Stendhal - De l’amour, II, 1927, éd. Martineau/Chapitre 60

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 168-175).

CHAPITRE LX

Des fiasco[1].


Tout l’empire amoureux est rempli d’histoires tragiques », dit madame de Sévigné, racontant le malheur de son fils auprès de la célèbre Champmeslé.

Montaigne se tire fort bien d’un sujet si scabreux.

« Je suis encore en ce doute que ces plaisantes liaisons d’aiguillettes, de quoy nostre monde se void si entraué, qu’il ne se parle d’autre chose, ce sont volontiers des impressions de l’appréhension et de la crainte ; car ie sçay par expérience que tel de qui ie puis respondre comme de moy-mesme, en qui il ne pouuoit cheoir soupçon aucun de foiblesse, et aussi peu d’enchantement, ayant oüy faire le conte à vn sien compagnon d’vne défaillance extraordinaire, en quoy il estoit tombé sur le poinct qu’il en avoit le moins de besoin, se trouuant en pareille occasion, l’horreur de ce conte luy vint à coup si rudement frapper l’imagination, qu’il encourut vne fortune pareille. Et de là en hors fut subiect à y recheoir, ce vilain souuenir de son inconuénient le gourmandant et le tyrannisant. Il trouua quelque remède à cette resuerie par vne autre resuerie. C’est que, aduoüant luy-mesme, et preschant, auant la main, cette sienne subiection, la contention de son asme se soulageoit sur ce que, apportant ce mal comme attendu, son obligation s’en amoindrissoit et lui en poisoit moins…

« Qui en a esté vne fois capable n’en est plus incapable, sinon par iuste foiblesse. Ce malheur n’est à craindre qu’aux entreprises où notre asme se trouue outre mesure tendüe de désir et de respect… J’en sçay à qui il a seruy d’y apporter le corps mesme, demy rassasié d’ailleurs… L’asme de l’assaillant, troublée de plusieurs diuerses allarmes, se perd aisément… La bru de Pythagoras disoit que la femme qui se couche auec vn homme doit auec sa cotte laisser quant et quant la honte, et la reprendre auec sa cotte. »

Cette femme avait raison pour la galanterie et tort pour l’amour.

Le premier triomphe, mettant à part toute vanité, n’est directement agréable pour aucun homme :

1o A moins qu’il n’ait pas eu le temps de désirer cette femme et de la livrer à son imagination, c’est-à-dire à moins qu’il ne l’ait dans les premiers moments qu’il la désire. C’est le cas du plus grand plaisir physique possible car toute l’âme s’applique encore à voir les beautés sans songer aux obstacles.

2o Ou à moins qu’il ne soit question d’une femme absolument sans conséquence, une jolie femme de chambre, par exemple, une de ces femmes que l’on ne se souvient de désirer que quand on les voit. S’il entre un grain de passion dans le cœur, il entre un grain de fiasco possible.

3o Ou à moins que l’amant n’ait sa maîtresse d’une manière si imprévue, qu’elle ne lui laisse pas le temps de la moindre réflexion.

4o Ou à moins d’un amour dévoué et excessif de la part de la femme, et non senti au même degré par son amant.

Plus un homme est éperdument amoureux, plus grande est la violence qu’il est obligé de se faire pour oser toucher aussi familièrement, et risquer de fâcher un être qui, pour lui, semblable à la Divinité, lui inspire à la fois l’extrême amour et le respect extrême.

Cette crainte-là, suite d’une passion fort tendre, et dans l’amour-goût la mauvaise honte qui provient d’un immense désir de plaire et du manque de courage, forment un sentiment extrêmement pénible que l’on sent en soi insurmontable, et dont on rougit. Or, si l’âme est occupée à avoir de la honte et à la surmonter, elle ne peut pas être employée à avoir du plaisir ; car, avant de songer au plaisir, qui est un luxe, il faut que la sûreté, qui est le nécessaire, ne courre aucun risque.

Il est des gens qui, comme Rousseau, éprouvent de la mauvaise honte, même chez les filles ; ils n’y vont pas, car on ne les a qu’une fois, et cette première fois est désagréable.

Pour voir, que vanité à part, le premier triomphe est très souvent un effort pénible, il faut distinguer entre le plaisir de l’aventure et le bonheur du moment qui la suit ; on est tout content :

1o De se trouver enfin dans cette situation qu’on a tant désirée ; d’être en possession d’un bonheur parfait pour l’avenir, et d’avoir passé le temps de ces rigueurs si cruelles qui vous faisaient douter de l’amour de ce que vous aimiez ;

2o De s’en être bien tiré, et d’avoir échappé à un danger ; cette circonstance fait que ce n’est pas de la joie pure dans l’amour-passion ; on ne sait ce qu’on fait, et l’on est sûr de ce qu’on aime ; mais dans l’amour-goût, qui ne perd jamais la tête, ce moment est comme le retour d’un voyage ; on s’examine, et, si l’amour tient beaucoup de la vanité, on veut masquer l’examen ;

3o La partie vulgaire de l’âme jouit d’avoir emporté une victoire.

Pour peu que vous ayez de passion pour une femme, ou que votre imagination ne soit pas épuisée, si elle a la maladresse de vous dire un soir, d’un air tendre et interdit : « Venez demain à midi, je ne recevrai personne. » Par agitation nerveuse, vous ne dormirez pas de la nuit ; l’on se figure de mille manières le bonheur qui nous attend ; la matinée est un supplice ; enfin, l’heure sonne, et il semble que chaque coup de l’horloge vous retentit dans le diaphragme. Vous vous acheminez vers la rue avec une palpitation ; vous n’avez pas la force de faire un pas. Vous apercevez derrière sa jalousie la femme que vous aimez ; vous montez en vous faisant courage… et vous faites le fiasco d’imagination.

M. Rapture, homme excessivement nerveux, artiste et tête étroite, me contait à Messine que, non seulement toutes les premières fois, mais même à tous les rendez-vous, il a toujours eu du malheur. Cependant je croirais qu’il a été homme tout autant qu’un autre ; du moins je lui ai connu deux maîtresses charmantes.

Quant au sanguin parfait (le vrai Français, qui prend tout du beau côté, le colonel Mathis), un rendez-vous pour demain à midi, au lieu de le tourmenter par excès de sentiment, peint tout en couleur de rose jusqu’au moment fortuné. S’il n’eût pas eu de rendez-vous, le sanguin se serait un peu ennuyé.

Voyez l’analyse de l’amour par Helvétius ; je parierais qu’il sentait ainsi, et il écrivait pour la majorité des hommes. Ces gens-là ne sont guère susceptibles de l’amour-passion ; il troublerait leur belle tranquillité ; je crois qu’ils prendraient ses transports pour du malheur ; du moins ils seraient humiliés de sa timidité.

Le sanguin ne peut connaître tout au plus qu’une espèce de fiasco moral : c’est lorsqu’il reçoit un rendez-vous de Messaline et que, au moment d’entrer dans son lit, il vient à penser devant quel terrible juge il va se montrer.

Le timide tempérament mélancolique parvient quelquefois à se rapprocher du sanguin, comme dit Montaigne, par l’ivresse du vin de Champagne, pourvu toutefois qu’il ne se la donne pas exprès. Sa consolation doit être que ces gens si brillants qu’il envie, et dont jamais il ne saurait approcher, n’ont ni ses plaisirs divins ni ses accidents, et que les beaux-arts, qui se nourrissent des timidités de l’amour, sont pour eux lettres closes. L’homme qui ne désire qu’un bonheur commun, comme Duclos, le trouve souvent, n’est jamais malheureux, et, par conséquent, n’est pas sensible aux arts.

Le tempérament athlétique ne trouve ce genre de malheur que par épuisement ou faiblesse corporelle, au contraire des tempéraments nerveux et mélancoliques, qui semblent créés tout exprès.

Souvent, en se fatiguant auprès d’une autre femme, ces pauvres mélancoliques parviennent à éteindre un peu leur imagination, et par là à jouer un moins triste rôle auprès de la femme objet de leur passion.

Que conclure de tout ceci ? Qu’une femme sage ne se donne jamais la première fois par rendez-vous. — Ce doit-être un bonheur imprévu.

Nous parlions ce soir du fiasco à l’état-major du général Michaud, cinq très beaux jeunes gens de vingt-cinq à trente ans et moi. Il s’est trouvé que, à l’exception d’un fat, qui probablement n’a pas dit vrai, nous avions tous fait fiasco la première fois avec nos maîtresses les plus célèbres. Il est vrai que peut-être aucun de nous n’a connu ce que Delfante appelle l’amour-passion.

L’idée que ce malheur est extrêmement commun doit diminuer le danger.

J’ai connu un beau lieutenant de hussards, de vingt-trois ans, qui, à ce qu’il me semble, par excès d’amour, les trois premières nuits qu’il put passer avec une maîtresse qu’il adorait depuis six mois, et qui, pleurant un autre amant tué à la guerre, l’avait traité fort durement, ne put que l’embrasser et pleurer de joie. Ni lui ni elle n’étaient attrapés.

L’ordonnateur H. Mondor, connu de toute l’armée, a fait fiasco trois jours de suite avec la jeune et séduisante comtesse Koller.

Mais le roi du fiasco, c’est le raisonnable et beau colonel Horse, qui a fait fiasco seulement trois mois de suite avec l’espiègle et piquante N… V…[2], et, enfin, a été réduit à la quitter sans l’avoir jamais eue.

  1. Ce chapitre a été publié pour la première fois en 1853 dans l’opuscule paru chez Michel Lévy : Œuvres posthumes, De L’Amour, Fragments inédits. — N. D. L. E.
  2. Nina Vigano. — N.D.L.E.