Stendhal - De l’amour, II, 1927, éd. Martineau/Chapitre 46

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 38-43).

CHAPITRE XLVI

Suite de l’Angleterre.


J’aime trop l’Angleterre et je l’ai trop peu vue pour en parler. Je me sers des observations d’un ami.

L’état actuel de l’Irlande (1822) y réalise pour la vingtième fois depuis deux siècles[1], cet état singulier de la société si fécond en résolutions courageuses, et si contraire à l’ennui, où des gens qui déjeunent gaiement ensemble peuvent se rencontrer dans deux heures sur un champ de bataille. Rien ne fait un appel plus énergique et plus direct à la disposition de l’âme la plus favorable aux passions tendres : le naturel. Rien n’éloigne davantage des deux grands vices anglais le cant et la bashfulness, [hypocrisie de moralité et timidité orgueilleuse et souffrante ; voir le voyage de M. Eustace, en Italie. Si ce voyageur peint assez mal le pays, en revanche il donne une idée fort exacte de son propre caractère ; et ce caractère, ainsi que celui de M. Beattie, le poète (voir sa vie écrite par un ami intime), est malheureusement assez commun en Angleterre. Pour le prêtre honnête homme malgré sa place, voir les lettres de l’évêque de Landaff[2].]

On croirait l’Irlande assez malheureuse, ensanglantée comme elle l’est depuis deux siècles par la tyrannie peureuse et cruelle de l’Angleterre ; mais ici fait son entrée dans l’état moral de l’Irlande un personnage terrible : le prêtre

Depuis deux siècles l’Irlande est à peu près aussi mal gouvernée que la Sicile. Un parallèle approfondi de ces deux îles, en un volume de 500 pages, fâcherait bien des gens, et ferait tomber dans le ridicule bien des théories respectées. Ce qui est évident c’est que le plus heureux de ces deux pays, également gouvernés par des fous, au seul profit du petit nombre, c’est la Sicile. Ses gouvernants lui ont au moins laissé l’amour et la volupté ; ils les lui auraient bien ravis aussi comme tout le reste, mais grâce au ciel il y a peu en Sicile de ce mal moral appelé loi et gouvernement[3].

Ce sont les gens âgés et les prêtres qui font et font exécuter les lois, cela paraît bien à l’espèce de jalousie comique avec laquelle la volupté est poursuivie dans les îles britanniques. Le peuple y pourrait dire à ses gouvernants comme Diogène à Alexandre : « Contentez-vous de vos sinécures et laissez-moi, du moins, mon soleil[4]. »

À force de lois, de règlements, de contre-règlements et de supplices, le gouvernement a créé en Irlande la pomme de terre, et la population de l’Irlande surpasse de beaucoup celle de la Sicile ; c’est-à-dire l’on a fait venir quelques millions de paysans avilis et hébétés, écrasés de travail et de misère, traînant pendant quarante ou cinquante ans une vie malheureuse sur les marais du vieil Erin, mais payant bien la dîme. Voilà un beau miracle. Avec la religion païenne, ces pauvres diables auraient au moins joui d’un bonheur ; mais pas du tout, il faut adorer saint Patrick.

En Irlande on ne voit guère que des paysans plus malheureux que des sauvages. Seulement au lieu d’être cent mille comme ils seraient dans l’état de nature, ils sont huit millions[5], et font vivre richement cinq cents absentees à Londres et à Paris.

La société est infiniment plus avancée en Écosse[6] où sous plusieurs rapports le gouvernement est bon (la rareté des crimes, la lecture, pas d’évêques, etc.). Les passions tendres y ont donc beaucoup plus de développement, et nous pouvons quitter les idées noires et arriver aux ridicules.

Il est impossible de ne pas apercevoir un fond de mélancolie chez les femmes écossaises. Cette mélancolie est surtout séduisante au bal où elle donne un singulier piquant à l’ardeur et à l’extrême empressement avec lesquels elles sautent leurs danses nationales. Édimbourg a un autre avantage, c’est de s’être soustraite à la vile omnipotence de l’or. Cette ville forme en cela, aussi bien que pour la singulière et sauvage beauté du site, un contraste complet avec Londres. Comme Rome, la belle Édimbourg semble plutôt le séjour de la vie contemplative. Le tourbillon sans repos et les intérêts inquiets de la vie active avec ses avantages et ses inconvénients sont à Londres. Édimbourg me semble payer le tribut au malin par un peu de disposition à la pédanterie. Les temps où Marie Stuart habitait le vieux Holyrood, et où l’on assassinait Riccio dans ses bras, valaient mieux pour l’amour, et toutes les femmes en conviendront, que ceux où l’on discute si longuement et même en leur présence, sur la préférence à accorder au système neptunien sur le vulcanien de… J’aime mieux la discussion sur le nouvel uniforme donné par le roi à ses gardes ou sur la pairie manquée de sir B. Bloomfield, qui occupait Londres lorsque je m’y trouvais, que la discussion pour savoir qui a le mieux exploré la nature des roches, de Werner ou de…

Je ne dirai rien du terrible dimanche écossais, auprès duquel celui de Londres semble une partie de plaisir. Ce jour destiné à honorer le ciel est la meilleure image de l’enfer que j’aie jamais vue sur la terre. Ne marchons pas si vite, disait un écossais en revenant de l’église à un Français son ami, nous aurions l’air de nous promener[7].

Celui des trois pays où il y a le moins d’hypocrisie (Cant, voyez le New-Monthly-Magazine de janvier 1822, tonnant contre Mozart et les Nozze di Figaro, écrit dans un pays où l’on joue le Citizen. Mais ce sont les aristocrates qui, par tout pays, achètent et jugent un journal littéraire et la littérature ; et depuis quatre ans, ceux d’Angleterre ont fait alliance avec les évêques) ; celui des trois pays où il y a, ce me semble, le moins d’hypocrisie, c’est l’Irlande ; on y trouve, au contraire, une vivacité étourdie et fort aimable. En Écosse, il y a la stricte observance le dimanche, mais le lundi on danse avec une joie et un abandon inconnus à Londres. Il y a beaucoup d’amour dans la classe des paysans en Écosse. La toute puissance de l’imagination a francisé ce pays au xvie siècle.

Le terrible défaut de la société anglaise, celui qui, en un jour donné, crée une plus grande quantité de tristesse que la dette et ses conséquences, et même que la guerre à mort des riches contre les pauvres, c’est cette phrase que l’on me disait cet automne à Croydon, en présence de la belle statue de l’évêque : « Dans le monde aucun homme ne veut se mettre en avant de peur d’être déçu dans son attente. »

Qu’on juge quelles lois sous le nom de pudeur de tels hommes doivent imposer à leurs femmes et à leurs maîtresses !

  1. Le jeune enfant de Spencer brûlé vif en Irlande.
  2. Réfuter autrement que par des injures le portrait d’une certaine classe d’Anglais présenté dans ces trois ouvrages, me semble la chose impossible. Satanic school.
  3. J’appelle mal moral, en 1822, tout gouvernement qui n’a pas les deux chambres ; il n’y a d’exception que lorsque le chef du gouvernement est grand par la probité, miracle qui se voit en Saxe et à Naples.
  4. Voir dans le procès de la feue reine d’Angleterre une liste curieuse des pairs avec les sommes qu’eux et leurs familles reçoivent de l’État. Par exemple, lord Lauderdale et sa famille, 36,000 louis. Le demi-pot de bière, nécessaire à la chétive subsistance du plus pauvre Anglais, paye un sou d’impôt au profit du noble pair. Et, ce qui fait beaucoup à notre objet, ils le savent tous les deux. Dès lors ni le lord ni le paysan n’ont plus assez de loisir pour songer à l’amour, ils aiguisent leurs armes, l’un en public et avec orgueil, l’autre en secret et avec rage (L’Yomanry et les Whiteboys).
  5. Plunkett, Craig, Vie de Curran.
  6. Degré de civilisation du paysan Robert Burns et de sa famille ; club de paysans où l’on payait deux sous par séance ; questions qu’on y discutait. (Voir les lettres de Burns).
  7. Le même fait en Amérique. En Écosse, étalage des titres.