Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Mozart VI

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 306-313).

CHAPITRE VI


Un jour un directeur de spectacle, qui était fort mal dans ses affaires et presque au désespoir, vint trouver Mozart, et lui exposa sa situation, en ajoutant : « Vous êtes le seul homme au monde qui puissiez me tirer d’embarras ! — Moi, réplique Mozart ; comment cela ? — En me composant un opéra tout à fait dans le goût du public qui fréquente mon théâtre ; vous pourrez également travailler, jusqu’à un certain point, pour les connaisseurs et pour votre gloire ; mais ayez surtout égard aux classes du peuple qui ne se connaissent pas à la belle musique. J’aurai soin que vous ayez bientôt le poëme, que les décorations soient belles ; en un mot, que tout soit comme on le veut aujourd’hui. » Mozart, touché de la prière de ce pauvre diable, lui promit de se charger de son affaire. « Combien demandez-vous pour vos honoraires ? répliqua le directeur du théâtre. — Mais vous n’avez rien, dit Mozart : écoutez cependant, voici comment nous arrangerons la chose pour que vous puissiez sortir d’embarras, et pour qu’en même temps je ne perde pas tout à fait le fruit de mon travail : je ne donnerai ma partition qu’à vous seul, vous m’en payerez ce que vous voudrez ; mais c’est sous la condition expresse que vous n’en laisserez pas prendre de copie : si l’opéra fait du bruit, je le vendrai à d’autres directions. » Le directeur, ravi de la générosité de Mozart, s’épuise en promesses. Celui-ci se hâte de composer sa musique, et la fait exactement dans le genre qui lui était indiqué. On donne l’opéra ; la salle est toujours pleine : on en parle dans toute l’Allemagne, et quelques semaines après on le joue sur cinq ou six théâtres différents, sans qu’aucun d’eux eût reçu de copie du directeur dans l’embarras.

D’autres fois encore il ne trouva que des ingrats dans ceux auxquels il avait rendu des services ; mais rien ne put le guérir de son obligeance pour les malheureux. Toutes les fois que des virtuoses peu fortunés passaient par Vienne, et que, n’y connaissant personne, ils s’adressaient à lui, il leur offrait d’abord sa table et son logement, leur faisait faire la connaissance de ceux qui pouvaient leur devenir utiles et rarement les laissait partir sans composer pour eux des concertos, dont il ne gardait pas même de copie, afin qu’étant les seuls à les jouer ils pussent se produire avec plus d’avantages.

Mozart avait souvent le dimanche des concerts chez lui. Un comte polonais qu’on y mena un jour fut enchanté, ainsi que tous les assistants, d’un morceau de musique pour cinq instruments, qu’on exécutait pour la première fois. Il témoigna à Mozart combien ce morceau lui avait fait de plaisir, et le pria de composer pour lui un trio de flûte quand il se trouverait de loisir. Mozart le lui promit, sous cette condition, qu’il ne serait nullement pressé. Le comte, en rentrant chez lui, envoya au compositeur cent demi-souverains d’or (un peu plus de deux mille francs), avec un billet très poli, dans lequel il le remerciait du plaisir dont il venait de jouir. Mozart envoya au comte la partition originale du morceau de musique à cinq instruments qui avait paru lui plaire. Ce comte partit. Une année après il revint voir Mozart, et lui demanda des nouvelles de son trio : « Monsieur, répondit le compositeur, je ne me suis pas encore senti disposé à composer quelque chose qui fût digne de vous. — Par conséquent, répliqua le comte, vous ne vous sentirez pas non plus disposé à me rembourser les cent demi-souverains d’or que je vous ai payés d’avance pour ce morceau de musique. » Mozart, indigné, lui rendit sur-le-champ ses souverains ; mais le comte ne parla pas de la partition originale du morceau à cinq instruments, et bientôt après elle parut chez Artaria, comme quatuor de clavecin, avec accompagnement de violon, d’alto et de violoncelle.

On a remarqué que Mozart était très prompt à prendre des habitudes nouvelles. La santé de sa femme, qu’il aima toujours avec passion, était fort chancelante : dans une longue maladie qu’elle fit, il courait au-devant de ceux qui venaient la voir, en mettant un doigt sur la bouche, et leur faisant signe de ne pas faire de bruit. Sa femme guérit, mais pendant longtemps il aborda les gens qui entraient chez lui en mettant le doigt sur la bouche, et en ne leur parlant lui-même qu’à voix basse. Pendant cette maladie, il allait, quelquefois, de grand matin, se promener seul à cheval ; mais il avait toujours soin, avant de partir, de laisser auprès de sa femme un papier en forme d’ordonnance du médecin. Voici une de ces ordonnances : « Bonjour, ma bonne amie, je souhaite que tu aies bien dormi, que rien ne t’ait dérangée ; prends garde de ne point prendre froid, et de ne pas te faire mal en te baissant ; ne te fâche pas contre tes domestiques ; évite toute espèce de chagrin jusqu’à mon retour ; aie bien soin de toi : je reviendrai à neuf heures. »

Constance Weber fut une excellente compagne pour Mozart, et elle lui donna plusieurs fois des conseils utiles. Il eut d’elle deux enfants qu’il aima tendrement. Mozart jouissait d’un revenu considérable ; mais son amour effréné pour le plaisir, et le désordre de ses affaires domestiques, firent qu’il ne laissa à sa famille que la gloire de son nom et l’attention du public de Vienne. Après la mort de ce grand compositeur, les Viennois cherchèrent à témoigner leur reconnaissance à ses enfants pour les plaisirs qu’il leur avait si souvent procurés.

Dans les dernières années de la vie de Mozart, sa santé, qui avait toujours été délicate, s’affaiblissait rapidement. Il était timide à l’égard des malheurs futurs, comme tous les gens à imagination, et l’idée qu’il n’avait plus longtemps à vivre le tourmentait souvent : alors il travaillait tant, avec une telle rapidité et une si grande force d’attention, qu’il oubliait quelquefois tout ce qui n’était pas son art. Souvent, au milieu de son enthousiasme, ses forces l’abandonnaient, il tombait en faiblesse, et l’on était obligé de le porter sur son lit. Tout le monde voyait que cette rage de travail ruinait sa santé. Sa femme et ses amis faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour le distraire : par complaisance pour eux, il les accompagnait dans les promenades et aux visites où on le menait, mais son esprit n’y était pas. Il ne sortait de temps en temps de cette mélancolie habituelle et silencieuse que par le pressentiment de sa fin prochaine, idée qui lui causait toujours une terreur nouvelle. On reconnaît le genre de folie du Tasse, et celle qui rendit Rousseau si heureux dans le vallon des Charmettes, en le portant, par la crainte d’une mort prochaine, à la seule bonne philosophie, celle de jouir du moment présent et d’oublier les chagrins. Peut-être, sans cette exaltation de la sensibilité nerveuse qui va jusqu’à la folie, n’y a-t-il pas de génie supérieur dans les arts qui exigent de la tendresse. La femme de Mozart, inquiète de cette manière d’être singulière, avait l’attention de faire venir chez son mari les personnes qu’il aimait à voir, et qui faisaient semblant de le surprendre au moment où, après plusieurs heures de travail, il aurait dû naturellement songer au repos. Ces visites lui faisaient plaisir, mais il ne quittait point la plume : on causait, on cherchait à l’engager dans la conversation, il n’y prenait aucune part ; on lui adressait la parole, il répondait quelques mots sans suite, et continuait d’écrire.

Cette extrême application, au reste, accompagne quelquefois le génie, mais n’en est pas du tout la preuve. Voyez Thomas : qui est-ce qui peut lire son emphatique collection de superlatifs ? et cependant il était tellement absorbé par ses méditations sur les moyens d’être éloquent, qu’il lui est arrivé à Montmorency, lorsque son laquais lui amenait le cheval sur lequel il avait coutume de faire de l’exercice, d’offrir à ce cheval une prise de tabac. Raphaël Mengs aussi a été dans ce siècle un modèle de préoccupation, et ce n’est cependant qu’un peintre de troisième ordre ; tandis que le Guide, le plus joueur des hommes, et qui faisait, vers la fin de sa vie, jusqu’à trois tableaux par jour pour payer les dettes de la nuit, a laissé des ouvrages dont le plus faible donne plus de plaisir que les meilleurs des Mengs ou des Carle Maratte, gens très-appliqués. Une femme me disait un jour : « Monsieur un tel me jure que je régnerai à jamais sur son âme ; il proteste sans cesse que je serai la maîtresse unique de cette âme : mon Dieu ! je le crois ; mais à quoi bon, si cette âme ne me plaît pas ? » À quoi bon l’application d’un homme sans génie : Mozart a été peut-être, dans le dix-huitième siècle, l’exemple le plus frappant de la réunion des deux choses. Benda, l’auteur d’Ariane dans l’île de Naxos, a aussi de bons traits de préoccupation.