait pour eux-mêmes, sans les attribuer à un sujet transcendant. Or c’est là, selon Stirner, s’arrêter à mi-chemin dans la voie de l’immanence : l’humanité est toujours extérieure et supérieure à moi : mes prédicats continuent à me dominer. Le fantôme divin a disparu du ciel ; mais le spectre de l’humanité m’obsède encore et me possède. Faisons donc un pas de plus : de même qu’il n’y a pas de Dieu en dehors de l’humanité, de même il n’y a pas d’Humanité en dehors de moi. Ne disons pas, comme l’auteur de l'Essence du Christianisme : Homo homini Deus ; ayons le courage de dire : Ego mihi Deus. C’est le seul moyen de mettre un terme à l’aliénation qui l’a trop longtemps appauvri et asservi. Le sujet qui pose l’objet en face de lui devient la victime et l’esclave de cet objet, qui n’est pourtant que son ombre : s’il veut être libre, il faut qu’il cesse de consentir à ce dédoublement de soi-même, qu’il reprenne en lui sa créature et se pose en maître unique, en créateur souverain. L’Unique de Stirner montre à quelle conséquence extrême aboutit le panthéisme de la philosophie hégélienne : on s’était efforcé d’abord de rattacher l’idée et le réel ; on a été conduit au nominalisme. L’originalité de Stirner a consisté à tirer argument de ce nominalisme pour affranchir l’individu de tout lien.

Nietzsche, au contraire, tient d’abord à l’originalité artistique et à la sincérité morale. C’est aux bourgeois allemands, aux philistins et aux pharisiens qu’il s’adresse, quand il déclare que tout individu est un miracle unique. Chacun le sait bien, dit-il, mais le cache ; pourquoi ? Par peur du voisin qui exige des autres la convention sous laquelle il se dissimule lui-même[5]. Mais qu’est-ce qui oblige à craindre le voisin, à penser et à agir comme le troupeau, au lieu de se réjouir de soi ? Pudeur peut-être chez quelques-uns, rares d’ailleurs ; paresse chez la plupart. Les artistes seuls détestent ces manières empruntées ; ils osent nous montrer comment l’homme est lui-même dans chaque mouvement de ses muscles, bien plus, comment cette originalité, qui se manifeste jusque dans les détails, lui conserve cette beauté neuve propre à toute œuvre de la nature. C’est la paresse qui donne aux hommes ordinaires ce caractère de banalité qu’ont toutes les marchandises fabriquées.

Le philosophe, d’autre part, rappelle aux hommes qu’ils sont personnellement responsables de leur existence singulière : seul dans sa barque sur la mer de la vie, chaque individu doit la diriger à ses risques et périls. Les deux éducateurs qui ont aidé Nietzsche à mieux sentir la beauté et la gravité que donnent à l’individu sa nature singulière et son rôle unique sont Wagner et Schopenhauer. Nietzsche n’entend pas du tout affranchir l’individu de toute loi ; il veut seulement que l’artiste ou le philosophe obéisse à son génie et suive sa voie propre, pour entrer dans l’ordre de ceux qui créent et maintiennent sur terre la civilisation. Les initiés seuls, les héros sont, aux yeux de Nietzsche, vraiment uniques. Il oppose singularité, non à humanité, comme l’avait fait Stirner, mais à vulgarité ; il voit dans le caractère unique, non un palladium intangible qui assure la liberté, mais un privilège de noblesse.

Stirner et Nietzsche font donc entrer la même idée dans deux systèmes qui n’ont rien de commun : ils en tirent des conclusions différentes dans leurs théories sur l’éducation, sur l’art, sur l’histoire de la civilisation et sur l’État.

b) L’éducation

Stirner et Nietzsche ont tous deux commencé par s’occuper du problème de l’éducation. Cette coïncidence n’est pas due sans doute au hasard, et il ne suffit pas, pour l’expliquer, de constater que les deux philosophes avaient tous deux suivi les cours des Universités allemandes pour devenir professeurs[6]. Il est vrai que les questions pédagogiques étaient presque constamment à l’ordre du jour, au XIXe siècle, particulièrement en Allemagne ; mais Stirner et Nietzsche étaient tous deux assez « inactuels » pour ne pas se laisser guider par les soucis de leurs contemporains. S’ils ont tous deux traité d’abord le problème de l’éducation, c’est qu’à leurs yeux ce problème était primordial ; et, en comparant d’une part les raisons qui leur ont fait attacher tant d’importance à ce problème et, d’autre part, les solutions qu’ils en ont proposées, nous aurons une première donnée sur la différence de leurs systèmes.

Stirner part de cette idée que nous sommes des créateurs et non des créatures. Nos œuvres valent ce que nous valons ; la société a le même degré de perfection que les individus qui la composent. C’est pourquoi il se préoccupe avant tout de savoir ce qu’on fait des individus au moment de leur formation : la question scolaire est la plus importante des questions sociales[7]. L’opinion de Stirner est, en un sens, diamétralement opposée à celle de son collaborateur de la Gazette rhénane, Karl Marx : tandis que l’auteur du Manifeste communiste croit que c’est le milieu social qui détermine la valeur des individus, l’auteur de l’Unique estime que la qualité de la société varie selon la qualité des associés ; mais en un autre sens Stirner et Karl Marx sont d’accord : les questions pratiques ou sociales sont à leurs yeux les plus importantes de toutes. Pour Nietzche, au contraire, les questions pratiques ou sociales sont secondaires : il y a un idéal de civilisation désintéressée que l’humanité doit s’efforcer d’atteindre ; l’essentiel est de diriger l’éducation des individus de manière à rapprocher l’humanité de cet idéal ; l’organisation de l’État et de la société ne doit être qu’un moyen pour défendre la civilisation contre la barbarie et permettre l’éducation de l’humanité.

Stirner montre comment le progrès de la pédagogie est lié au progrès social. La période qui va de la Réforme à la Révolution française est à ses yeux une période de sujétion : il y avait en présence des maîtres et des serviteurs, des puissants et des « mineurs » : aussi l’éducation était-elle réservée à la classe des « majeurs » ; elle était un moyen de domination et un privilège de l’autorité. La Révolution française brisa cette organisation de servitude et permit à chacun d’être son propre maître : par une conséquence nécessaire, l’éducation dut devenir universelle. Le parti qui soutient l’ancienne éducation, l’éducation exclusive, est le parti des humanistes ; le parti qui soutient l’éducation nouvelle, l’éducation universelle, est le parti des réalistes. L’humanisme continue de chercher ses modèles dans l’antiquité classique, comme le christianisme continue à chercher la vérité dans la Bible ; l’humanisme maintient une classe de savants, comme le christianisme maintient une classe de clercs : ainsi se perpétue le romanisme. Une éducation fondée sur le grec et le latin ne peut être d’ailleurs qu’une éducation purement formelle : d’une part, en effet, elle ne peut ressusciter l’antiquité morte et depuis longtemps enterrée ; elle ne peut conserver que les formes, les schèmes de la littérature et de l’art ; d’autre part, la forme suffit à donner la supériorité : l’éducation des humanistes fut donc une éducation élégante, une éducation du goût, du sens de la forme. Le XVIIIe siècle se souleva contre ce formalisme : on ne pouvait reconnaître à tous les hommes des droits inaliénables sans accorder à tous une éducation humaine. Il fallait préparer dès l’école chaque citoyen à exercer sa part de souveraineté. Mais l’éducation ne doit pas seulement être universelle en ce sens qu’elle est accessible à tous ; elle doit encore cesser de s’en tenir exclusivement à l’antiquité gréco-romaine.

Selon Stirner, le réalisme est supérieur à l’humanisme, parce qu’il applique dans le domaine de la pédagogie les principes de liberté et d’égalité proclamés par la Révolution française[8], et parce qu’au lieu d’étreindre l’ombre du passé, il s’efforce d’embrasser le présent. La victoire est assurée au réalisme, s’il sait emprunter à son adversaire l’humanisme, le sens de la beauté et de l’adresse, qui soumet toute matière à la forme. Mais, tout en reconnaissant la supériorité du réalisme, Stirner ne se rallie pas sans réserve à cette doctrine pédagogique. Il n’admet pas le dédain que les réalistes affectent pour la philosophie. Les philosophes, en effet, ont le mieux réalisé l’idéal de leur temps, la liberté de pensée et de conscience ; ils sont les « Raphaëls de la période de la pensée », et ils ont préparé l’ère nouvelle, celle où sera assurée la liberté véritable, la liberté de la volonté. Bientôt ce ne sera plus la science qui sera le but, mais la volonté née du savoir. L’éducation doit former des hommes réellement libres, qui sauront découvrir leur personnalité, la libérer de tout joug étranger et de toute autorité pour en révéler la naïveté retrouvée. Il faut s’élever au-dessus du conflit de l’humanisme et du réalisme, du culte de la forme et du culte de la matière, du dandisme et de l’industrialisme ; il faut renoncer au double dressage qui fait sortir des savants de la ménagerie des humanistes et des citoyens utiles de la ménagerie des réalistes[9]. Il ne s’agit plus d’exiger la soumission, mais de fortifier l’esprit d’opposition ; le plus haut devoir de l’homme est de s’affirmer soi-même. Au lieu de former des hommes qui agissent et pensent d’après des maximes, il faut former des hommes qui trouvent leur principe en eux-mêmes : la légalité n’est pas la liberté. Il faut que l’action et la pensée des hommes soient entraînés dans un perpétuel mouvement et rajeunissent à chaque instant : la fidélité aux convictions produit sans doute des caractères inébranlables ; mais la fixité des idoles ne vaut pas l’ondoyante éternité de la création continue de soi. Pour désigner cette pédagogie nouvelle, Stirner se servirait volontiers du mot « moralisme », s’il ne craignait une équivoque : on pourrait croire, en effet, qu’il veut inculquer une doctrine morale, tandis qu’il est opposé à tout dogmatisme. Il se résigne donc au terme de « personnalisme ».

Tandis que Stirner met le réalisme au-dessus de l’humanisme, Nietzsche prend nettement parti pour l’éducation classique. Il n’est pas seulement philologue de profession ; il considère que les adversaires de l’hellénisme sont des barbares. Dans sa conférence d’ouverture à l’Université de Bâle[10], il déclare que « l’épée de la barbarie est suspendue sur la tête de tous ceux qui perdent de vue la simplicité ineffable et la noble dignité de l’hellénisme » ; aucun progrès, si brillant soit-il, des arts et de l’industrie, aucun programme scolaire, si moderne (zeitgemäss) soit-il, aucune éducation politique de la masse, si répandue soit-elle, ne saurait nous préserver de la malédiction : si nous commettons des erreurs de goût ridicules et barbares (skythisch), nous serons anéantis par la tête de Gorgone de la terrible beauté classique[11]. Selon Nietzsche, la philologie doit devenir une philosophie : philosophia facta est quæ philologia fuit ; l’hellénisme a pour lui la valeur que les saints ont pour les catholiques[12] ; ce qu’il espère du nouvel Empire allemand et de Richard Wagner, c’est la résurrection de la Grèce et du drame grec : Bayreuth doit être la nouvelle Athènes.

Dans les conférences sur l’Avenir de nos établissements d’éducation, qu’il fit à Bâle au début de 1872[13], Nietzsche se montre partisan de la culture exclusive, que le réalisme avait, selon Stirner, justement condamnée. Il admet que le nombre des hommes cultivés est forcément très faible[14] ; il y a à peine un homme sur mille qui soit autorisé à écrire ; tous les autres méritent pour chaque ligne un rire homérique. L’éducation formelle devrait donner des habitudes sérieuses et inexorables ; laisser faire la libre personnalité, c’est donner carrière à la barbarie et à l’anarchie ; l’éducation est avant tout une discipline rigoureuse[15]. Pour habituer les élèves à respecter la langue, on ne saurait trop leur proposer l’exemple des écrivains classiques ; pour préparer le triomphe de l’esprit allemand sur la fausse civilisation contemporaine, il faut refaire le pélerinage qu’ont fait Schiller et Gœthe et retourner à la patrie grecque, terre sainte de toute vraie civilisation ; mais il ne faut pas se dissimuler que le salut est réservé à un petit nombre d’élus. Nietzsche admet comme Stirner que l’humanisme est une doctrine aristocratique ; mais tandis que Stirner reprochait à ce système d’éducation de maintenir les citoyens dans la sujétion, Nietzsche estime qu’il est nécessaire de respecter l’ordre sacré qui soumet la masse des serviteurs obéissants à la royauté du génie[16]. Parler d’éducation démocratique, c’est vouloir plus ou moins consciemment préparer les saturnales de la barbarie. Pour apprécier le degré d’éducation d’un peuple, la juste postérité ne tiendra compte que des grands hommes : la masse constitue en dormant la réserve de santé et de force nécessaire à l’enfantement du génie. Ainsi, dès le début, nous voyons s’accuser la différence fondamentale qui sépare le système de Nietzsche de celui de Stirner. Stirner est partisan de la libre manifestation de toutes les personnalités ; Nietzsche tient à une discipline aristocratique. Stirner considère que le réalisme marque un progrès sur l’humanisme et veut fonder un réalisme supérieur ; Nietzsche, tout en blâmant l’éducation pseudo-classique des gymnases allemands, cherche à restaurer le véritable humanisme : il estime que dans l’antiquité gréco-romaine est réalisé l’impératif catégorique de toute civilisation[17].

c) La philosophie et l’art

Les théories pédagogiques des deux philosophes sont liées à leurs idées sur les rapports de la philosophie et de l’art.

Stirner, disciple de Hegel, considère l’art et la religion comme des formes imparfaites de la philosophie. L’art réalise dans un corps extérieur l’idéal de l’homme, il projette au dehors les aspirations et les désirs, et crée ainsi, en dédoublant l’homme, l’objet qu’adore la religion[18]. Hegel a donc eu raison de considérer l’art comme antérieur à la religion : il ne suffit pas de dire que ce sont les poètes comme Homère et Hésiode qui ont fait aux Grecs leurs dieux ; pour fonder une religion quelconque, il faut un artiste. Mais l’art qui permet la naissance de la religion en hâte aussi la mort. L’art, en effet, après avoir créé l’objet que nous adorons à genoux, ne tarde pas à revendiquer son bien, à le ramener de l’au-delà où la religion voudrait le maintenir, à le détruire même pour faire place à des créations nouvelles. Ainsi la religion vit en nous enchaînant à un objet ; l’art crée et détruit les objets que nous adorons successivement ; la philosophie se distingue de l’art comme de la religion en ce qu’elle ruine tout objet. La liberté est son élément. Pour le philosophe, Dieu est aussi indifférent qu’une pierre[19].

Tandis que Stirner, disciple de Hegel, met l’art qui crée l’objet au-dessous de la philosophie qui est le triomphe du sujet, Nietzsche, disciple de Schopenhauer et ami de Richard Wagner, considère que l’art est l’activité proprement métaphysique de l’homme. Il estime que la seule théodicée possible est la doctrine qui justifie le monde en le considérant comme un phénomène esthétique. Dans la critique qu’il fit en 1886 de sa première œuvre, il déclare que la Naissance de la Tragédie n’admet qu’une interprétation des choses, l’interprétation esthétique : elle suppose un Dieu artiste qui cherche dans la construction comme dans la destruction, dans le bien comme dans le mal, une consolation et une rédemption. Nietzsche se garde bien de reprocher à l’art, comme l’a fait Stirner, son souci de l’objet : il estime au contraire que c’est le caractère objectif qui donne à l’art sa supériorité. L’esthétique moderne a eu tort de croire que l’antiquité ait voulu, en opposant Archiloque et Homère, mettre sur le même pied l’artiste subjectif et l’artiste objectif. Un artiste subjectif n’est en effet qu’un méchant artiste ; l’art est avant tout une victoire sur l’élément subjectif, une rédemption du moi qui impose silence à toute volonté et à tout désir individuel. Nietzsche est persuadé que la contemplation désintéressée est la condition même de l’art : aussi considère-t-il comme un problème l’existence de cet art lyrique qui permet au poète de parler sans cesse de son moi et de chanter ses passions ou ses appétits. Il n’admet pas l’explication que donne de cette difficulté son maître, Schopenhauer, dans le Monde comme volonté et comme représentation, précisément parce que Schopenhauer fait des concessions au sujet égoïste, qui ne doit être considéré, selon l’auteur de la Naissance de la Tragédie, que comme l’adversaire de l’art. Nietzsche essaie de rectifier sur ce point la théorie de son maître, en s’inspirant de sa métaphysique de la musique : il suppose donc que le génie lyrique s’oublie lui-même dans une ivresse dionysiaque, où il communie avec l’essence une des choses[20]. Ainsi, tandis que Stirner tend à assurer le triomphe du sujet sur l’objet, Nietzsche voudrait absorber dans l’objet le sujet borné. Stirner est un esprit critique ; Nietzsche est un artiste.

d) Histoire de la civilisation

Humaniste et artiste, grand admirateur de la Grèce, Nietzsche ne saurait avoir la même philosophie de l’histoire que Stirner, esprit critique, partisan de la Révolution française et des idées modernes.

Stirner, comme toute la gauche hégélienne, voit dans l’histoire un progrès continu. Les âges de l’humanité correspondent aux âges de l’individu. De même que chacun de nous, l’humanité a eu son enfance ; elle est encore dans sa jeunesse, mais touche à l’âge mûr. Ceux que nous appelons les anciens devraient s’appeler les enfants ; de même en effet que les enfants tiennent aux objets qui les entourent, à leurs jouets ou à leurs parents, de même les anciens respectaient la nature et la famille. « Pour les anciens, dit Feuerbach, le monde était une vérité. » On saisira mieux la portée de cette proposition, si l’on songe que les chrétiens ne voyaient que vanité dans ce monde éphémère. Les anciens étaient patriotes, tandis que le chrétien doit se considérer comme un étranger sur terre ; Antigone mettait au-dessus de toutes les autres obligations le devoir sacré d’enterrer les morts ; le chrétien dit : « Laisse les morts enterrer les morts » et ne se sent pas enchaîné par les liens de la famille. Il y a donc opposition entre l’antiquité et le christianisme ; mais le christianisme a été préparé au sein même de l’antiquité par les sophistes qui ont fondé la dialectique, par Socrate qui a fondé l’éthique et par les sceptiques. Le travail gigantesque des anciens a eu pour résultat de dégager l’homme de tous les liens naturels, ce qui lui a permis de prendre conscience de l’esprit qui est en lui. Or, avoir conscience de l’esprit, c’est être chrétien. La sagesse antique a expiré en donnant naissance au Dieu chrétien, qui triomphe du monde. Mais aussitôt s’est engagée une nouvelle lutte : après avoir réussi à s’élever au-dessus de la nature, on chercha à s’élever au-dessus de l’esprit ; et les insurrections théologiques commencèrent, qui durent encore aujourd’hui. La dernière de ces insurrections est la tentative qu’a faite Feuerbach pour réintégrer en nous Dieu, l’esprit, notre essence ; mais que l’esprit soit hors de nous ou en nous, il continue à nous dominer. La troisième période de l’humanité, l’âge mûr, commencera quand nous aurons l’audace de nous élever au-dessus de l’esprit, comme les chrétiens se sont élevés au-dessus du monde. L’enfant est l’esclave des objets ; le jeune homme se sacrifie à l’idée ; l’homme mûr est égoïste. L’antiquité respectait la nature ; le christianisme vénérait l’esprit ; l’âge mûr de l’humanité ne connaîtra plus ni idole ni Dieu[21].

Nietzsche expose avec la même assurance une philosophie de l’histoire tout aussi simple, mais bien différente. Au lieu d’admettre un progrès continu, il trouve qu’il y a des périodes où la civilisation gagne du terrain et des périodes où la barbarie envahit tout. Dans l’antiquité grecque elle-même, la décadence a commencé avec Socrate et Euripide. L’histoire du christianisme tout entière n’est que l’histoire d’une longue décadence. Le dernier grand événement est la tentative d’Alexandre ; pour conquérir le monde, Alexandre a orientalisé l’hellénisme. Les deux facteurs dont le jeu détermine le rythme de l’histoire universelle sont l’hellénisme et l’orientalisme. Le christianisme est un « fragment d’antiquité orientale ». Depuis que l’influence de cette religion barbare diminue, la civilisation grecque renaît. Il y a par exemple entre Kant et les Éléates, Schopenhauer et Empédocle, Richard Wagner et Eschyle, si peu de distance et de si grandes affinités que nous ne pouvons les comparer sans être frappés du caractère relatif qu’ont toutes les notions de temps ; la science contemporaine aussi nous fait songer à la période alexandrine. La terre, qui n’a que trop subi jusqu’ici l’influence orientale, paraît désirer de nouveau les bienfaits de la civilisation hellénique. Nous sommes donc dans la période de réaction contre le mouvement d’Alexandre : Wagner est un des anti-Alexandre qui entreprennent de renouer le nœud gordien[22].

Ainsi tandis que Stirner admire dans l’histoire l’effort continu qui entraîne l’humanité vers la liberté, Nietzsche se contente d’espérer que parfois, à des intervalles très éloignés, la civilisation grecque pourra triompher de la barbarie orientale.

e) L’État

Aussi, tandis que Stirner oppose à l’état chrétien et patriarcal qu’on essayait de maintenir en Prusse les principes de la Révolution française, Nietzsche souhaite la restauration d’un état analogue à l’état dorien et cherche à réaliser l’organisation aristocratique rêvée par Platon.

Entre 1840 et 1848, les libéraux allemands sommaient le gouvernement prussien de tenir les promesses faites au temps des guerres contre la Révolution et l’Empire, et d’accorder au peuple la liberté et l’égalité, dont le baron de Stein avait parlé dans son message. Stirner prit prétexte de ce débat pour comparer le sens que donnaient à ces termes les ministres prussiens et la définition qu’en avaient donnée les révolutionnaires français[23]. Stein a voulu supprimer les différents ordres et fortifier le pouvoir central en ruinant les dominations féodales : il n’y aura plus de police privée ni de juridiction patrimoniale ; le roi seul aura sous ses ordres les agents de la sûreté publique et les juges. Tous seront donc égaux en ce sens que personne ne dépendra plus de son voisin ; les privilèges de naissance seront abolis, et ceux qui exerceront le pouvoir ne l’exerceront plus que comme une délégation du monarque qui les a nommés aux postes qu’ils occupent. Or il est impossible, dit Stirner, de confondre cette égalité dans la servitude sous l’autorité de la monarchie prussienne avec l’égalité qu’a proclamée la Révolution française : il y a loin de l’égalité des sujets à l’égalité des citoyens libres. Tandis qu’en Prusse la représentation nationale exprime respectueusement les vœux des sujets, en France les citoyens libres dictent par la voix de leurs représentants leurs volontés. — Stein a promis d’autre part à chacun le droit de « développer librement ses forces en leur donnant une direction morale. » Il est évident que par ce mot « direction morale » Stein a entendu interdire la spontanéité, l’autonomie et la souveraineté de la volonté individuelle ; il a voulu dire : « Vous êtes libres, si vous faites votre devoir, c’est-à-dire si vous aimez Dieu, le roi et la patrie. » La Révolution française au contraire a déclaré que la liberté des citoyens était une liberté souveraine.

Nietzsche se garde bien de réclamer, comme le fait Stirner, la liberté et l’égalité des citoyens. Dès 1871, il essaie de montrer la nécessité de l’esclavage[24]. S’il est vrai que le génie est la fin suprême de la nature, nous sommes forcés d’admettre que c’est l’organisation de la société grecque qui a permis d’atteindre ce but. La merveilleuse fleur de l’art grec n’eût pu s’épanouir si elle n’avait été protégée. Reconnaissons donc, malgré l’horreur que nous inspire toute vérité profonde, que les bienfaits de la civilisation sont réservés à une minorité de mortels élus, tandis que l’énorme masse est faite pour l’esclavage. Nous parlons aujourd’hui de la dignité du travail, comme si le travail qui perpétue une existence misérable n’était pas misérable aussi ! Admirons-nous l’effort désespéré que font les plantes rabougries pour prendre racine dans le sol dénudé et pierreux ? Aujourd’hui chaque individu prétend être un centaure, à la fois ouvrier et artiste ; chez les Grecs, où les fonctions étaient séparées, on avouait franchement que le travail est une honte. Malheureux temps que le nôtre, où l’esclave fait la loi ! Malheureux séducteurs qui avez détruit l’innocence de l’esclave en lui faisant goûter le fruit de l’arbre de la connaissance ! Aujourd’hui, pour rendre la vie supportable, on est forcé d’avoir recours à des mensonges : on parle de droits naturels, comme si tout droit ne supposait pas déjà une certaine hauteur et une inégalité de niveau entre les hommes. Ayons le courage d’être cruels : il n’y a pas de civilisation possible sans esclavage. Le voilà, le vautour qui ronge le foie de Prométhée ! Il faut accroître encore la misère des malheureux pour permettre à un petit nombre d’Olympiens d’être des artistes. On ne comprend que trop la haine que les communistes, les socialistes, et la pâle race des libéraux ont vouée à l’art et à l’antiquité classique. Parfois, comme aux origines du christianisme, l’instinct des iconoclastes l’emporte ; un cri de pitié fait tomber les murailles de la citadelle ; le sentiment de justice exalte les misérables et exige le partage des souffrances humaines : l’arc-en-ciel de l’amour et de la paix apparaît aux mortels. Mais bientôt la loi inexorable de toute vie impose de nouveau la cruauté nécessaire. La civilisation ressemble à un vainqueur dégouttant de sang, qui traîne derrière son char les vaincus et les captifs.

L’État n’a pas d’autre mission que celle d’assurer la sanglante victoire de la civilisation aristocratique. Il ne doit sa naissance qu’à la violence brutale des conquérants, et n’a pas en lui-même sa raison d’être ; l’enthousiasme qu’il inspire à ses naïfs adorateurs n’a que l’avantage de faire oublier un instant à la masse les misères de sa basse condition. L’État est un abri qui permet l’éclosion du génie. L’État grec favorisait la naissance de l’artiste, donnait aux spectateurs l’éducation nécessaire, organisait les fêtes. Pour que l’artiste puisse naître, il faut qu’il y ait une classe dispensée du travail servile ; pour que l’œuvre d’art puisse naître, il faut qu’elle soit protégée par la vertu magique de l’État. L’histoire politique de la Grèce n’est qu’une suite continue de scènes barbares ; mais ce qui justifie cette longue et terrible Iliade, c’est la beauté d’Hélène.

Nietzsche s’emporte contre les libéraux et les optimistes modernes qui veulent mettre un terme aux luttes héroïques : il condamne les idées du XVIIIe siècle et de la Révolution française, qui sont selon lui absolument contraires à l’esprit germanique et témoignent de l’absence de tout esprit métaphysique chez les adeptes de cette théorie romane. Il ne voit dans les efforts des partisans de la paix que la manifestation de la peur et l’influence du capital ; il entonne un péan en l’honneur de la guerre : l’arc d’argent a un son terrible ; mais Apollon n’en est pas moins un Dieu purificateur. La guerre est pour l’État une nécessité ; l’armée est le type de l’État ; car la masse chaotique y est organisée en pyramide sous la domination des castes par une constitution analogue à celle que Lycurgue donna à Sparte ; le guerrier n’est qu’un outil au service du génie militaire. Il suffit de généraliser le problème pour comprendre que l’homme n’a de valeur, de dignité ou de droit qu’en sa qualité d’instrument conscient ou inconscient du génie. L’État parfait de Platon mérite à cet égard de rester notre idéal.

Tandis que Stirner avait jugé l’État, comme il avait apprécié l’éducation, en s’inspirant des principes de la Révolution française, Nietzsche, humaniste convaincu, ne s’est pas contenté d’admirer l’art de la Grèce : il a souhaité la Renaissance de la cité antique, comme si l’on pouvait effacer de l’histoire le Christianisme, la Réforme et la Révolution.


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  1. Stirner, Der Einzige und sein Eigentum, pp. 241-243.
  2. Ibid, p. 398.
  3. Stirner, Kleine Schriften, pp. 114-115.
  4. Nietzsche, Werke, I, 386-388.
  5. Nietzsche, Werke, I, 387.
  6. Stirner n’a enseigné que peu de temps dans une institution de jeunes filles à Berlin. — Nietzsche, professeur de philologie à l’Université de Bâle, était chargé (en dehors de son cours) d’enseigner le grec dans un établissement secondaire de la ville.
  7. Stirner, Kleine Schriften. Das unwahre Princip unserer Erziehung oder der Humanismus und der Realismus.
  8. Stirner, Kleine Schriften, pp. 13-14.
  9. Stirner, Kleine Schriften, pp. 23.
  10. Nietzsche, Nachgelassene Werke, IX. Antrittsrede, 28 mai 1869, Homère et la philologie classique.
  11. Ibid., IX, 3.
  12. Ibid., IX, 34.
  13. Ibid., IX, 217-349.
  14. Ibid., IX, 240.
  15. Ibid., IX, 263.
  16. Ibid., IX, 277.
  17. Ibid., IX, 327.
  18. Stirner, Kleine Schriften, Kunst und Religion, pp. 36-37.
  19. Stirner, Kleine Schriften, p. 45.
  20. Nietzsche, Werke, I, 39-45.
  21. Stirner, Der Einzige und sein Eigentum, les chapitres Ein Menschenleben et die Alten, p. ex. p. 25.
  22. Nietzsche, Werke, I, 515-516.
  23. Stirner, Kleine Schriften, Etwas Vorläufige vom Liebestaat, pp. 67-81.
  24. Nietzsche, Nachgelassene Werke, IX, 93-101.