Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Lettre XI

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 111-117).

LETTRE XI

Salzbourg, le 11 mai 1809.

Mon ami,


Avec une physionomie un peu bourrue, et une espèce de laconisme dans le discours, qui semblait indiquer un homme brusque, Haydn était gai, d’une humeur ouverte, et plaisant par caractère. Cette vivacité était, il est vrai, facilement comprimée par la présence d’étrangers ou de gens d’un rang supérieur. Rien ne rapproche les rangs en Allemagne ; c’est le pays du respect. À Paris, les cordons-bleus allaient voir d’Alembert dans son grenier ; en Autriche, Haydn ne vécut jamais qu’avec les musiciens ses collègues : il y perdit sans doute, et la société aussi. Sa gaieté et l’abondance de ses idées le rendaient très propre à porter l’expression du comique dans la musique instrumentale, genre à peu près neuf, et où il fût allé loin, mais pour lequel il est indispensable, comme pour tout ce qui tient à la comédie, que l’auteur vive au milieu de la société la plus élégante. Haydn ne vit le grand monde que dans sa vieillesse, pendant ses voyages à Londres.

Son génie le portait naturellement à employer ses instruments à faire naître le rire. Souvent aux répétitions il donnait aux musiciens ses camarades de petites pièces de ce genre, qui jusqu’ici est bien borné. Vous me pardonnerez donc de vous faire part de ma petite érudition comique.

La plus ancienne des plaisanteries musicales que je connaisse est celle de Mérula[1], un des plus profonds contre-pointistes d’une époque où le chant n’avait pas encore pénétré dans la musique. Il imagina une fugue représentant des écoliers qui récitent devant leur pédagogue le pronom latin qui, quæ, quod, qu’ils ne savent pas bien. La confusion, les embrouillamini, les barbarismes des écoliers mêlés aux cris du pédagogue qui entre en fureur et leur distribue des férules, eurent les plus grands succès.

Benedetto Marcello, ce Vénitien si grave et si sublime dans son style sacré, le Pindare de la musique, est l’auteur de ce morceau connu intitulé le Capricio, où il se moque des castrats, qu’il détestait cordialement.

Deux basses-tailles et deux ténors commencent par chanter ensemble ces trois vers :

No, che lassù nei cori almi e beati,
Non intrano castrati,
Perche scritto è in quel loco.....

Le soprano alors part tout seul, et demande,

Dite che è scritto mai ?

Les ténors et les basses-tailles répondent sur un ton extrêmement bas :

Arbor che non fa frutto
Arda nel fuoco.

Sur quoi le soprano s’écrie, à l’autre bout de l’échelle :

Ahi ! Ahi !

L’effet de ce morceau plein d’expression est incroyable. La distance extrême que l’auteur a mise entre les sons très-aigus du malheureux soprano et les voix sombres des basses-tailles produit la mélodie la plus ridicule du monde.

Le nazillement uniforme des capucins, auxquels même il est expressément défendu de chanter et de sortir du ton, a fourni un morceau plaisant à Jomelli.

L’élégant Galuppi, si connu par ses opera buffa et par sa musique d’église, n’a pas dédaigné de mettre en musique le chant d’une synagogue, et une dispute de vendeuses de fruits rassemblées dans un marché de Venise.

À Vienne, l’esprit méthodique du pays fixa un jour pour les plaisanteries de ce genre ; la soirée de la fête de Sainte-Cécile était consacrée, vers le milieu du dix-huitième siècle, à faire de la musique dans toutes les maisons, et l’usage voulait que les musiciens les plus graves présentassent ce jour-là à leurs amis des compositions comiques. Un père augustin, du beau couvent de Saint-Florian, en Autriche, prit un singulier texte pour ses plaisanteries : il composa une messe qui, sans scandale, a eu longtemps le privilège de faire pouffer de rire chanteurs et auditeurs.

Vous connaissez les canons bernesques du père Martini de Bologne, celui des Ivrognes, celui des Cloches, celui des Vieilles Religieuses.

Le célèbre Clementi, l’émule de Mozart, dans ses compositions pour le piano, a publié à Londres, cette patrie des caricatures, un recueil de caricatures harmoniques, dans lesquelles il contrefait les plus célèbres compositeurs de piano : quiconque a la connaissance la plus légère des manières de Mozart, Haydn, Koseluck, Sterkel, etc., et entend ces petites sonates, composées d’un prélude et d’une cadence, devine sur-le-champ le maître duquel on se moque ; on y reconnaît son style, et surtout les petites affectations et les petites erreurs dans lesquelles il est sujet à tomber.

Du temps de Charles VI, le célèbre Porpora vivait à Vienne, pauvre et sans travail : sa musique ne plaisait pas à ce monarque connaisseur, comme trop pleine de trilles et de mordenti. Hasse fit un oratario pour l’empereur, qui lui en demanda un second. Il supplia Sa Majesté de permettre que Porpora exécutât ce travail : l’empereur refusa d’abord, disant qu’il n’aimait point ce style chevrotant ; mais touché de la générosité de Hasse, il finit par consentir à sa demande. Porpora, prévenu par son ami, ne mit pas un trille dans tout l’oratorio. L’empereur étonné répétait pendant la répétition générale : « C’est un autre homme : plus de trilles ! » Mais, arrivé à la fugue qui terminait la composition sacrée, il vit que le thème commençait par quatre notes trillées. Or vous savez que dans les fugues le sujet passe d’une partie à une autre, mais ne change pas : quand l’empereur, qui avait le privilège de ne rire jamais, entendit, dans le grand plein de la fugue, ce déluge de trilles, qui semblait faire une musique de paralytiques, enragés, il n’y put tenir, et rit peut-être pour la première fois de sa vie. En France, pays de la plaisanterie, celle-ci eût peut-être paru déplacée ; à Vienne, elle commença la fortune de Porpora.

De tous les morceaux comiques de Haydn il ne nous en reste qu’un : c’est cette symphonie connue, pendant laquelle tous les instruments disparaissent successivement, de façon qu’à la fin le premier violon se trouve jouer tout seul. Cette pièce singulière a fourni trois anecdotes, qui toutes sont attestées à Vienne par des témoins oculaires ; jugez de mon embarras. Les uns disent que Haydn, s’apercevant que ses innovations le faisaient voir de mauvais œil par les musiciens du prince, voulut se moquer d’eux.

Il fit jouer sa symphonie, sans répétition préliminaire, devant Son Altesse, qui avait le mot de l’énigme : l’embarras des musiciens qui croyaient tous s’être trompés, et surtout la confusion du premier violon, quand à la fin il s’entendait jouer seul, divertit la cour d’Eisenstadt.

D’autres assurent que, le prince voulant congédier tout son orchestre, à l’exception de Haydn, celui-ci trouva ce moyen ingénieux de figurer le départ général, et la tristesse qui s’ensuivrait : chaque musicien sortait de la salle à mesure que sa partie avait fini. Je vous fais grâce de la troisième version.

Une autre fois Haydn, cherchant à amuser la société du prince, alla acheter, dans une foire d’un bourg de Hongrie, voisin d’Eisenstadt, un plein panier de sifflets, de petits violons, de coucous, de trompettes de bois, et de tous les instruments qui font le bonheur des enfants. Il prit la peine d’étudier leur portée et leur caractère, et composa la symphonie la plus plaisante avec ces seuls instruments, dont quelques-uns même exécutent des solo : le coucou est la basse générale de cette pièce.

Beaucoup d’années après, Haydn, étant en Angleterre, s’aperçut que les Anglais, qui aimaient beaucoup ses compositions instrumentales quand le mouvement en était vif et allegro, s’endormaient ordinairement à l’andante ou à l’adagio, quelques beautés qu’il cherchât à y accumuler : il fit un andante plein de douceur, de suavité, et du chant le plus tranquille ; tous les instruments semblèrent s’éteindre peu à peu ; et au milieu du plus grand pianissimo, partant tous à la fois, et renforcés par un coup de timbale, ils firent ressauter[2] l’auditoire endormi.

  1. Il florissait vers 1630.
  2. Réveiller. Façon de parler du Midi. (Note ms. de l’ex. Mirbeau.)