Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Métastase I

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 333-363).

LETTRES
SUR MÉTASTASE

LETTRE I

Varèse, le 24 octobre 1812.

Mon ami,


Le commun des hommes méprise facilement la grâce. C’est le propre des âmes vulgaires de n’estimer que ce qu’elles craignent un peu. De là, dans le monde, l’universalité de la gloire militaire, et, au théâtre, la préférence pour le genre tragique. Il faut à ces gens-là, en littérature, l’apparence de la difficulté vaincue ; et voilà pourquoi Métastase jouit de peu de réputation, si on compare cette réputation à son mérite. Tout le monde comprend, au Musée, le Martyre de saint Pierre par le Titien ; peu sentent le saint Jérôme du Corrège : ils ont besoin qu’on leur apprenne que cette beauté, si pleine de grâce, est pourtant de la beauté. Dans ce genre, les femmes, moins courbées que les hommes sous le joug habituel des calculs d’intérêt, leur sont bien supérieures.

La musique doit faire naître la volupté, et Métastase a été le poëte de la musique. Son génie tendre l’a porté à fuir tout ce qui pouvait donner la moindre peine, même éloignée, à son spectateur. Il a reculé de ses yeux ce qu’ont de trop poignant les peines de sentiment : jamais de dénoûment malheureux ; jamais les tristes réalités de la vie ; jamais ces froids soupçons qui viennent empoisonner les passions les plus tendres.

Il a senti que, si la musique de ses opéras était bonne, elle donnerait des distractions au spectateur, en le faisant songer à ce qu’il aime : aussi, à chaque instant, rappelle-t-il ce qu’il faut savoir du personnage pour comprendre ce qu’il chante. Il semble dire aux spectateurs : « Jouissez, votre attention même n’aura pas la moindre peine ; laissez-vous aller à l’oubli, si naturel, du plan d’une pièce dramatique ; ne songez plus au théâtre ; soyez heureux au fond de votre loge ; partagez le sentiment si tendre qu’exprime mon personnage. » Ses héros ne retiennent presque rien de la triste réalité. Il a créé des êtres qui ont un grain de verve et de génie que les hommes le plus heureusement nés n’ont rencontré que dans quelques moments fortunés de leur existence : Saint-Preux arrivant dans la chambre de Julie.

Les gens raisonnables qui ne sont pas rebutés par l’amertume de Tacite et d’Alfieri ; qui, à peine sensibles à la musique, sont bien loin de soupçonner le but de cet art charmant ; qui, non sensibles à ces mille pointes qui, dans la vie réelle, viennent, à chaque instant, percer l’âme tendre, ou, ce qui est bien pis, la replonger dans la plate réalité ; ces gens-là, dis-je, ont appelé, dans Métastase, manque de vérité ce qui est le comble de l’art. C’est l’effet d’un art, puisque c’est une condition nécessaire pour obtenir un certain plaisir. C’est comme si l’on blâmait le sculpteur qui fit l’Apollon du Belvédère d’avoir omis les petits détails de muscles que l’on voit dans le Gladiateur et dans les autres statues qui ne représentent que des hommes. Tout ce que l’on peut dire de vrai, c’est que le plaisir que donne un opéra de Métastase n’est pas senti dans le pays situé entre les Alpes, le Rhin et les Pyrénées. Je crois voir un Français, homme d’esprit, bien sûr de ce qu’il doit dire sur tout ce qui peut occuper l’attention d’un homme du monde, arrivant dans le palais du Vatican, à ces délicieuses loges que Raphaël orna de ces arabesques charmantes qui sont peut-être ce que le génie et l’amour ont jamais inspiré de plus pur et de plus divin. Notre Français est choqué des manques de vraisemblance : sa raison ne peut admettre ces têtes de femmes portées par des corps de lions, ces amours à cheval sur des chimères. Cela n’est pas dans la nature, dit-il d’un ton dogmatique ; rien de plus vrai, et il l’est également que vous n’êtes pas susceptible de ce plaisir, mêlé d’un peu de folie, qu’un homme, né sous un ciel plus heureux, trouve le soir d’une journée brûlante en prenant des glaces dans la villa d’Albano. Il est avec une société de femmes aimables ; la chaleur qui vient de cesser le porte à une douce langueur : couché sur un divan d’étoffe de crin, il suit, à un plafond brillant des plus riches couleurs, les formes charmantes que Raphaël a données à ces êtres qui, ne ressemblant à rien que nous ayons rencontré ailleurs, ne nous apportent aucune de ces idées communes qui, dans ces instants rares et délicieux, nuisent tant au bonheur.

Je crois bien aussi que les théâtres sombres de l’Italie, et ces loges, qui sont des salons, contribuent beaucoup à l’effet de la musique. Combien, en France, de femmes aimables qui savent l’anglais, et pour qui le mot love a un charme que Le mot amour ne peut plus présenter. C’est que le mot love n’a jamais été prononcé devant elles par ces êtres indignes d’en éprouver le sentiment. Rien ne souille la brillante pureté de love, tandis que tous les couplets du vaudeville viennent gâter, dans ma mémoire, l’amour.

Eh bien, les personnes sensibles à ces distinctions-là goûteront les arabesques de Raphaël, et les êtres brillants, et exempts de tout ce qu’il y a de terrestre dans le cœur de l’homme, que Métastase nous a montrés.

Il éloigne, le plus possible, le souvenir du côté réel et triste de la vie. Il n’a pris des passions que ce qu’il en fallait pour intéresser ; rien d’âcre et de farouche : il ennoblit la volupté.

Sa musique chérie, de laquelle il n’a jamais séparé ses vers, et qui sait si bien exprimer les passions, ne peut marquer les caractères. Aussi, chez Métastase, le Romain amoureux, et le Prince persan touché de la même passion, ont le même langage dans ses vers, parce que Cimarosa va leur donner le même langage dans ses chants. L’amour de la patrie, le dévouement de l’amitié, l’amour filial, l’honneur chevaleresque, sont encore ces passions que l’histoire ou la société nous ont fait connaître ; mais elles ont un charme nouveau : vous vous sentez doucement transporté dans le pays des houris de Mahomet.

Ce sont des pièces portées à ce degré d’idéal, et qu’il faut absolument ne pas lire, et entendre seulement avec la musique, que les froids critiques d’un certain peuple ont examinées comme des tragédies. Ces pauvres diables, assez semblables à ce Crescembeni, un de leurs illustres prédécesseurs en Italie, qui, dans son cours de littérature, prit le Morgante maggiore, le poëme le plus bouffon, et même quelque chose de plus, pour un ouvrage sérieux ; ces pauvres gens, qui auraient bien dû s’appliquer à quelque métier plus solide, ne se sont seulement pas aperçus que Métastase était si loin de chercher à inspirer la terreur, qu’il se refuse même la peinture de l’odieux : et c’est en cela qu’il a dû être protégé par les gouvernements qui veulent inspirer la volupté à leurs peuples. Trouver une meilleure manière d’arranger les choses, blâmer ce qui existe ; fi donc ! c’est nous rendre haïssants, c’est chercher à nous rendre malheureux ; c’est un manque de politesse.

Ces pauvres critiques ont été bien scandalisés des fréquentes infractions commises par Métastase à la règle de l’unité du lieu ; ils ne se sont pas doutés que le poëte italien, au lieu de songer à cette règle, en suivait une toute contraire qu’il s’était faite, et qui est de changer le lieu de la scène le plus souvent possible, afin que l’éclat des décorations, si belles en Italie, vienne donner un nouveau plaisir à son heureux spectateur.

Métastase, nous enlevant, pour notre bonheur, si loin de la vie réelle, avait besoin, pour nous montrer, dans ses personnages, des êtres semblables à nous, et qui fussent intéressants, du naturel le plus parfait dans les détails ; et c’est en quoi il a égalé Shakspeare et Virgile, et surpassé, de bien loin, Racine et tous les autres grands poëtes.

Je cours aux armes, car je vois que je scandalise ; mes armes sont des citations.

Mais en quelle langue pourriez-vous traduire

Un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé, marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n’en pouvant plus d’effort et de douleur,
II met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos…[1]

Il en est de Métastase comme de notre fabuliste : ce sont peut-être les deux auteurs les plus intraduisibles.

Parcourons quelques situations. Dans l’Olympiade, ce chef-d’œuvre de Pergolèse, Clisthène, roi de Sicyone, préside aux jeux olympiques. Sa fille Aristée sera le prix du tournoi ; depuis longtemps elle aime Mégaclès, et elle en est aimée, mais ce jeune Athénien, célèbre par ses succès dans les jeux olympiques a été refusé par le roi, qui a en horreur le nom d’Athènes. Obligé de quitter Sicyone, il s’est réfugié en Crète, où Licidas, prince crétois, lui a sauvé la vie au péril de la sienne. Les deux amis arrivent aux jeux, présidés par Clisthène. Licidas voit Aristée et en devient amoureux. Il se souvient des succès de son ami dans ces jeux célèbres : comme ces exercices ne sont pas d’usage en Crète, il prie son ami de combattre pour lui, sous son nom, et de lui mériter ainsi la belle Aristée. Mégaclès combat, est vainqueur ; il a été reconnu par la tremblante Aristée. Il parvient à éloigner Licidas pour un moment, et à se trouver tête à tête avec sa maîtresse : elle est au comble du bonheur.

SCENA NONA[2]
mégacle, aristea
aristea.

Al fin siam soli :
Potrô senza ritegni
II mio contente esagerar, chiamarti
Mia speme, mio diletto,
Luce degli occhi miei.....

megacle.

Luce degli occhi miei.....No, principessa,
Questi soavi nomi
Non son per me. Serbali pure ad altro
Piu fortunato amante.

aristea.

Piu fortunato amante.E il tempo è questo
Di parlarmi cosi ?…

 

 

megacle.

Di parlarmi cosi ?… Tutto l’arcano
Ecco ti svelo. Il principe di Creta
Langue per te d’amor. Pietà mi chiede,
E la vita mi diede. Ah ! principessa,
Se negarla poss’io, dillo tu stessa.

aristea.

E pugnasti…

megacle.

E pugnasti… Per lui.

aristea.

E pugnasti… Perder mi vuoi…

megacle.

Si : per serbarmi sempre
Degno di te.

aristea.

Degno di te. Dunque io dovrô…

megacle.

Degno di te. Dunque io dovrô… Tu dei
Coronar l’opra mia. Si, generosa,
Adorata Aristea, seconda i moti
D’un grato cor. Sia, qual io fui fin ora,
Licida in avvenire. Amalo. E degno
Di si gran sorte il caro amico…

 

aristea.

Ah qual passaggio è questo ! io dalle stelle
Precipito agli abissi. Eh ! no : si cerchi
Miglior compenso. Ah ! senza te, la vita
Per me vita non è.

megacle.

Per me vita non è. Bella Aristea,
Non congiurar tu ancora
Contro la mia virtù. Mi costa assai
Il prepararmi a si gran passo. Un solo
Di quei teneri sensi
Quant’ opera distrugge !

aristea.

Quant’ opera distrugge ! E di lasciarmi…

megacle.

Ho risoluto.

aristea.

Ho risoluto. Hai risoluto ? E quando ?

megacle.

Questo (morir mi sento)
Questo è l’ ultimo addio.

aristea.

Questo è l’ ultimo addio. L’ ultimo ! ingrato…
Soccoretemi, o Numi ! il piè vacilla :
Freddo sudor mi bagna il volto ; e parmi
Ch’una gelida man m’opprima il core !

megacle.

Sento che il mio valore
Mancando va. Più che a partir dimoro,
Meno ne son capace.
Ardir. Vado, Aristea : rimanti in pace.

aristea.

Come ! già m’abbandoni ?

megacle.

Come ! già m’abbandoni ? E forza, o cara.
Separarsi una volta.

aristea.

Separarsi una volta. E parti…

megacle.

Separarsi una volta. E parti… E parto
Per non tornar più mai.

(In atto di partire.)

aristea.

Senti. Ah no… Dove vai ?

megacle.

A spirar, mio tesoro,
Lungi dagli occhi tuoi.

(Parte resoluto, poi si ferma.)

aristea.

Soccorso… Io… moro.

(Sviene sopra un sasso.)

megacle.

Misero me, che veggo !
Ah l’ oppresse il dolor ! Cara mia speme,

(Tornando.)

Bella Aristea, non avvilirti ; ascolta :
Megacle è quî. Non partirô. Sarai…
Che parlo ? Ella non m’ode. Avete, o stelle,
Più sventure per me ? No, questa sola
Mi restava a provar. Chi mi consiglia ?

Che risolvo ? Che fo ? Partir ? Sarebbe
Crudeltà, tirannia. Restar ? Che giova ?
Forse ad esserle sposo ? E il re ingannato,
E l’ amico tradito, e la mia fede,
E l’ onor mio lo soffrirebbe ? Almeno
Partiam più tardi. Ah ! che sarem di nuovo
A quest’ orrido passo ! Ora è pietade
L’esser crudele. Addio, mia vita : addio,

(Le prende la mano, e la baccia.)

Mia perduta speranza. II ciel ti renda
Più felice di me. Deh, conservate
Questa bell’ opra vostra, eterni Dei ;
E i dî, ch’ io perderô, donate a lei.
Licida… Dov’ è mai ? Licida !

SCENA DECIMA
licida, e detti.
licida.

Licida… Dov’ è mai ? Licida !Intese
Tutto Aristea ?

megacle.

Tutto Aristea ? Tutto. T’affretta, o prince,
Soccorri la tua sposa.

(In atto di partire.)

licida.

Soccorri la tua sposa. Ahimè ! Che miro ?
Che fù ?

megacle.

Che fù ? Doglia improvvisa
Le oppresse i sensi.

licida.

Le oppresse i sensi. E tu mi lasci ?

megacle.

Le oppresse i sensi. E tu mi lasci ? Io vado…
Deh ! pensa ad Aristea. (Che dira mai
Quando in se tornerà ! Tutte ho presenti
Tutte le smanie sue.) Licida, ah ! senti.


Se cerca, se dice :
L’ amico dov’ è ?
L’ amico infelice,
Rispondi, mori.


Ah no ! si gran duolo
Non darle per me ;
Rispondi ma solo :
Piangendo partî.


Che abisso di pene !
Lasciare il suo bene,
Lasciarlo per sempre,
Lasciarlo cosî ! (Parte.)

C’est en 1731, je crois, que Pergolèse alla à Rome pour écrire l’Olympiade ; elle tomba. Comme Rome est, en Italie, la capitale des arts, et que c’est surtout sous les yeux de ce public si sensible, et si digne de les juger, qu’un artiste doit faire ses preuves, cette chute affligea beaucoup Pergolèse. Il retourna à Naples, où il composa quelques morceaux de musique sacrée. Cependant sa santé dépérissait tous les jours : il était attaqué, depuis quatre ans, d’un crachement de sang qui le minait insensiblement. Ses amis l’engagèrent à prendre une petite maison à Torre del Greco, village situé sur le bord de la mer, au pied du Vésuve. On dit à Naples que, dans ce lieu, les malades affectés de la poitrine guérissent plus promptement, ou succombent plus tôt, si leur mal est incurable.

Pergolèse, retiré seul dans sa petite maison, allait à Naples tous les huit jours pour faire exécuter les morceaux de musique qu’il avait composés. Il fit, à Torre del Greco, son fameux Stabat, la cantate d’Orphée, et le Salve Regina, qui fut le dernier de ses ouvrages.

Au commencement de 1733, ses forces étant entièrement épuisées, il cessa de vivre, et l’article de gazette qui annonçait sa mort fut le signal de sa gloire. Tous les directeurs des théâtres d’Italie ne firent plus jouer que ses opéras, que peu de temps avant ils dédaignaient. Rome voulut revoir son Olympiade, qui fut remise avec la plus grande magnificence. Plus, du vivant de l’auteur, on y avait montré d’indifférence pour son ouvrage sublime, plus on s’empressa alors d’en admirer les beautés.

Dans cet opéra, chef-d’œuvre d’expression de la musique italienne, rien ne l’emporte sur la scène entre Aristée et Mégaclès, que nous venons de citer. L’air

Se cerca, se dice,

est su par cœur de toute l’Italie, et c’est peut-être la principale raison pour laquelle on ne reprend pas l’Olympiade. Aucun directeur ne voudrait se hasarder à faire jouer un opéra dont l’air principal serait déjà dans la mémoire de tous ses auditeurs.

Dans l’Olympiade, la musique est une langue dont Pergolèse ajoute l’expression à celle du langage ordinaire que parlent les personnages de Métastase. Mais la langue de Pergolèse, qui peut rendre jusqu’aux moindres nuances des mouvements inspirés par les passions, et des nuances bien au delà de la portée de toute langue écrite, perd tout son charme dès qu’on la force d’aller vite. Il a donc mis en simple récitatif l’explication qui a lieu entre Mégaclès et Aristée, et n’a déployée toute l’énergie de la langue divine qu’il sut parler qu’à l’air

Se cerca, se dice,

qui est peut-être ce qu’il a fait de plus touchant.

Il eût été contre les moyens de l’art de chanter pendant toute la scène. Il n’y a pas d’air propre à peindre les raisons qui font un devoir au malheureux Mégaclès de sacrifier son amante à son ami.

Mais quand le plus grand talent dramatique du monde déclamerait les vers

Se cerca, se dice :
Si elle me cherche, si elle le dit
L’amico dov’é ?
Mon ami, où est-il ?
L’amico infelice,
Mon ami malheureux,
Rispondi, mort.
Répondras-tu, vient de mourir.


Ah ! no, si gran duolo
Ah ! non, une si cruelle douleur
Non darle per me ;
Ne lui donne pas pour moi ;
Rispondi, ma solo,
Réponds, mais seulement,
Piangendo parti.
Il est parti en pleurant.

Che abisso di pene !
Quel abîme de peines !
Lasciare il suo bene,
Laisser tout ce qu’on aime,
Lasciarlo per sempre,
Le quitter pour toujours,
Lasciarlo cosi !
Et le quitter ainsi !

quelque tendresse qu’un habile acteur mît dans la manière de les réciter, il ne les dirait qu’une fois il ne peindrait qu’une des mille manières dont l’âme du malheureux Mégaclès est déchirée. Chacun de nous sent confusément qu’au moment d’un départ si cruel, on répète, de vingt manières passionnées et différentes, à l’ami qui reste auprès d’une maîtresse si chérie,

Ah no, si gran duolo
Non darle per me ;
Rispondi, ma solo :
Piangendo parti.

L’amant malheureux dira ces vers, tantôt avec un attendrissement extrême, tantôt avec résignation et courage, tantôt avec un peu d’espérance d’un meilleur sort, tantôt avec tout le désespoir du malheur évident.

Il ne pourra parler à son ami de la douleur où va être plongée Aristée quand elle reprendra ses sens, sans songer lui-même à la situation où il va se trouver dans un moment ; aussi les mots

Ah ! no, si gran duolo
Non darle per me,

répétés cinq ou six fois par Pergolèse, ont cinq ou six expressions tout à fait différentes dans la langue qu’il leur prête. La sensibilité humaine ne peut aller plus loin que la peinture que ce grand homme a laissée de la situation de Mégaclès. On sent qu’un tel état ne peut durer : quelques minutes d’une telle musique épuisent également l’acteur et le spectateur ; et cela vous explique, mon ami, l’ivresse avec laquelle on applaudit, en Italie, un air bien chanté. C’est que le chanteur habile est le plus grand des bienfaiteurs ; c’est qu’il vient de donner à tout un théâtre des plaisirs divins, et dont la moindre indisposition, ou la moindre négligence de sa part, eût pu priver les spectateurs. Jamais homme, peut-être, n’a causé un plus grand plaisir à un autre homme, que Marchesi, chantant le rondo

Mia speranza io pur vorrei

de l’Achille in Sciro, de Sarti[3].

Ce bonheur est réel, son existence est historique. Pour trouver un bonheur égal, il faut sortir de la vie réelle ; il faut avoir recours aux situations de roman ; il faut se figurer le baron d’Étange prenant Saint-Preux par la main, et lui accordant sa fille.

On voit qu’avec sept ou huit petits vers que le poète fournit au musicien, après avoir amené et fait comprendre une situation intéressante, celui-ci peut attendrir toute une foule de spectateurs. Il exprimera non-seulement le principal mouvement de la passion du personnage, mais quelques-unes des cent manières dont son cœur change en parlant à ce qu’il aime. Quel homme, en se séparant d’une maîtresse chérie, ne lui répète souvent : Adieu, adieu ! C’est le même mot dont il se sert ; mais quel est l’être assez malheureux pour ne pas se souvenir qu’à chaque fois ce nom est prononcé d’une manière différente ? C’est que, dans ces instants de peine et de bonheur, la situation du cœur change à chaque seconde. Il est tout simple que nos langues vulgaires, qui ne sont qu’une suite de signes convenus pour exprimer des choses généralement connues, n’aient point de signe pour exprimer de tels mouvements, que vingt personnes peut-être, sur mille, ont éprouvés. Les âmes sensibles ne pouvaient donc se communiquer leurs impressions et les peindre. Sept ou huit hommes de génie trouvèrent en Italie, il y a près d’un siècle, cette langue qui leur manquait. Mais elle a le défaut d’être inintelligible pour les neuf cent quatre-vingts personnes sur mille qui n’ont jamais senti les choses qu’elle peint. Ces gens-là sont devant Pergolèse comme nous devant un sauvage Miâmi, qui nous nommerait, en sa langue sauvage, un arbre particulier à l’Amérique, qui croit dans les vastes forêts qu’il parcourt en chassant, et que nous n’avons jamais vu. C’est un simple bruit que ce que nous entendons, et il faut convenir que si le sauvage prolonge son discours, ce bruit-là nous ennuiera bientôt.

Il faut pousser la franchise plus loin. Si, en bâillant, nous voyons, chez les gens assis à côté de nous, les symptômes du plaisir le plus vif, nous chercherons à déprimer ce bonheur insolent dont nous sommes privés ; et, tout naturellement, les jugeant d’après nous, nous leur nierons leur sensation, et nous chercherons à jeter du ridicule sur leur prétendu ravissement.

Rien n’est donc plus absurde que toute discussion sur la musique. On la sent, ou on ne la sent pas ; puis c’est tout. Malheureusement pour les intérêts de la vérité, il est devenu de mode d’être passionné pour cet art. Le vieux Duclos, cet homme qui avait tant d’esprit, et un esprit si sec, partant pour l’Italie à soixante ans, se croit obligé de nous dire qu’il est passionné pour la musique : quelle diable d’idée !

Cette langue donc, pour laquelle il est d’usage d’être passionné, est très-vague de sa nature. Elle avait besoin d’un poète qui pût guider notre imagination, et les Pergolèse et les Cimarosa ont eu le bonheur de trouver Métastase. Les expressions de cette langue vont droit au cœur, sans traverser, pour ainsi dire, l’esprit ; elles produisent directement peine ou plaisir : il fallait donc que le poëte des musiciens portât une extrême clarté dans les discours de ses personnages ; c’est ce qu’a fait Métastase.

La musique élève à une beauté idéale tous les caractères qu’elle touche. Beaumarchais a peint Chérubin d’une manière charmante ; Mozart, employant une langue plus puissante, a fait chanter à Chérubin les airs

Non so più cosa son cosa faccio,

et

Voi che sapete
Che cosa è amor,

et a laissé bien loin derrière lui le charmant comique des Français. Les scènes de Molière ravissent l’homme de goût ; mais ce grand génie, qui d’ailleurs a fait tant de choses que la musique ne peut atteindre, a-t-il produit des peintures comiques égales à l’effet des airs de Cimarosa :

Mentr’io era un fraschetone,
Sono stato il più felice ;

et

Quattro baj e sel morelli ;

et

Le orecchie spalancate ?

Notez que toute la musique bouffe de Cimarosa produit son effet malgré les paroles, qui, les trois quarts du temps, sont les plus absurdes du monde. Remarquez cependant qu’elles offrent presque toujours, dans les personnages, du malheur ou du bonheur bien décidé, ou un ridicule bouffon plein de verve et de folie, et que c’est précisément ce qu’il faut à la musique. Cet art a en horreur la finesse, quelquefois pleine de sentiment, de l’aimable Marivaux. Je citerais toute la Servante maîtresse de Pergolèse, si elle était connue à Paris ; mais, puisque je ne puis rappeler cette musique délicieuse, qu’il me soit permis de citer un des hommes les plus aimables qu’ait produits notre France. M. le président de Brosses[4], se trouvant à Bologne en 1740, écrivait à un de ses amis de Dijon une lettre où se trouve ce passage, qu’il ne croyait certainement pas devoir jamais être imprimé :

« Mais l’un des premiers et des plus essentiels de tous ses devoirs (du cardinal Lambertini, archevêque de Bologne, depuis pape sous le nom de Benoît XIV) est d’aller trois fois la semaine à l’Opéra. Ce n’est pas ici qu’est cet Opéra ; vraiment personne n’irait, cela serait trop bourgeois : mais, comme il est dans un village à quatre lieues de Bologne, il est du bon ordre d’y être exact. Dieu sait si les petits-maîtres ou petites-maîtresses manquent de mettre quatre chevaux de poste à une berline, et d’y voler de toutes les villes voisines, comme à un rendez-vous ! C’est presque le seul Opéra qu’il y ait, dans cette saison, en Italie. Pour un Opéra de campagne, il est assez passable : ce n’est pas qu’il y ait ni chœurs, ni danses, ni poëmes supportables, ni acteurs ; mais les airs italiens sont d’une telle beauté qu’ils ne laissent plus rien à désirer dans le monde quand on les entend. Surtout il y a un bouffon et une actrice bouffe qui jouent une farce dans les entr’actes, d’un naturel et d’une expression comiques qui ne se peuvent ni payer ni imaginer. Il n’est pas vrai qu’on puisse mourir de rire, car, à coup sûr, j’en serais mort, malgré le déplaisir que je ressentais de l’épanouissement de ma rate, qui m’empêchait de sentir, autant que je l’aurais voulu, la musique céleste de cette farce. La musique est de Pergolèse. J’ai acheté, sur le pupitre, la partition originale, que je veux porter en France. Au reste, les dames se mettent là fort à l’aise, causent, ou, pour mieux dire, crient d’une loge à celle qui est vis-à-vis, se lèvent en pied, battent des mains, en criant : bravo ! bravo ! Pour les hommes, ils sont plus modérés : quand un acte est fini, et qu’il leur a plu, ils se contentent de hurler jusqu’à ce qu’on le recommence ; après quoi, sur le minuit, quand l’opéra est fini, on s’en retourne chez soi, en partie carrée de madame de Bouillon, à moins que l’on n’aime mieux souper ici, avant le retour, dans quelque petit réduit. »

Dans ces œuvres charmantes, soit tragiques, soit comiques, l’air et le chant commencent avec la passion. Dès qu’elle se montre, le musicien s’en empare. Tout ce qui ne fait que préparer ses explosions est en récitatif.

Lorsque l’âme du personnage commence à être vivement émue, le récitatif a un accompagnement écrit par le musicien, comme le beau récitatif de Crivelli, au second acte de Pirro :

L’ombra d’Achille
Mi par di sentire ;

ou celui de Carolina, au second acte du Mariage secret ;

Corne tacerlo puoi ?

La passion s’empare-t-elle tout à fait de l’acteur, l’air commence.

Il y a une chose singulière, c’est que le poëte ne doit être éloquent et développé que dans les récitatifs. Dès que la passion paraît, le musicien ne lui demande qu’un très-petit nombre de paroles ; c’est lui qui se charge de toute l’expression.

Voyons encore quelques situations du charmant Métastase. Si je montrais ce soir ma lettre à l’aimable société que je vais joindre à la Madonna del Monte, tout le monde, mon aimable Louis, saurait les airs touchants faits sur les paroles que je vais transcrire, et les chanterait à demi-voix. Qu’il en est autrement aux lieux où vous êtes !

Oh fortunatos nimium, sua si bona norint !
Ah ! malheureux, connaissez le bonheur pendant qu’il en est temps encore !

Quelle folie de s’indigner, de blâmer, de se rendre haïssant, de s’occuper de ces grands intérêts de politique qui ne nous intéressent point ! Que le roi d’Espagne fasse pendre tous les philosophes ; que la Norwège se donne une constitution, ou sage, ou ridicule, qu’est-ce que cela nous fait ? Quelle duperie ridicule de prendre les soucis de la grandeur, et seulement ses soucis ! Ce temps que vous perdez en vaines discussions compte dans votre vie ; la vieillesse arrive, vos beaux jours s’écoulent.

Cosi trapassa al trapassar d’un giorno,
Della vita mortale il flore e’l verdé :
Nè perchè faccia indietro april ritorno,
Si rinfiora ella mai, nè si rinverde…
.........Amiamo, or quando
Esser si puote riamato amando.

Tasso, c. XVI, ott. xv.
  1. L’édition originale citait encore les sept vers suivants. L’erratum de 1817 les supprime, et sur l’exemplaire Mirbeau, Stendhal les a barrés et écrit : « De tels vers ne peuvent être prononcés par un acteur. Ces vers tendres ne sont bons que dans un roman. N. D. L. E.
  2. SCÈNE IX
    Mégaclès, Aristée
    aristée.

    A la fin nous sommes seuls. Je puis donc, sans contrainte, t’exprimer toute ma joie, t’appeler ma seule espérance, mon seul bien, la lumière de mes yeux.

    mégaclès.
    Non, princesse, ces noms charmants ne sont plus faits pour moi ; conservez-les pour un amant plus fortuné.
    aristée.

    Est-ce dans cet heureux moment que tu dois parler ainsi ?

     
     
    mégaclès.

    Écoute : je vais te révéler tout le secret. Le prince de Crête brûle d’amour pour toi : il a imploré mon amitié : et, en Crète, il m’a sauvé la vie. Ah ! princesse, puis-je aujourd’hui lui en refuser le sacrifice ? dis-le toi-même.

    aristée.

    Et tu as combattu ?

    mégaclès.
    Pour lui.
    aristée.

    Tu veux me perdre.

    mégaclès.

    Oui, pour me conserver toujours digne de toi.

    aristée.

    Je dois donc…

    mégaclès.

    Tu dois conserver mon ouvrage. Oui, généreuse, adorable Aristée, seconde les mouvements d’un cœur reconnaissant ; que Licidas soit désormais pour toi ce que je fus jusqu’à ce jour ; aime-le ; il est digne d’un bonheur aussi grand.

     
    aristée.

    Ah ! ciel ! quel changement ! Du faîte du bonheur je tombe dans les abîmes. Ah ! non, sois reconnaissant d’une autre manière. Ah ! vivre sans toi ce n’est plus vivre.

    mégaclès.

    Belle Aristée, ne combats plus ce que la vertu m’ordonne ; il m’en coûte assez pour me préparer à ce grand sacrifice. Si tu savais que d’efforts détruit un seul de tes soupirs !

    aristée.

    Et tu me laisseras…

    mégaclès.
    Il le faut.
    aristée.

    Il le faut, ô ciel ! et quand ?

    mégaclès.

    Cet adieu (oh ! je me sens mourir !), cet adieu est le dernier.

    aristée.

    Le dernier ! ingrat… Ô dieux ! venez à mon secours. Je ne puis me soutenir… Il me semble qu’une main glacée me serre le cœur.

    mégaclès.

    Je sens que mon courage m’abandonne. Plus je diffère mon départ et moins j’en suis capable. Courage ! (Se rapprochant d’Aristée.) Je pars, Aristée ;

    vis heureuse.
    aristée.

    Comment ! tu m’abandonnes déjà ?

    mégaclès.

    Il faut, mon amie, nous séparer une fois.

    aristée.

    Et tu pars…

    mégaclès.

    Pour ne revenir jamais. (Il fait quelques pas pour sortir.)

    aristée.
    Ecoute. Ah ! non… Où vas-tu ?
    mégaclès.

    Ô mon unique bien ! expirer loin de tes yeux ! (Il s’éloigne avec courage, puis s’arrête.)

    aristée.

    Ô dieux ! je me meurs. (Elle s’évanouit et tombe sur un bloc de pierre.)

    mégaclès.

    Malheureux ! que vois-je ? Ah ! la douleur l’accable. Ô ma seule espérance ! (Il revient.) Belle Aristée, ne perds pas courage ; écoute : Mégaclès est avec toi, je ne partirai pas, tu seras… Pourquoi parler ? elle ne peut entendre. Avez-vous, ô dieux ! quelque nouveau malheur pour moi ? Non, cette dernière épreuve me manquait seule. Qui me donnera conseil ? que résoudre ? que faire ? Partir ? Ce serait une horrible cruauté. Rester ? Pourquoi ? pour être son époux ? Et le roi trompé, mon ami trahi, mon honneur, peuvent-ils le souffrir ? Au moins, partons plus tard. Ô ciel ! pour avoir encore des adieux aussi cruels. Il y a maintenant de la pitié à être cruel. Adieu, ma vie, adieu (Il prend la main d’Aristée et la baise), toi qui étais toute mon espérance et que je perds. Le ciel te rende plus heureuse que moi ! Ô dieux immortels ! conservez ce bel ouvrage que vous avez créé ! et les jours que je perdrai, ajoutez-les

    aux siens. Licidas !… Où est-il ? Licidas !
    SCÈNE X
    les précédents, et licidas
    licidas.

    As-tu tout déclaré à Aristée ?

    mégaclès.

    Ne perds pas de temps, prince, donne des secours à ton épouse. (Il veut sortir.)

    licidas.

    Ô ciel ! que vois-je ? qu’est-il arrivé ?

    mégaclès.
    Un chagrin subit lui a fait perdre l’usage de ses sens.
    licidas.

    Et tu me laisses ?

    mégaclès.

    Je pars. Pense à Aristée. (Que dira-t-elle, ô ciel ! en revenant à elle ? Il me semble voir ses douleurs.) Licidas, écoute. Si elle me cherche, si elle te dit : « Mon ami, où est-il ? » — Mon ami malheureux, répondras-tu, vient de mourir. »

    Oh ! non, ne lui donne pas pour moi une si grande douleur ; réponds-lui, mais dis seulement : « Il est parti en pleurant. »

    Quel abîme de peines ! Laisser tout ce qu’on aime ! le laisser pour toujours, et le laisser ainsi ! (Il sort.)

  3. Une femme sensible, qui était bien éloignée de soupçonner qu’un jour ses lettres seraient imprimées, écrivait à son ami,le 29 août 1774 :

    « Est-ce que je ne vous aurais pas dit que j’ai entendu chanter Millico ? C’est un italien. Jamais, non jamais on n’a réuni la perfection du chant avec tant de sensibilité et d’expression. Quelles larmes il fait verser ! quel trouble il porte dans l’âme ! j’étais bouleversée : jamais rien ne m’a laissé une impression plus profonde, plus sensible, plus déchirante même ; mais j’aurais voulu l’entendre jusqu’à en mourir. » (Lettres de mademoiselle de l’Espinasse, t. I, p. 185.)

  4. L’édition originale portait de Berville, l’erratum de 1817 rétablit de Brosses et l’exemplaire Mirbeau porte cette note : « Je mis Berville au lieu de de Brosses pour ne pas choquer un petit maître des requêtes, fils de cet homme d’esprit, qui ne veut pas publier son voyage en Italie. Le manuscrit fut volé dans la Terreur. » N. D. L. E.