Stendhal - De l’amour, II, 1927, éd. Martineau/Des Cours

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 279-292).

APPENDIX

Des cours d’amour.


Il y a eu des cours d’amour en France, de l’an 1150 à l’an 1200. Voilà ce qui est prouvé. Probablement l’existence des cours d’amour remonte à une époque beaucoup plus reculée.

Les dames réunies dans les cours d’amour rendaient des arrêts soit sur des questions de droit, par exemple : L’amour peut-il exister entre gens mariés ?

Soit sur des cas particuliers que les amants leur soumettaient[1].

Autant que je puis me figurer la partie morale de cette jurisprudence, cela devait ressembler à ce qu’aurait été la cour des maréchaux de France, établie pour le point d’honneur par Louis XIV, si toutefois l’opinion eût soutenu cette institution.

André, chapelain du roi de France, qui écrivait vers l’an 1170, cite les cours d’amour

des dames de Gascogne,

d’Ermengarde, vicomtesse de Narbonne (1144, 1194),

de la reine Eléonore,

de la comtesse de Flandre,

de la comtesse de Champagne (1174).

André rapporte neuf jugements prononcés par la comtesse de Champagne.

Il cite deux jugements prononcés par la comtesse de Flandre.

Jean de Nostradamus, Vie des poètes provençaux, dit (page 15) : « Les tensons étaient disputes d’amour qui se faisaient entre les chevaliers et dames poètes entre-parlant ensemble de quelque belle et subtile question d’amours ; et où ils ne s’en pouvaient accorder, ils les envoyaient, pour en avoir la définition, aux dames illustres présidentes, qui tenaient cour d’amour ouverte et planière à Signe et Pierrefeu, ou à Romanin, où à autres, et là-dessus, en faisaient arrêts qu’on nommait lous arrest d’amours. »

Voici les noms de quelques-unes des dames qui présidaient aux cours d’amour de Pierrefeu et de Signe :

« Stephanette, dame de Baulx, fille du comte de Provence ;

« Adalasie, vicomtesse d’Avignon ;

« Alalète, dame d’Ongle ;

« Hermissende, dame de Posquières ;

« Bertrane, dame d’Urgon ;

« Mabille, dame d’Yères ;

« La comtesse de Dye ;

« Rostangue, dame de Pierrefeu ;

« Bertrane, dame de Signe ;

« Jausserande de Claustral. »

Nostradamus, page 27.

Il est vraisemblable que la même cour d’amour s’assemblait tantôt dans le château de Pierrefeu, tantôt dans celui de Signe. Ces deux villages sont très voisins l’un de l’autre, et situés à peu près à égale distance de Toulon et de Brignoles.

Dans la Vie de Bertrand d’Alamanon, Nostradamus dit :

« Ce troubadour fut amoureux de Phanette ou Estephanette de Romanin, dame dudit lieu, de la maison de Gantelmes, qui tenait de son temps cour d’amour ouverte et planière en son château de Romanin, près la ville de Saint-Remy, en Provence, tante de Laurette d’Avignon de la maison de Sado, tant célébrée par le poète Pétrarque. »

À l’article de Laurette on lit que Laurette de Sade, célébrée par Pétrarque, vivait à Avignon vers l’an 1341, qu’elle fut instruite par Phanette de Gantelmes sa tante, dame de Romanin ; que « toutes deux romansoyent promptement en toute sorte de rithme provensalle, suyvant ce qu’en a escrit le monge des Isles d’Or, les œuvres desquelles rendent ample tesmoignage de leur doctrine… Il est vray (dict le monge) que Phanette ou Estephanette, comme très excellente en la poésie, avoit une fureur ou inspiration divine, laquelle fureur estoit estimée un vray don de Dieu ; elles estoyent accompagnées de plusieurs..... dames illustres et généreuses[2] de Provence, qui fleurissoyent de ce temps en Avignon, lorsque la cour romaine y résidoit, qui s’adonnoyent à l’estude des lettres, tenans cour d’amour ouverte et y deffinissoyent les questions d’amour qui y estoyent proposées et envoyées…

» Guillen et Pierre Balz et Loys des Lascaris, comtes de Vintimille, de Tende et de la Brigue, personnages de grand renom, estant venus de ce temps en Avignon visiter Innocent VIe du nom, pape, furent ouyr les deffinitions et sentences d’amour prononcées par ces dames ; lesquels esmerveillez et ravis de leurs beaultés et savoir, furent surpris de leur amour. »

Les troubadours nommaient souvent, à la fin de leurs tensons, les dames qui devaient prononcer sur les questions qu’ils agitaient entre eux.

Un arrêt de la cour des dames de Gascogne porte :

« La cour des dames, assemblée en Gascogne, a établi, du consentement de toute la cour, cette constitution perpétuelle, etc., etc. »

La comtesse de Champagne, dans l’arrêt de 1174, dit :

« Ce jugement, que nous avons porté avec une extrême prudence, est appuyé de l’avis d’un très grand nombre de dames… »

On trouve dans un autre jugement :

« Le chevalier, pour la fraude qui lui avait été faite, dénonça toute cette affaire à la comtesse de Champagne, et demanda humblement que ce délit fût soumis au jugement de la comtesse de Champagne et des autres dames.

» La comtesse, ayant appelé auprès d’elle soixante dames, rendit ce jugement, » etc., etc.

André le chapelain, duquel nous tirons ces renseignements, rapporte que le code d’amour avait été publié par une cour composée d’un grand nombre de dames et de chevaliers.

André nous a conservé la supplique qui avait été adressée à la comtesse de Champagne, lorsqu’elle décida par la négative cette question : Le véritable amour peut-il exister entre époux ?

Mais quelle était la peine encourue lorsqu’on n’obéissait pas aux arrêts des cours d’amour ?

Nous voyons la cour de Gascogne ordonner que tel de ses jugements serait observé comme constitution perpétuelle, et que les dames qui n’y obéiraient pas encourraient l’inimitié de toute dame honnête.

Jusqu’à quel point l’opinion sanctionnait-elle les arrêts des cours d’amour ?

Y avait-il autant de honte à s’y soustraire, qu’aujourd’hui à une affaire commandée par l’honneur ?

Je ne trouve rien dans André ou dans Nostradamus qui me mette à même de résoudre cette question.

Deux troubadours, Simon Doria et Lanfranc Cigalla, agitèrent la question : « Qui est plus digne d’être aimé, ou celui qui donne libéralement, ou celui qui donne malgré soi, afin de passer pour libéral ? »

Cette question fut soumise aux dames de la cour d’amour de Pierrefeu et de Signe, mais les deux troubadours ayant été mécontents du jugement, recoururent à la cour d’amour souveraine des dames de Romanin[3].

La rédaction des jugements est conforme à celle des tribunaux judiciaires de cette époque.

Quelle que soit l’opinion du lecteur sur le degré d’importance qu’obtenaient les cours d’amour dans l’attention des contemporains, je le prie de considérer quels sont aujourd’hui, en 1822, les sujets de conversation des dames les plus considérées et les plus riches de Toulon et de Marseille.

N’étaient-elles pas plus gaies, plus spirituelles, plus heureuses en 1174 qu’en 1822 ?

Presque tous les arrêts des cours d’amour ont des considérants fondés sur les règles du code d’amour.

Ce code d’amour se trouve en entier dans l’ouvrage d’André, le chapelain.

Il y a trente et un articles, les voici :

code d’amour du douzième siècle
1.

L’allégation du mariage n’est pas excuse légitime contre l’amour.

2.

Qui ne sait celer, ne sait aimer.

3.

Personne ne peut se donner à deux amours.

4.

L’amour peut toujours croître ou diminuer.

5.

N’a pas de saveur ce que l’amant prend de force à l’autre amant.

6.

Le mâle n’aime d’ordinaire qu’en pleine puberté.

7.

On prescrit à l’un des amants, pour la mort de l’autre, une viduité de deux années.

8.

Personne sans raison plus que suffisante ne doit être privé de son droit en amour.

9.

Personne ne peut aimer s’il n’est engagé par la persuasion d’amour (par l’espoir d’être aimé).

10.

L’amour d’ordinaire est chassé de la maison par l’avarice.

11.

Il ne convient pas d’aimer celle qu’on aurait honte de désirer en mariage.

12.

L’amant véritable n’a désir de caresses que venant de celle qu’il aime.

13.

Amour divulgué est rarement de durée.

14.

Le succès trop facile ôte bientôt son charme à l’amour : les obstacles lui donnent du prix.

15.

Toute personne qui aime pâlit à l’aspect de ce qu’elle aime.

16.

À la vue imprévue de ce qu’on aime, on tremble.

17.

Nouvel amour chasse l’ancien.

18.

Le mérite seul rend digne d’amour.

19.

L’amour qui s’éteint tombe rapidement, et rarement se ranime.

20.

L’amoureux est toujours craintif.

21.

Par la jalousie véritable l’affection d’amour croît toujours.

22.

Du soupçon et de la jalousie qui en dérive croit l’affection d’amour.

23.

Moins dort et moins mange celui qu’assiège pensée d’amour.

24.

Toute action de l’amant se termine par penser à ce qu’il aime.

25.

L’amour véritable ne trouve rien de bien que ce qu’il sait plaire à ce qu’il aime.

26.

L’amour ne peut rien refuser à l’amour.

27.

L’amant ne peut se rassasier de la jouissance de ce qu’il aime.

28.

Une faible présomption fait que l’amant soupçonne des choses sinistres de ce qu’il aime.

29.

L’habitude trop excessive des plaisirs empêche la naissance de l’amour.

30.

Une personne qui aime est occupée par l’image de ce qu’elle aime assidûment et sans interruption.

31.

Rien n’empêche qu’une femme ne soit aimée par deux hommes, et un homme par deux femmes[4].

Voici le dispositif d’un jugement rendu par une cour d’amour :

Question : « Le véritable amour peut-il exister entre personnes mariées ? »

Jugement de la comtesse de Champagne : « Nous disons et assurons, par la teneur des présentes, que l’amour ne peut étendre ses droits sur deux personnes mariées. En effet, les amants s’accordent tout, mutuellement et gratuitement sans être contraints par aucun motif de nécessité, tandis que les époux sont tenus, par devoir, de subir réciproquement leurs volontés, et de ne se refuser rien les uns aux autres…

» Que ce jugement, que nous avons rendu avec une extrême prudence, et d’après l’avis d’un grand nombre d’autres dames, soit pour vous d’une vérité constante et irréfragable. Ainsi jugé, l’an 1174, le troisième jour des calendes de mai, indiction VIIe[5]. »

  1. André le chapelain, Nostradamus, Raynouard, Crescimbeni, d’Aretin.
  2. « Johanne, dame de Baulx,
    « Huguette de Forcarquier, dame de Trects,
    « Briande d’Agoult, comtesse de la Lune,
    « Mabille de Villeneufve, dame de Vence,
    « Béatrix d’Agoult, dame de Sault,
    « Ysoarde de Roquefueilh, dame d’Ansoys,
    « Anne, vicomtesse de Tallard,
    « Blanche de Flassans, surnommée Blankaffour,
    « Doulce, de Monstiers, dame de Clumane,
    « Antonette de Cadenet, dame de Lambesc,
    « Magdalène de Sallon, dame dudict lieu,
    « Rixende de Puyverd, dame de Trans. »
    Nostradamus, page 217.
  3. Nostradamus, page 131.
  4. 1. Causa conjugii ab amore non est excusatio recta.
    2. Qui non celat amare non potest.
    3. Nemo duplici potest amore ligari.
    4. Semper amorem minui vel crescere constat.
    5. Non est sapidum quod amans ab invito sumit amante.
    6. Masculus non solet nisi in plena pubertate amare.
    7. Biennalis viduitas pro amante defuncto superstiti prerscribitur amanti.
    8. Nemo, sine rationis excessu, sua debet amore privari.
    9. Amare nemo potest, nisi qui amoris suasione compellitur.
    10. Amor semper ab avaritiæ consuevit domiciliis exulare.
    11. Non decet amare quarum pudor est nuptias affectare.
    12 Verus amans alterius nisi suæ coamantis ex affectu non cupit amplexus.
    13. Amor raro consuevit durare vulgatus.
    14. Facilis perceptio contemptibilem reddit amorem, difficilis eum parum facit haberi.
    15. Omnis consuevit amans in coamantis aspectu pallescere.
    16. In repentinā coamantis visione, cor tremescit amantis.
    17. Novus amor veterem compellit abire.
    18. Probitas sola quemcumque dignum facit amore.
    19. Si amore minuatur, cito deficit et raro convaleseit.
    20 Amorosus semper est timorosus.
    21. Ex verā zelotypiā affectus semper crescit amandi.
    22. De coamante suspicione perceptā zelus interea et affectus crescit amandi.
    23. Minas dormit et edit quem amoris cogitatio vexat.
    24. Quilibet amantis actus in coamantis cogitatione finitur.
    25. Verus amans nihil beatum credit, nisi quod cogitat amanti placere.
    26. Amor nihil posset amori denegare.
    27. Amans coamantis solatiis satiari non potest.
    28. Modica præsumptio cogit amantem de coamante suspicari sinistra.
    29. Non solet amare quem nimia voluptatis abundantia vexat.
    30. Verus amans assiduā, sine intermissione, coamantis imagine detinetur.
    31. Unam feminam nihil prohibet a duobus amari, et a duabus mulieribus unum.
    Fol. 103.
  5. « Utrum inter conjugatos amor possit habere loeum ?
    « Dicimus enim et stabilito tenore firmamus amorem non posse inter duos jugales suas extendere vires, nam amantes sibi invicem gratis omnia largiuntur, nullius necessitatis ratione cogente ; jugales vero mutuis tenentur ex debito voluntatibus obedire et in nullo seipsos sibi ad invicem denegare…
    « Hoc igitur nostrum judicium, cum nimiā moderatione prolatum, et aliarum quamplurium dominarum consilio roboratum, pro indubitabili vobi sit ac veritate constanti.
    « Ab anno M.C.LXXIV, tertio calend, maii, indictione VII. »
    Fol. 66.

    Ce jugement est conforme à la première règle du code d’amour : « Causa conjugii non est ab amore excusatio recta. »