Stendhal - De l’amour, II, 1927, éd. Martineau/Chapitre 47

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 44-46).

CHAPITRE XLVII

De l’Espagne.


L’andalousie est l’un des plus aimables séjours que la volupté se soit choisis sur la terre. J’avais trois ou quatre anecdoctes qui montraient de quelle manière mes idées sur les trois ou quatre actes de folies différents dont la réunion forme l’amour, sont vraies en Espagne ; l’on me conseille de les sacrifier à la délicatesse française. J’ai eu beau protester que j’écrivais en langue française, mais non pas certes en littérature française. Dieu me préserve d’avoir rien de commun avec les littérateurs estimés aujourd’hui.

Les Maures, en abandonnant l’Andalousie, y ont laissé leur architecture et presque leurs mœurs. Puisqu’il m’est impossible de parler des dernières dans la langue de madame de Sévigné, je dirai du moins de l’architecture mauresque, que son principal trait consiste à faire que chaque maison ait un petit jardin entouré d’un portique élégant et svelte. Là, pendant les chaleurs insupportables de l’été, quand durant des semaines entières le thermomètre de Réaumur ne descend jamais et se soutient à trente degrés, il règne sous les portiques une obscurité délicieuse. Au milieu du petit jardin il y a toujours un jet d’eau dont le bruit uniforme et voluptueux est le seul qui trouble cette retraite charmante. Le bassin de marbre est environné d’une douzaine d’orangers et de lauriers-roses. Une toile épaisse en forme de tente recouvre tout le petit jardin, et le protégeant contre les rayons du soleil et de la lumière, ne laisse pénétrer que les petites brises qui sur le midi viennent des montagnes.

Là vivent et reçoivent les charmantes Andalouses à la démarche si vive et si légère ; une simple robe de soie noire garnie de franges de la même couleur, et laissant apercevoir un cou-de-pied charmant, un teint pâle, des yeux où se peignent toutes les nuances les plus fugitives des passions les plus tendres et les plus ardentes ; tels sont les êtres célestes qu’il m’est défendu de faire entrer en scène.

Je regarde le peuple espagnol comme le représentant vivant du moyen âge.

Il ignore une foule de petites vérités (vanité puérile de ses voisins) ; mais il sait profondément les grandes et a assez de caractère et d’esprit pour suivre leurs conséquences jusque dans leurs effets les plus éloignés. Le caractère espagnol fait une belle opposition avec l’esprit français ; dur, brusque, peu élégant, plein d’un orgueil sauvage, jamais occupé des autres : c’est exactement le contraste du xve siècle avec le XVIIIe.

L’Espagne m’est bien utile pour une comparaison : le seul peuple qui ait su résister à Napoléon me semble absolument pur d’honneur-bête, et de ce qu’il y a de bête dans l’honneur.

Au lieu de faire de belles ordonnances militaires, de changer d’uniforme tous les six mois et de porter de grands éperons, il a le général no importa[1].

  1. Voir les charmantes Lettres de M. Pecchio. L’Italie est pleine de gens de cette force ; mais, au lieu de se produire, ils se tiennent tranquilles : Paese della virtu sconosciuta.