Société nouvelle de librairie et d’édition (p. 9-19).


CHAPITRE PREMIER

NIETZSCHE A-T-IL CONNU STIRNER ?


On ne rencontre le nom de Stirner ni dans les œuvres, ni dans la correspondance de Nietzsche. Mme E. Förster-Nietzsche, dans la biographie si minutieuse qu’elle a consacrée à son frère, ne parle pas de l’auteur de l’Unique et sa propriété. L’œuvre de Stirner était d’ailleurs à peu près oubliée jusqu’au moment où J.-H. Mackay entreprit de la célébrer. J.-H. Mackay nous dit lui-même qu’il ne lut pour la première fois le nom de Stirner et le titre de son œuvre qu’en 1888 : c’est l’année même où l’esprit de Nietzsche sombrait dans la folie. En 1888, Mackay trouva le nom de Stirner dans l’Histoire du Matérialisme, de Lange, qu’il lut au British Museum, à Londres ; puis il se passa un an avant qu’il rencontrât de nouveau ce nom qu’il avait soigneusement noté. Jusqu’à cette date, Stirner était donc bien mort : il doit à Mackay une sorte de résurrection.

Il est certain que Nietzsche a recommandé à l’un de ses élèves, à Bâle, la lecture de Stirner. En consultant les registres de la Bibliothèque de Bâle, on ne trouve pas, il est vrai, le livre de Stirner dans la liste des ouvrages empruntés au nom de Nietzsche[1] ; mais on constate que ce livre a été emprunté trois fois entre 1870 et 1880 : en 1872, par le privat-dozent Schwarzkopf (Syrus Archimedes) ; en 1874, par l’étudiant Baumgartner, et, en 1879, par le professeur Hans Heussler. Or Baumgartner, fils de Mme Baumgartner-Köchlin, qui traduisit en français les Intempestives, était l’élève favori de Nietzsche ; le philosophe l’appelle dans sa correspondance son « Erzschüler ». M. Baumgartner, qui est aujourd’hui professeur à l’Université de Bâle, déclare que c’est sur le conseil de Nietzsche lui-même qu’il a lu Stirner ; mais il est certain de n’avoir pas prêté le volume à son maître.

La question se pose donc de savoir où Nietzsche a rencontré le nom de Stirner. Il se peut qu’on ait prononcé ce nom devant lui chez Richard Wagner ; Wagner avait peut-être entendu parler de Stirner au temps de la Révolution de 1848, par son ami Bakounine, par exemple. Il n’est pas tout à fait impossible non plus que Nietzsche ait lu le nom de Stirner dans quelque chapitre d’Eduard von Hartmann. Celui-ci affirme, en effet, que Nietzsche a dû être frappé par l’analyse des idées de Stirner qui se trouve dans le 2e volume de la Philosophie de l’Inconscient. Nietzsche critique assez longuement le chapitre de ce livre où Hartmann a parlé de Stirner : particulièrement dans le 9e paragraphe de la 2e Intempestive. Nietzsche attaque avec vivacité les théories évolutionnistes de Hartmann, en empruntant surtout ses citations aux pages où l’auteur de la Philosophie de l’Inconscient traite de la troisième période de l’humanité ; or c’est au seuil de cette troisième période que Hartmann a marqué la place de Stirner. Mais il semble que ce que Hartmann a dit de Stirner n’a pas dû engager Nietzsche à étudier avec sympathie l'Unique et sa propriété : car Nietzsche combat précisément les théories de la Philosophie de l’Inconscient parce qu’elles lui paraissent propres à fortifier cet égoïsme qui, selon Stirner, caractérise l’âge mûr de l’humanité comme l’âge mûr de l’individu. À cette maturité égoïste, Nietzsche oppose l’enthousiasme de la jeunesse. Il serait bien surprenant que Nietzsche, qui ne prend pas au sérieux la « parodie » de Hartmann, se soit décidé à cette date à étudier l’œuvre de Stirner où il eût trouvé des théories plus paradoxales encore à ses yeux que celles de la Philosophie de l’Inconscient. En tout cas, l’argument de Hartmann ne prouve pas qu’il y ait eu influence directe de Stirner sur Nietzsche.

L’hypothèse la plus vraisemblable est évidemment celle qui a été émise par M. le professeur Joël[2]. Il est probable que Nietzsche a remarqué, comme Mackay, le nom de Stirner dans l’Histoire du Matérialisme de Lange. Nietzsche lisait ce livre avec beaucoup de soin, comme en fait foi sa correspondance avec le baron de Gersdorff et avec Erwin Rohde. Le 16 février 1868, Nietzsche écrit, en effet, au baron de Gersdorff : « Ici, je suis obligé de te vanter encore une fois le mérite d’un homme dont je t’ai parlé déjà dans une lettre antérieure. Si tu as envie de bien connaître le mouvement matérialiste contemporain, les sciences naturelles avec leurs théories darwinistes, leurs systèmes cosmiques, leur chambre obscure si pleine de vie, etc…, je ne vois toujours rien de plus remarquable à te recommander que l’Histoire du Matérialisme, de Friedrich-Albert Lange (Iserlohn, 1866), un livre qui donne infiniment plus que le titre ne promet, et qu’on peut regarder et parcourir toujours de nouveau comme un vrai trésor. Étant donnée la direction de tes études, je ne vois rien de meilleur à te nommer. Je me suis fermement proposé de faire la connaissance de cet homme, et je veux lui envoyer mon travail sur Démocrite, en témoignage de ma reconnaissance[3] ».

Lange ne consacre à Stirner qu’une dizaine de lignes ; mais il faut croire que ces lignes frappent le lecteur, puisqu’elles ont déterminé la conversion de J.-H. Mackay, qui est devenu depuis le disciple fanatique de Stirner. Il y a d’ailleurs dans cette courte analyse un mot qui a dû fixer l’attention de Nietzsche : Lange déclare, en effet, que Stirner peut nous rappeler Schopenhauer. « L’homme qui, dans la littérature allemande, a prêché l’égoïsme de la façon la plus absolue et la plus logique, Max Stirner, se trouve en opposition avec Feuerbach. Dans son fameux ouvrage l'Individu et sa propriété (1845), Max Stirner alla jusqu’à rejeter toute idée morale. Tout ce qui, d’une manière quelconque, soit comme simple idée, soit comme puissance extérieure, se place au-dessus de l’individu et de son caprice, est rejeté par Stirner comme une odieuse limitation du moi par lui-même. Il est dommage que ce livre, le plus exagéré que nous connaissions, n’ait pas été complété par une deuxième partie, une partie positive. Ce travail eût été plus facile que de trouver un complément positif à la philosophie de Schelling ; car, pour sortir du Moi limité, je puis, à mon tour, créer une espèce quelconque d’idéalisme, comme l’expression de ma volonté et de mon idée. En effet, Stirner donne à la volonté une valeur telle qu’elle nous apparaît comme la force fondamentale de l’être humain. Il peut nous rappeler Schopenhauer. C’est ainsi que toute médaille a son revers. Stirner n’a d’ailleurs pas exercé une influence assez considérable pour que nous nous en occupions davantage[4] ».

Rapprochons ce texte des passages où Nietzsche nous parle de l’Histoire du Matérialisme. En septembre 1866, le philosophe écrit au baron de Gersdorff : « Ce que Schopenhauer est pour nous, c’est ce que vient encore de me prouver avec précision un autre ouvrage excellent en son genre et très instructif, l’Histoire du matérialisme et critique de sa valeur pour l’époque contemporaine, par F.-A. Lange, 1866. Nous avons affaire ici à un kantien et à un naturaliste extrêmement éclairé. Les trois propositions suivantes résument sa conclusion :

» 1° Le monde sensible est le produit de notre organisation ;

» 2° Nos organes visibles (corporels) ne sont, comme les autres parties du monde phénoménal, que les images d’un objet inconnu ;

» 3° Notre organisation réelle demeure pour cette raison tout aussi inconnue de nous que les objets extérieurs réels. Nous n’avons constamment devant nous que le produit des deux.

» Ainsi, non seulement nous ne connaissons pas la vraie essence des choses, la chose en soi, mais encore l’idée même de cette chose en soi n’est rien de plus et rien de moins que la dernière conséquence d’une antithèse relative à notre organisation, et dont nous ne savons pas si elle a un sens quelconque en dehors de notre expérience. En conséquence, Lange estime qu’on doit laisser aux philosophes toute liberté, à condition qu’en retour ils nous édifient. L’art est libre, même dans le domaine des conceptions. Qui veut réfuter une phrase de Beethoven ou reprocher une erreur à la Madone de Raphaël ? — Tu vois que, même en se plaçant à ce point de vue, même en admettant la critique la plus stricte, notre Schopenhauer nous reste ; bien plus, on peut presque dire qu’il nous est encore davantage. Si la philosophie est un art, Haym[5] lui-même n’a plus qu’à se cacher devant Schopenhauer ; si la philosophie doit édifier, je ne connais, pour ma part, aucun philosophe qui édifie plus que notre Schopenhauer[6]

On voit que Nietzsche a surtout retenu du livre de Lange cette idée que la philosophie est libre comme l’art ; chacun a dès lors le droit d’admettre la métaphysique qui répond le mieux à ses sentiments ; on peut être schopenhauérien comme on est wagnérien. Si donc il a été frappé par les quelques lignes que Lange consacre à Stirner, c’est sans doute parce que Lange a interprété les théories de Stirner dans un sens favorable à sa thèse. Lange croit, en effet, que Stirner veut effacer les limites qui bornaient jusqu’ici l’individualité, pour laisser à chacun le droit de choisir selon sa volonté un idéal ; c’est là une erreur : tout idéal, qu’il soit choisi par la volonté, proposé par l’intelligence ou imposé par une puissance extérieure, n’est, aux yeux de Stirner, qu’une idée fixe. Il est remarquable que Lange parle moins de la partie négative du système de Stirner que de la partie positive qu’il eût pu y ajouter ; or, Stirner n’admet pas de partie positive au sens où l’entend l’historien du matérialisme. Lange demande en effet une partie positive « pour sortir du Moi », et Stirner ne veut pas qu’on en sorte. Lange cherche, en soutenant une théorie de la connaissance, à plaider la cause de la spéculation métaphysique ; Stirner voit dans toute métaphysique une sorte de folie. Lange essaie de sauver l’essence de la religion en insistant sur la vertu éducative de la foi ; Stirner considère l’éducation désintéressée comme une duperie. Comme l’a dit Nolen dans son introduction à la traduction française de l'Histoire du Matérialisme : « Nul n’a mieux compris que Lange qu’affaiblir le sens de l’idéal, c’est accroître celui de l’égoïsme » ; or, c’est précisément ce que Stirner avait compris, lui aussi ; mais, tandis que Lange veut fortifier le sens de l’idéal pour affaiblir celui de l’égoïsme, Stirner veut, au contraire, pour accroître le sens de l’égoïsme, affaiblir le sens de l’idéal.

Nietzsche a donc vu sans doute, à travers l’analyse de Lange, un Stirner bien différent de ce qu’a été en réalité l’auteur de l'Unique et sa propriété ; il a considéré cette œuvre comme une sorte d’introduction à la philosophie de Schopenhauer ; et c’est ce qui explique ce fait, paradoxal en apparence, que Nietzsche a parlé de Stirner dans sa première période, quand il était le disciple fervent de Schopenhauer ; tandis qu’il n’en a plus parlé dans sa deuxième période, la période critique, où il était en un sens plus voisin des idées de l’Unique.

Il y a dans les lettres d’Erwin Rohde à Nietzsche un passage qui nous paraît confirmer cette interprétation. Le 4 novembre 1868, Rohde écrit à Nietzsche : « Tu dois sans doute nager cet hiver dans la musique ; je veux essayer autant que possible d’en faire autant dans notre Abdère ; car j’ai beau n’y rien comprendre, cela sert toujours à purifier l’âme de la poussière des jours de travail et tout particulièrement à calmer la volonté rétive. Sans doute on ne nous permettra pas à Hambourg de nous enivrer du philtre wagnérien. Comme je ne suis qu’un profane, je ne me risque à approuver cette musique que dans mon for intérieur ; mais elle me fait, à moi aussi, une telle impression, que je crois me promener au clair de lune dans un jardin aux parfums magiques ; aucun son de la réalité vulgaire n’y pénètre. Aussi est-ce avec une indifférence absolue que je vois les très sages MM Schaul, etc., démontrer que cette musique est malsaine, lascive et bien autre chose encore ; moi, elle me ravit, selon ton expression qui est très juste, et cela me suffit. D’ailleurs, je comprends de plus en plus la sagesse du vieux sophiste qui, malgré toutes les objections des personnes saines de son temps, affirmait que l’homme était la mesure des choses. Le livre de Lange — que je te retournerai très prochainement — n’a pas peu contribué à me confirmer dans cette idée ; il m’a, au cours de mon voyage, constamment maintenu dans la sphère des idées élevées. Sans aucun doute, Lange a raison de prendre si gravement au sérieux la découverte que nous devons à Kant du caractère subjectif des formes de la perception ; et s’il a raison, n’est-il pas parfaitement raisonnable que chacun se choisisse une conception du monde qui lui suffise, c’est-à-dire qui donne satisfaction au besoin moral qui est à proprement parler son essence ?

» Or, une philosophie qui insiste sur le caractère profondément, âprement sérieux de l’objet qui nous demeure absolument inconnu, répond à mes tendances intimes, et c’est ainsi que j’ai eu beau me convaincre chaque jour davantage que toute spéculation n’était que fantaisie vaine ; la doctrine de Schopenhauer a gardé pour moi tout son prix, ce qui d’autre part confirme le fait que la volonté, le ἦθος, est plus fort, plus primaire que l’intelligence qui pèse froidement le pour et le contre[7]. »

Comme Rohde ajoute que son ami est cordialement d’accord avec lui sur ces points importants, nous avons le droit de dire que Nietzsche a vu dans les théories exposées par Lange une justification de sa sympathie instinctive pour la doctrine de Schopenhauer ; toute la philosophie allemande de Kant à Stirner lui a paru donner une nouvelle force à deux propositions qu’il avait toujours admises :

1° L’homme est la mesure de toutes choses, ce qu’en leur qualité d’hellénistes, Rohde et Nietzsche savaient déjà par les sophistes grecs.

2°) La volonté est antérieure et supérieure à l’intelligence, ce qui est évident pour un disciple de Schopenhauer.

Bref, il ne semble pas que Stirner ait eu sur Nietzsche une influence décisive ; il a peut-être contribué à retenir quelque temps Nietzsche dans le domaine de la métaphysique de Schopenhauer ; il a été sans doute peu à peu oublié dans la suite.



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  1. Cf. l’appendice de ce travail.
  2. Cf. Joël, Philosophenwege.
  3. Friedrich Nietzsche, Gesammelte Briefe, I, 68, Berlin et Leipzig, Schuster et Löffler.
  4. Lange, Histoire du Matérialisme, trad. Pommerol, tome II, 98.
  5. Il y a dans le texte Heyne ; mais, d’après l’index, c’est une faute d’impression. Il s’agit de Rudolf Haym, ancien professeur à Halle.
  6. Nietzsche, Gesammelte Briefe, I, 33.
  7. Nietzsche, Briefe, II, 79.