Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Lettre V

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 41-53).

LETTRE V

Bade, 28 août 1808

Mon ami,


Les ravages du temps vinrent déranger la petite fortune de Haydn. Sa voix changea, et il sortit à dix-neuf ans de la classe des soprani de Saint-Étienne, ou pour mieux dire, et ne pas tomber sitôt dans le style du panégyrique, il en fut chassé. Un peu impertinent, comme tous les jeunes gens vifs, un jour il s’avisa de couper la queue de la robe d’un de ses camarades, crime qui fut jugé impardonnable. Il avait chanté onze ans à Saint-Étienne : le jour qu’il en fut chassé, il ne se trouva, pour toute fortune, que son talent naissant, pauvre ressource quand elle est inconnue. Il avait cependant un admirateur. Forcé de chercher un logement, le hasard lui fit rencontrer un perruquier nommé Keller, qui avait souvent admiré, à la cathédrale, la beauté de sa voix, et qui, en conséquence, lui offrit un asile. Keller le reçut comme un fils, partageant avec lui son petit ordinaire, et chargeant sa femme du soin de le vêtir.

Haydn, délivré de tous soins temporels, établi dans la maison obscure du perruquier, put se livrer, sans distraction, à ses études, et faire des progrès rapides. Ce séjour eut cependant une influence fatale sur sa vie : les Allemands ont la manie du mariage. Chez un peuple doux, aimant et timide, les jouissances domestiques sont de première nécessité. Keller avait deux filles ; sa femme et lui songèrent bientôt à en faire épouser une au jeune musicien ils lui en parlèrent : lui, tout absorbé dans ses méditations, et ne pensant point à l’amour, ne se montra pas éloigné de ce mariage. Il tint parole dans la suite avec cette loyauté qui était la base de son caractère, et cette union ne fut rien moins qu’heureuse.

Ses premières productions furent quelques petites sonates de piano, qu’il vendait à vil prix à ses écolières, car il en avait trouvé quelques-unes : il faisait aussi des menuets, des allemandes et des valses pour le Ridotto. Il écrivit, pour se divertir, une sérénade à trois instruments, qu’il allait, dans les belles nuits d’été, exécuter en divers endroits de Vienne, accompagné de deux de ses amis. Le théâtre de Carinthie[1] avait alors pour directeur Bernardone Curtz, célèbre Arlequin, en possession de charmer le public par ses calembours. Bernardone attirait la foule à son théâtre par son originalité et par de bons opéras bouffons. Il avait de plus une jolie femme ; ce fut une raison pour nos aventuriers nocturnes d’aller exécuter leur sérénade sous les fenêtres de l’arlequin. Curtz fut si frappé de l’originalité de cette musique, qu’il descendit dans la rue pour demander qui l’avait composée. « C’est moi, répond hardiment Haydn. — Comment, toi ? à ton âge ? — Il faut bien commencer une fois. — Pardieu ! c’est plaisant ; monte. » Haydn suit l’arlequin, est présenté à la jolie femme, et redescend avec le poëme d’un opéra intitulé, le Diable Boiteux. La musique, composée en quelques jours, eut le plus heureux succès, et fut payée vingt-quatre sequins. Mais un seigneur, qui apparemment n’était pas beau, s’aperçut qu’on le mystifiait sous le nom de Diable Boiteux, et fit défendre la pièce.

Haydn raconte souvent qu’il eut plus de peine pour trouver le moyen de peindre le mouvement des vagues dans une tempête de cet opéra, que, dans la suite, pour faire des fugues à double sujet. Curtz, qui avait de l’esprit et du goût, était difficile à contenter ; mais il y avait bien une autre difficulté. Ni l’un ni l’autre des deux auteurs n’avait jamais vu ni mer ni tempête. Comment peindre ce qu’on ne connaît pas ? Si l’on trouvait cet art heureux, beaucoup de nos grands politiques parleraient mieux de la vertu. Curtz, tout agité, se démenait dans la chambre autour du compositeur assis au piano. « Figure-toi, lui disait-il, une montagne qui s’élève, et puis une vallée qui s’enfonce, puis encore une montagne, et encore une vallée les montagnes et les vallées se courent rapidement après, et, à chaque instant, les alpes et les abîmes se succèdent. »

Cette belle description n’y faisait rien. L’arlequin avait beau ajouter les éclairs et le tonnerre. « Allons, peins-moi toutes ces horreurs, mais bien distinctement ces montagnes et ces vallées, » répétait-il sans cesse.

Haydn promenait rapidement ses doigts sur le clavier, parcourait les semi-tons, prodiguait les septièmes, sautait des sons les plus bas aux plus aigus. Curtz n’était pas content. À la fin, le jeune homme, impatienté, étend les mains aux deux bouts du clavecin, et, les rapprochant rapidement, s’écrie : « Que le diable emporte la tempête ! — La voilà ! la voilà ! » s’écrie l’arlequin en lui sautant au cou et l’étouffant. Haydn ajoutait qu’ayant passé, bien des années après, le détroit de Calais, et y ayant eu mauvais temps, il avait ri toute la traversée, en songeant à la tempête du Diable Boiteux.

« Mais comment, lui disais-je, avec des sons peindre une tempête ? et bien distinctement encore ! » Comme ce grand homme est l’indulgence même, j’ajoutais qu’en imitant les intonations particulières de l’homme effrayé ou au désespoir on peut, si l’on a du talent, donner au spectateur les sentiments que lui inspirerait la vue d’une tempête ; « mais, disais-je, la musique ne peut pas plus peindre distinctement une tempête que dire : M. Haydn demeure près de la barrière de Schœnbrunn. — Vous pourriez bien avoir raison, me répondait-il, songez néanmoins que les paroles, et les décorations surtout, guident l’imagination du spectateur. »

Haydn avait dix-neuf ans quand il fit cette tempête. Vous savez que le prodige de la musique, Mozart, écrivit son premier opéra à Milan à l’âge de treize ans, en concurrence avec Hasse, qui, après avoir entendu les répétitions, disait à tout le monde : « Cet enfant nous fera tous oublier. » Haydn n’eut pas le même succès ; son talent n’était pas pour le théâtre ; et quoiqu’il ait donné des opéras qu’aucun maître ne désavouerait, cependant il est resté bien au-dessous de la Clémence de Titus et de Don Juan.

Un an après le Diable Boiteux, Haydn entra dans sa véritable carrière ; il se présenta dans la lice avec six trios. La singularité du style et l’attrait de cette manière nouvelle leur donnèrent sur-le-champ la plus grande vogue ; mais les graves musiciens allemands attaquèrent vivement les innovations dangereuses dont ils étaient remplis. Cette nation, qui a toujours eu un faible pour la science, composait encore la musique de chambre dans toute la rigueur du contre-point fugué[2].

L’Académie musicale établie à Vienne par le grand contre-pointiste qui siègeait sur le trône, je veux dire par l’empereur Charles VI, se maintenait dans toute sa vigueur. Ce grave monarque, qui, dit-on, n’avait jamais ri, était un des amateurs les plus forts de son temps et les compositeurs en us qu’il avait auprès de lui étaient indignés de tout ce qui avait plutôt l’air de l’amabilité que du savoir. Les charmantes petites idées du jeune musicien, la chaleur de son style, les licences qu’il prenait quelquefois, excitèrent contre lui tous les Pacômes du monastère de l’harmonie. Ils lui reprochaient des erreurs de contre-point, des modulations hérétiques, des mouvements trop hardis. Heureusement tout ce bruit ne fait aucun mal au génie naissant : une seule chose pourrait lui nuire, le silence du mépris ; et le début de Haydn fut accompagné de circonstances absolument opposées.

Il faut que vous sachiez, mon ami, qu’avant Haydn on n’avait pas d’idée d’un orchestre composé de dix-huit sortes d’instruments. Il est l’inventeur du prestissimo, dont la seule idée faisait frémir les antiques croque-sol de Vienne. En musique, comme en toute autre chose, nous avons peu d’idées de ce qu’était le monde il y a cent ans : l’allegro, par exemple, n’était qu’un andantino.

Dans la musique instrumentale, Haydn a révolutionné les détails comme les masses : c’est lui qui a forcé les instruments à vent à exécuter le pianissimo.

C’est à vingt ans qu’il donna son premier quatuor en b fa à sextuple, que tous les amateurs de musique apprirent sur-le-champ par cœur. Je n’ai pas su pourquoi Haydn quitta vers ce temps-là la maison de son ami Keller : ce qu’il y a de sûr, c’est que sa réputation, naissant sous les plus brillants auspices, n’avait point chassé la pauvreté. Il alla loger chez un M. Martinez, qui lui offrit la table et le logement, à condition qu’il donnerait des leçons de piano et de chant à ses deux filles. Ce fut alors qu’une même maison, située près de l’église de Saint-Michel, posséda, dans deux chambres situées l’une au-dessus de l’autre, aux troisième et quatrième étages, le premier poëte du siècle et le premier symphoniste du monde.

Métastase logeait aussi chez M. Martinez : mais, poëte de l’empereur Charles VI, il vivait dans l’aisance, tandis que le pauvre Haydn passait les journées d’hiver au lit, faute de bois. La société du poëte romain lui fut cependant d’un grand avantage. Une sensibilité douce et profonde avait donné à Métastase un goût sûr dans tous les arts : il aimait la musique avec passion, la savait très-bien ; et cette âme, souverainement harmonique, goûta les talents du jeune Allemand. Métastase, en dînant tous les jours avec Haydn, lui donnait les règles générales des beaux-arts, et, chemin faisant, lui apprenait l’italien.

Cette lutte contre la misère, première compagne de presque tous les artistes qui se sont fait un nom, dura pour Haydn six longues années. Qu’un grand seigneur riche l’eût déterré alors, et l’eût fait voyager deux ans en Italie, avec une pension de cent louis, rien n’eût peut-être manqué à son talent : mais, moins heureux que Métastase, il n’eut pas son Gravina. Enfin il trouva à se caser, et quitta, en 1758, la maison Martinez, pour entrer au service du comte de Mortzin.

Ce comte donnait des soirées de musique, et avait un orchestre à lui. Le hasard amena le vieux prince Antoine Esterhazy, amateur passionné, à un de ces concerts, qui commençait justement par une symphonie de Haydn (c’était celle en d la sol , temps 3/4). Le prince fut tellement charmé de ce morceau, qu’il pria sur-le-champ le comte de Mortzin de lui céder Haydn, dont il voulait faire le directeur en second de son propre orchestre. Mortzin y consentit. Malheureusement l’auteur, qui était indisposé, ne se trouvait pas ce jour-là au concert ; et comme les volontés des princes, quand elles ne sont pas exécutées sur-le-champ, sont sujettes à bien des retards, plusieurs mois se passèrent sans que Haydn, qui désirait beaucoup passer au service du plus grand seigneur de l’Europe, entendît parler de rien.

Friedberg, compositeur attaché au prince Antoine, et qui goûtait les talents naissants de notre jeune homme, cherchait un moyen de le rappeler à Son Altesse. Il eut l’idée de lui faire composer une symphonie qu’on exécuterait à Eisenstadt, résidence du prince, le jour anniversaire de sa naissance. Haydn la fit, et elle est digne de lui. Le jour de la cérémonie arrivé, le prince, entouré de sa cour et assis sur son trône, assistait au concert accoutumé. On commence la symphonie de Haydn : à peine était-on au milieu du premier allegro, que le prince interrompt ses musiciens, et demande de qui est une si belle chose ? « De Haydn », répond Friedberg ; et il fait avancer le pauvre jeune homme tout tremblant. Le prince, en le voyant : « Quoi ! dit-il, la musique est de ce Maure (il faut avouer que le teint de Haydn méritait un peu cette injure) ? Eh bien ! Maure, dorénavant tu seras à mon service. Comment t’appelles-tu ? — Joseph Haydn. — Mais je me rappelle ce nom ; tu es déjà à mon service : pourquoi ne t’ai-je pas encore vu ? » Haydn, troublé par la majesté qui environnait le prince, ne répond pas ; celui-ci ajoute : « Va, et habille-toi en maître de chapelle, je ne veux plus te voir ainsi, tu es trop petit, tu as une figure mesquine : prends un habit neuf, une perruque à boucles, le collet et les talons rouges ; mais je veux qu’ils soient hauts, afin que ta stature réponde à ton savoir, tu entends, va, et tout te sera donné. »

Haydn baisa la main du prince, et alla se remettre dans un coin de l’orchestre, un peu dolent, ajoutait-il, d’être obligé de renoncer à ses cheveux et à son élégance de jeune homme. Le lendemain matin, il parut au lever de Son Altesse, emprisonné dans le costume grave qu’elle lui avait indiqué. Il avait le titre de second maître de musique, mais ses nouveaux camarades l’appelèrent tout simplement le Maure.

Un an après, le prince Antoine étant mort, son titre passa au prince Nicolas, encore plus passionné, s’il est possible, pour l’art musical. Haydn fut obligé de composer un grand nombre de morceaux pour le baryton, instrument très-compliqué, hors d’usage aujourd’hui, et dont la voix, entre le ténor et la basse, est fort agréable. C’était l’instrument favori du prince, qui en jouait tous les jours, et tous les jours voulait avoir, sur son pupitre, une pièce nouvelle. La plus grande partie de ce que Haydn avait fait pour le baryton a péri dans un incendie ; le reste n’est d’aucun usage. Il disait souvent que la nécessité de composer pour cet instrument singulier avait beaucoup ajouté à son instruction.

Avant de détailler les autres ouvrages de Haydn, je vous dois quelques mots sur un événement qui troubla pendant longtemps la tranquillité de sa vie. Il n’oublia point, dès qu’il eut de quoi vivre, la promesse qu’il avait faite autrefois à son ami Keller le perruquier ; il épousa Anne Keller, sa fille. Il se trouva que c’était une honesta, qui, outre sa vertu incommode, avait encore la manie des prêtres et des moines. La maison de notre pauvre compositeur en était toujours remplie. L’éclat, d’une conversation bruyante l’empêchait de travailler ; et, en outre, sous peine d’avoir des scènes avec sa femme, il fallait fournir, gratis, de messes et de motets, les couvents de chacun de ces bons pères.

Des corvées imposées par des scènes continuelles sont le contraire de ce qu’il faut aux hommes qui ne travaillent qu’en écoutant leur âme. Le pauvre Haydn chercha des consolations auprès de mademoiselle Boselli, aimable cantatrice attachée au service de son prince. La paix du ménage n’en fut pas augmentée. Enfin il se sépara de sa femme, qu’il traita, sous les rapports d’intérêt, avec une loyauté parfaite.

Vous voyez ici, mon ami, une jeunesse tranquille, point de grands écarts, de la raison partout, un homme qui marche constamment à son but. Adieu.

  1. Le plus fréquenté des trois théâtres de Vienne.
  2. Il faut savoir que rien n’est plus ridicule et plus pédantesque que les règles du plus séduisant des arts. La musique attend son Lavoisier. Je supplie qu’on me permette de ne pas expliquer les mots baroques dont je suis quelquefois obligé de me servir ; on a le Dictionnaire de musique de Rousseau. Après beaucoup de peine pour comprendre ce que c’est que le contre-point, par exemple, on trouve que si l’on traitait la musique avec un peu d’ordre, vingt lignes suffiraient pour donner une idée de ce mot. Tous les corps de la nature, depuis la pierre qui pave les rues de Paris, jusqu’à l’eau de Cologne, sont en plus grand nombre certainement que les diverses circonstances que l’on peut remarquer dans deux ou trois sons chantés l’un après l’autre, ou ensemble ; cependant le moindre élève de l’École polytechnique, après vingt leçons de Fourcroy, avait tous les corps de la nature classés dans sa tête : c’est que dans cette école, avant 1804, tout était éminemment raisonnable ; l’atmosphère de raison qu’on y respirait alors repoussait tout ce qui eût été obscur ou faux.