LES CONSULTATIONS
DU DOCTEUR NOIR.
PETIT FRAGMENT D’UN GROS LIVRE.

PREMIÈRE CONSULTATION.


STELLO,
OU
LES DIABLES BLEUS (BLUE DEVILS).

CHAPITRE PREMIER.
Caractère du Malade.

Stello est né le plus heureusement du monde et protégé par l’étoile du ciel la plus favorable. Tout lui a réussi, dit-on, depuis son enfance. Les grands évènemens du globe sont toujours arrivés à leur terme de manière à seconder et à dénouer miraculeusement ses évènemens particuliers, quelque embrouillés et confus qu’ils se trouvassent. Aussi ne s’inquiète-t-il jamais lorsque le fil de ces évènemens se mêle, se tord et se noue sous les doigts de la Destinée ; il est sûr qu’elle prendra la peine de le disposer elle-même dans l’ordre le plus parfait, qu’elle-même y emploiera toute l’adresse de ses mains, à la lueur de l’étoile bienfaisante et infaillible. On dit que, dans les plus petites circonstances, cette étoile ne lui manqua jamais, et qu’elle ne dédaigne pas d’influer, pour lui, sur le caprice même des saisons. Le soleil et les nuages lui viennent quand il le faut. Il y a des gens comme cela.

Cependant il se trouve des jours dans l’année où il est saisi d’une sorte de souffrance chagrine que la moindre peine de l’âme peut faire éclater, et dont il sent les approches quelques jours d’avance. C’est alors qu’il redouble de vie et d’activité pour conjurer l’orage, comme font tous les êtres vivans qui pressentent un danger. Tout le monde, alors, est bien vu de lui et bien accueilli ; il n’en veut à qui que ce soit de quoi que ce soit. Agir contre lui, le tyranniser, le persécuter, le calomnier, c’est lui rendre un vrai service ; et, s’il apprend le mal qu’on lui a fait, il a encore sur la bouche un éternel sourire indulgent et miséricordieux. C’est qu’il est heureux comme les aveugles le sont lorsqu’on leur parle ; c’est qu’aux approches de sa crise de tristesse et d’affliction, la vie extérieure avec ses fatigues et ses chagrins, avec tous les coups qu’elle donne à l’âme et au corps, lui vaut mieux que la solitude, où il craint que la moindre peine de cœur ne lui donne un de ses funestes accès. La solitude est empoisonnée pour lui, comme l’air de la campagne de Rome. Il le sait, mais s’y abandonne cependant, tout certain qu’il est d’y trouver une sorte de désespoir sans transports, qui est l’absence de l’espérance. — Puisse la femme inconnue qui l’aime ne pas le laisser seul dans ces momens d’angoisse !

Stello était, hier matin, aussi changé en une heure qu’après vingt jours de maladie, les yeux fixes, les lèvres pâles, et la tête abattue sur la poitrine par les coups d’une tristesse impérissable.

Dans cet état, qui précède les douleurs nerveuses auxquelles ne croient jamais les hommes robustes et rubicons dont les rues sont pleines, il était couché tout habillé sur un canapé, lorsque, par un grand bonheur, la porte de sa chambre s’ouvrit, et il vit entrer le Docteur noir.

CHAPITRE II.
Symptômes.

— Ah ! Dieu soit loué ! s’écria Stello en levant la tête, voici un vivant. Et c’est vous, vous qui êtes le médecin des âmes, quand il y en a qui le sont tout au plus du corps, vous qui regardez au fond de tout, quand le reste des hommes ne voit que la forme et la surface ! — Vous n’êtes point un être fantastique, cher docteur ; vous êtes bien réel, un homme créé pour vivre d’ennuis et mourir d’ennuis un beau jour. Voilà, pardieu, ce que j’aime de vous, c’est que vous êtes aussi triste avec les autres que je le suis étant seul. — Si l’on vous appelle noir dans notre beau quartier de Paris, est-ce pour cela, ou pour l’habit et gilet noir que vous portez ? — Je ne le sais pas, docteur, mais je vous veux dire ce que je souffre, afin que vous m’en parliez ; car c’est toujours un grand plaisir pour un malade que de parler de soi et d’en faire parler les autres : la moitié de la guérison gît là-dedans.

Or, il le faut dire hautement, depuis ce matin j’ai le spleen, et un tel spleen que tout ce que je vois, depuis qu’on m’a laissé seul, m’est en dégoût profond. J’ai le soleil en haine et la pluie en horreur. Le soleil est si pompeux aux yeux fatigués d’un malade, qu’il semble un insolent parvenu ; et la pluie, ah ! de tous les fléaux qui tombent du ciel, c’est le pire à mon sens. Je crois que je vais aujourd’hui l’accuser de ce que j’éprouve. Quelle forme symbolique pourrais-je donner jamais à cette incroyable souffrance ? — Ah ! j’y entrevois quelque possibilité, grâce à un savant. Honneur soit rendu au bon docteur Gall (pauvre crâne que j’ai connu) ! Il a si bien numéroté toutes les formes de la tête humaine, que l’on peut se reconnaître sur cette carte comme sur celle des départemens, et que nous ne recevrons pas un coup sur le crâne sans savoir avec précision quelle faculté est menacée dans notre intelligence.

Eh bien ! mon ami, sachez donc qu’à cette heure, où une affliction secrète a tourmenté cruellement mon âme, je sens autour de mes cheveux tous les diables de la Migraine qui sont à l’ouvrage sur mon crâne pour le fendre ; ils y font l’œuvre d’Annibal aux Alpes. Vous ne les pouvez voir, vous : plût aux docteurs que je fusse de même ! Il y a un farfadet grand comme un moucheron, tout frêle et tout noir, qui tient une scie d’une longueur démesurée, et l’a enfoncée plus d’à moitié sur mon front ; il suit une ligne oblique qui va de la protubérance de l’idéalité, no 19, jusqu’à celle de la mélodie, au-dessus de l’œil gauche, no 32 ; et là, dans l’angle du sourcil, près de la bosse de l’ordre, sont blotis cinq diablotins, entassés l’un sur l’autre comme de petites sangsues, et suspendus à l’extrémité de la scie pour qu’elle s’enfonce plus avant dans ma tête ; deux d’entre eux sont chargés de verser, dans la raie imperceptible qu’y fait leur lame dentelée, une huile bouillante qui flambe comme du punch, et qui n’est pas merveilleusement douce à sentir. Je sens un autre petit démon enragé qui me ferait crier, si ce n’était la continuelle et insupportable habitude de politesse que vous me savez. Celui-ci a élu son domicile, en roi absolu, sur la bosse énorme de la bienveillance, tout au sommet du crâne ; il s’est assis, sachant devoir travailler long-temps ; il a une vrille entre ses petits bras, et la fait tourner avec une agilité si surprenante, que vous me la verrez tout à l’heure sortir par le menton. Il y a deux gnomes d’une petitesse imperceptible à tous les yeux, même au microscope, que vous pourriez supposer tenu par un ciron ; et ces deux-là sont mes plus acharnés et mes plus rudes ennemis : ils ont établi un coin de fer tout au beau milieu de la protubérance dite du merveilleux ; l’un tient le coin en attitude perpendiculaire, et s’emploie à l’enfoncer de l’épaule, de la tête et des bras ; l’autre, armé d’un marteau gigantesque, frappe dessus, comme sur une enclume, à tour de bras, à grands efforts de reins, à grand écartellement des deux jambes, se renversant pour éclater de rire à chaque coup qu’il donne sur le coin impitoyable ; chacun de ces coups fait dans ma cervelle le bruit de cinq cents quatre-vingt-quatorze canons en batterie tirant à la fois sur cinq cents quatre-vingt-quatorze mille hommes qui les chargent au bruit des fusils, des tambours et des tamtams. À chaque coup, mes yeux se ferment, mes oreilles tremblent, et la plante de mes pieds frémit. — Hélas ! hélas ! mon Dieu, pourquoi avez-vous permis à ces petits monstres de s’attaquer à cette bosse du merveilleux ? C’était la plus grosse sur toute ma tête, et celle qui me fit faire quelques poèmes qui m’élevaient l’âme vers le ciel inconnu, comme aussi toutes mes plus chères et secrètes folies. S’ils la détruisent, que me restera-t-il en ce monde ténébreux ? Cette protubérance toute divine me donna toujours d’ineffables consolations. Elle est comme un petit dôme sous lequel va se blotir mon âme pour se contempler et se connaître, s’il se peut ; pour gémir et pour prier, pour s’éblouir intérieurement avec des tableaux purs comme ceux de Raphaël, au nom d’ange, colorés comme ceux de Rubens, au nom rougissant (miraculeuse rencontre !). C’était là que mon âme apaisée trouvait mille poétiques illusions dont je traçais de mon mieux le souvenir sur du papier ; et voilà que cet asile est encore attaqué par ces infernales et invisibles puissances : redoutables enfans du chagrin, que vous ai-je fait ? ô démons glacés et agiles, qui courez sur chacun de mes nerfs en le refroidissant, et glissez sur cette corde, comme d’habiles danseurs ! — Ah ! mon ami, si vous pouviez voir sur ma tête ces impitoyables farfadets, vous concevriez à peine qu’il me soit possible de supporter la vie. Tenez, les voilà tous à présent réunis, amoncelés, accumulés sur la bosse de l’espérance ; qu’il y a long-temps qu’ils travaillent et labourent cette montagne, jetant au vent ce qu’ils en arrachent ! Hélas ! mon ami, ils en ont fait une vallée si creuse que vous y logeriez la main tout entière.

En prononçant ces dernières paroles, Stello baissa la tête, et la mit dans ses deux mains. Il se tut, et soupira profondément.

Le docteur demeura aussi froid que peut l’être la statue du Czar, en hiver, à Saint-Pétersbourg, et dit :

— Vous avez les diables bleus, maladie qui s’appelle en anglais blue devils.


CHAPITRE III.
Conséquences des Diables bleus.

Stello reprit d’une voix basse :

— Il s’agit ici de me donner de graves conseils, ô le plus froid des docteurs ! Je vous consulte comme j’aurais consulté ma tête hier au soir, quand je l’avais encore ; mais puisqu’elle n’est plus à ma disposition, il ne me reste rien qui me garantisse des mouvemens violens de mon cœur ; je le sens affligé, blessé, et tout prêt, par désespoir, à se dévouer pour une opinion politique et une sublime forme de gouvernement que je vous détaillerai…

— Dieu du ciel et de la terre ! s’écria le Docteur noir en se levant tout à coup, voyez jusqu’à quel degré d’extravagance les diables bleus et le désespoir peuvent entraîner un poète !

Puis il se rassit, et remit sa canne entre ses jambes avec une fort grande gravité, et s’en servit pour suivre les lignes du parquet, comme s’il eût géométriquement mesuré ses carrés et ses losanges. Il n’y pensait pas le moins du monde ; mais il attendait que Stello reprît la parole. Après cinq minutes d’attente, il s’aperçut que son malade était tombé dans une distraction complète, et il l’en tira en lui disant ceci :

— Je veux vous conter…

Stello sauta vivement sur son canapé.

— Votre voix m’a fait peur, dit-il ; je me croyais seul…

— Je veux vous conter, poursuivit le Docteur, trois petites anecdotes qui vous seront d’excellens remèdes contre la tentation bizarre qui vous vient de vous dévouer aux fantaisies d’un parti.

— Hélas ! hélas ! soupira Stello, que gagnerons-nous à comprimer ce beau mouvement de mon cœur ? Ne peut-il pas me tirer de l’état lugubre où je suis ?

— Il vous y enfoncera plus avant, dit le docteur.

— Il ne peut que m’en tirer, reprit Stello ; car je crains fortement que le mépris ne m’étouffe un matin.

— Méprisez, mais n’étouffez pas, reprit l’impassible Docteur ; s’il est vrai que l’on guérisse par les semblables, comme les poisons par les poisons mêmes, je vous guérirai en rendant plus complet le mal qui vous tient. Écoutez-moi.

— Un moment, s’écria Stello ; faisons nos conditions sur la question que vous allez traiter et la forme que vous comptez prendre.

Je vous déclare d’abord que je suis las d’entendre parler de la guerre éternelle que se font la Propriété et la Capacité, l’une pareille au dieu Terme et les jambes dans sa gaîne, ne pouvant bouger, regardant en pitié l’autre qui porte des ailes à la tête et aux pieds, et voltige autour d’elle au bout d’un fil, souffletant sans cesse sa froide et orgueilleuse ennemie. Quel philosophe me dira jamais laquelle des deux est la plus insolente ? Pour moi, je jurerais que la plus bête est la première, et la plus sotte la seconde. — Voyez donc comme notre monde social a bonne grâce à se balancer si mollement entre deux péchés mortels, l’orgueil père de toutes les aristocraties, et l’envie, mère de toutes les démocraties possibles !

Ne m’en parlez donc pas, s’il vous plaît, et quant à la forme. Ah ! Seigneur, faites que je ne la sente pas, s’il vous est possible, car je suis bien las des airs qu’elle se donne. Pour l’amour de Dieu, prenez donc une forme futile, et contez-moi, si vos contes sont votre remède universel, contez-moi quelque histoire bien douce, bien paisible, qui ne soit ni chaude ni froide, quelque chose de modeste, de tiède et d’attendrissant comme le temple de Gnide, mon ami ; quelque tableau couleur de rose et gris, avec des guirlandes de mauvais goût ; des guirlandes surtout, oh ! force guirlandes, je vous en supplie, et une grande quantité de nymphes, je vous en conjure, de nymphes aux bras arrondis, coupant les ailes à des amours sortis d’une petite cage ! des cages ! des cages ! des arcs, des carquois, oh ! de jolis petits carquois ! Multipliez les lacs d’amours, les cœurs enflammés et les temples à colonnes de bois de senteur ! — Oh ! du musc, s’il se peut, n’épargnez pas le musc du bon temps ! — Ô le bon temps ! veuillez bien m’en donner, m’en verser dans le sablier pour un quart d’heure ! pour dix minutes ! pour cinq minutes, s’il ne se peut davantage ! S’il fut jamais un bon temps, faites-m’en voir quelques grains, car je suis horriblement las, comme vous le savez, de tout ce que l’on me dit, et de tout ce que l’on m’écrit, et de tout ce que l’on me fait, et de tout ce que je dis, et de ce que j’écris et de ce que je fais, et surtout des énumérations Rabelaisiennes, comme j’en viens de faire une à l’instant même où je parle.

— Cela pourra s’arranger avec ce que j’ai à vous dire, répondit le docteur, en cherchant au plafond comme s’il eût suivi le vol d’une mouche.

— Hélas ! dit Stello, je sais trop que vous prenez lestement votre parti sur l’ennui que vous donnez aux autres. — Et il se tourna le visage contre le mur.

Nonobstant cette parole et cette attitude, le docteur commença avec une honnête confiance en lui-même.

CHAPITRE IV.
Histoire d’une Puce enragée.

C’était à Trianon ; mademoiselle de Coulanges était couchée, après dîner, sur un sopha de tapisseries, la tête du côté de la cheminée, et les pieds du côté de la fenêtre, et le roi Louis xv était couché sur un autre sopha précisément en face d’elle, les pieds du côté de la cheminée, et tournant le dos à la fenêtre : tous deux en grande toilette des pieds à la tête ; lui, en talons rouge et bas de soie ; elle, en souliers à talons et bas brodés en or ; lui, en habit de velours bleu de ciel ; elle, en panier sous une robe d’étoffe damassée rose ; lui, poudré et frisé ; elle, frisée et poudrée ; lui, tenant un livre à la main, et dormant ; elle, tenant un livre, et bâillant.

(Ici Stello fut honteux d’être couché sur son canapé, et se tint assis.)

Le soleil entrait de toutes parts dans la chambre, car il n’était que trois heures de l’après-midi, et ses larges rayons étaient bleus, parce qu’ils traversaient de grands rideaux de soie de cette couleur. Il y avait quatre fenêtres très-hautes et quatre rayons très-longs ; chacun de ces rayons formait comme une échelle de Jacob, dans laquelle tourbillonnaient des grains de poussière dorée, qui ressemblaient à des myriades d’esprits célestes, montant et descendant avec une rapidité incalculable, sans que le moindre courant d’air se fît sentir dans l’appartement le mieux tapissé et le mieux rembourré qui fût jamais. La plus haute pointe de l’échelle de chaque rayon bleu était appuyée sur les franges du rideau, et la large base tombait sur la cheminée. La cheminée était remplie d’un grand feu, ce grand feu était appuyé sur de gros chenets de cuivre doré, représentant Pygmalion et Ganimède ; et Ganimède, Pygmalion, les gros chenets et le grand feu brillaient et étincelaient de flammes toutes rouges dans l’atmosphère céleste des beaux rayons bleus.

Mademoiselle de Coulanges était la plus jolie, la plus faible, la plus tendre et la moins connue des amies intimes du roi. C’était un corps délicieux que mademoiselle de Coulanges. Je ne vous assurerai pas qu’elle ait jamais eu une âme, parce que je n’ai rien vu qui puisse m’autoriser à l’affirmer ; et c’était justement pour cela que son maître l’aimait. — À quoi bon, je vous prie, une âme à Trianon ? — Pour s’entendre parler de remords, de principes, d’éducation, de religion, d’honneur, de sacrifices, de regrets de familles, de craintes sur l’avenir, de haine du monde, de mépris de soi-même, etc. etc. etc. ? Litanies des saintes du Parc-aux-Cerfs, que l’heureux prince savait d’avance, et auxquelles il aurait répondu par le verset suivant, tout couramment. Jamais on ne lui avait dit autre chose en commençant, et il en avait assez, sachant que la fin était toujours la même. Voyez quel fatigant dialogue : — Ah ! sire, croyez-vous que Dieu me pardonne jamais ? — Eh ! ma belle, cela n’est pas douteux : il est si bon ! — Et moi, comment pourrai-je me pardonner ? — Nous verrons à arranger cela, mon enfant : vous êtes si bonne ! — Quel résultat de l’éducation que je reçus à Saint-Cyr ! — Toutes vos compagnes ont fait de beaux mariages, ma chère amie. — Ah ! ma pauvre mère en mourra. — Elle veut être marquise, elle sera duchesse avec le tabouret. — Ah ! sire, que vous êtes généreux ! Mais le ciel ! — Il n’a jamais fait si beau que ce matin depuis le 1er de juin.

Voilà qui eût été insupportable. Mais avec mademoiselle de Coulanges, rien de semblable, douceur parfaite… c’était la plus naïve et la plus innocente des pécheresses ; elle avait un calme sans pareil, un imperturbable sang-froid dans son bonheur, qui lui semblait tout simplement le plus grand qui fût au monde. Elle ne pensait pas une fois dans la journée, ni à la veille, ni au lendemain ; ne s’informait jamais des maîtresses qui l’avaient précédée, n’avait pas l’ombre de jalousie, ni de mélancolie ; prenait le roi quand il venait, et, le reste du temps, se faisait poudrer, friser et épingler, en racine droite, en frimas et en repentir ; se regardait, se pomadait, se faisait la grimace dans la glace, se tirait la langue, se souriait, se pinçait les lèvres, piquait les doigts de sa femme de chambre, la brûlait avec le fer à papillottes, lui mettait du rouge sur le nez et des mouches sur l’œil ; courait dans sa chambre, tournait sur elle-même jusqu’à ce que sa pirouette eût fait gonfler sa robe comme un ballon, et s’asseyait au milieu en riant à se rouler par terre. Quelquefois, les jours d’étude, elle s’exerçait à danser le menuet avec une robe à panier et à longue queue, sans tourner le dos au fauteuil du roi ; mais c’était là la plus grave de ses méditations, et le calcul le plus profond de sa vie ; et, par impatience, elle déchirait de ses mains la longue robe moirée qui lui avait donné tant de peine à traîner et à faire circuler dans l’appartement. Pour se consoler de ce travail, elle se faisait peindre au pastel, en robe de soie bleue ou rose, avec des pompons à tous les nœuds du corset, des ailes au dos, et un carquois sur l’épaule, un papillon noyé dans la poudre de ses cheveux : on nommait cela Psyché ou Diane chasseresse, et c’était fort de mode.

En ses momens de repos et de langueur, mademoiselle de Coulanges avait des yeux d’une douceur incomparable ; ils étaient tous les deux aussi beaux l’un que l’autre, quoi qu’en ait dit M. l’abbé de Voisenon dans des mémoires inédits venus à ma connaissance ; monsieur l’abbé n’a pas eu honte de soutenir que l’œil droit était un peu plus relevé que l’autre, et il a fait là-dessus deux madrigaux fort malicieux, vertement relevés, il est vrai, par monsieur le premier président. Mais il est temps dans ce siècle de justice et de bonne foi de montrer la vérité dans toute sa pureté, et de réparer le mal qu’une basse envie avait fait. Oui, mademoiselle de Coulanges avait deux yeux, et deux yeux parfaitement égaux en douceur ; ils étaient fendus en amande, et bordés de paupières blondes très-longues, ces paupières formaient une petite ombre sur ses joues, ses joues étaient roses sans rouge ; ses lèvres étaient rouges sans corail ; son cou était blanc et bleu, sans bleu et sans blanc ; sa taille, faite en guêpe, était à tenir dans la main d’une fille de douze ans, et son corps d’acier n’était presque pas serré, puisqu’elle y avait place pour la tige d’un gros bouquet qui s’y tenait tout droit. Ah ! mon Dieu, que ses mains étaient blanches et potelées. Ah ! ciel, que ses bras étaient arrondis jusqu’au coude ! ces petits coudes étaient entourés de dentelles pendantes, et son épaule fort serrée par une petite manche collante. Ah ! que tout cela était donc joli ! Et cependant le roi dormait.

Les deux jolis yeux étaient ouverts tous deux, puis se fermaient long-temps sur le livre (c’était les Mariages samnites de M. Marmontel, livre traduit dans toutes les langues, comme l’assure l’auteur.) Les deux beaux yeux se fermaient donc fort long-temps de suite, et puis se rouvraient languissamment en se portant sur la douce lumière bleue de la chambre ; les paupières étaient légèrement gonflées et plus légèrement teintes de rose, soit sommeil, ou fatigue d’avoir lu au moins trois pages de suite ; car, de larmes, on sait que mademoiselle de Coulanges n’en versa qu’une dans sa vie, ce fut quand sa chate Zulmé reçut un coup de pied de ce brutal M. Dorat de Cubières, vrai dragon, s’il en fut, qui ne mettait jamais de mouches sur ses joues, tant il était soldatesque, et frappait tous les meubles avec son épée d’acier, au lieu de porter une excuse à lame de baleine.

CHAPITRE V.
Interruption.

— Hélas ! s’écria douloureusement Stello, d’où vous vient le langage que vous prenez, cher docteur ? Vous partez quelquefois du dernier mot de chaque phrase pour grimper à un autre, comme un invalide monte un escalier avec deux jambes de bois.

— D’abord, cela vient de la fadeur du siècle de Louis xv, qui allongeait mes paroles malgré moi ; ensuite, c’est que j’ai la manie de faire du style pour me mettre bien dans l’esprit de quelques-uns de vos amis.

— Ah ! ne vous y fiez pas, dit Stello douloureusement ; car il y en a un qui n’est pas précisément le plus sot de tous, qui a dit un soir : « Je ne suis pas toujours de mon opinion. » Parlez donc simplement, ô le plus triste des docteurs ! et il pourra se faire que je m’ennuie un peu moins.

Et le docteur reprit en ces termes.

CHAPITRE VI.
Continuation de l’Histoire que fit le Docteur noir.

— Tout à coup la bouche de mademoiselle de Coulanges s’entr’ouvrit, et il sortit de sa poitrine adorable un cri perçant et flûté qui réveilla Louis xv le bien-aimé.

— Ô ma déité, qu’avez-vous ? s’écria-t-il, en étendant vers elle ses deux mains et ses deux manchettes de dentelles.

Les deux jolis pieds de la plus parfaite des maîtresses tombèrent du sopha, et coururent au bout de la chambre avec une vitesse bien surprenante, lorsque l’on considère par quels talons ils étaient empêchés.

Le monarque se leva avec dignité, et mit la main sur la garde damasquinée de son épée ; il la tira à demi, dans le premier mouvement, et chercha l’ennemi autour de lui. La jolie tête de mademoiselle de Coulanges se trouva renversée sur le jabot du prince, ses cheveux blonds s’y répandirent avec un nuage léger de poudre odoriférante.

— J’ai cru voir, dit sa douce voix…

— Ah ! je sais, je sais, ma belle… dit le roi les larmes aux yeux, tout en souriant avec tendresse, et jouant avec les boucles de la tête languissante et parfumée ; je sais ce que vous voulez dire. Vous êtes une petite folle.

— Non vraiment, dit-elle ; votre médecin sait bien qu’il y en a qui enragent.

— On le fera venir, dit le roi ; mais quand cela serait, voyons… l’enfant, ajouta-t-il en lui tapant sur la joue comme à une petite fille ; quand cela serait, leur croyez-vous la bouche assez grande pour vous mordre ?

— Oui, oui, je le crois, et j’en souffre à la mort, dirent les lèvres roses de mademoiselle de Coulanges ; et ses deux beaux yeux se mirent en devoir de se lever au ciel et de laisser échapper deux larmes. Il en tomba une de chaque côté : celle de droite coula rapidement du coin de l’œil d’où elle avait jailli, comme Vénus sortant de la mer d’azur ; cette jolie larme descendit jusqu’au menton, et s’y arrêta d’elle-même, comme pour se faire voir au coin d’une petite fossette, où elle demeura comme une perle enchâssée dans un coquillage rose. La séduisante larme de gauche eut une marche tout opposée ; elle se montra fort timidement, toute petite et un peu allongée ; puis elle grossit à vue d’œil, et resta prise dans les cils blonds les plus doux, les plus longs et les plus soyeux qui se soient jamais vus. Le roi bien-aimé les dévora toutes les deux.

Cependant le sein de mademoiselle de Coulanges se gonflait de soupirs, et paraissait devoir se briser sous les efforts de sa voix, qui dit encore ceci :

— J’en ai pris une… j’en ai pris une avant-hier, et certainement elle était enragée : il fait si chaud cette année !

— Calmez-vous ! calmez-vous ! ma reine, je chasserai tous mes gens et tous mes ministres, plutôt que de souffrir que vous trouviez encore un de ces monstres dans des appartemens royaux.

Les joues bienheureuses de mademoiselle de Coulanges pâlirent tout à coup, son beau front se contracta horriblement, ses doigts potelés prirent quelque chose de brun gros comme la tête d’une épingle, et sa bouche vermeille, qui était bleue en ce moment, s’écria :

— Voyez si ce n’est pas une puce !

— Ô félicité parfaite, s’écria le prince d’un ton tant soit peu moqueur, c’est un grain de tabac ! Fassent les dieux qu’il ne soit pas enragé !

Et les bras blancs de mademoiselle de Coulanges se jetèrent au cou du roi. Le roi, fatigué de cette scène violente, se recoucha sur le sopha. Elle s’étendit sur le sien comme une chatte familière, et dit :

— Ah ! sire, je t’en prie, fais appeler le docteur, le premier médecin de votre majesté.

Et l’on me fit appeler.

CHAPITRE VII.
Un Credo.

— Où étiez-vous, dit Stello, tournant la tête péniblement, et il la laissa retomber avec pesanteur un instant après.

— Près du lit d’un poète mourant, répondit le Docteur noir avec une impassibilité effrayante. Mais avant de continuer, je dois vous adresser une seule question : Êtes-vous poète ? Examinez-vous bien, et dites-moi si vous vous sentez intérieurement poète.

Stello poussa un profond soupir, et répondit, après un moment de recueillement, sur le ton monotone d’une prière du soir, demeurant le front appuyé sur un oreiller, comme s’il eût voulu y ensevelir sa tête entière.

— Je crois en moi, parce que je sens au fond de mon cœur une puissance secrète invisible et indéfinissable, toute pareille à un pressentiment de l’avenir et à une révélation des causes mystérieuses du temps présent. Je crois en moi, parce qu’il n’est dans la nature aucune beauté, aucune grandeur, aucune harmonie qui ne me cause un frisson prophétique, qui ne porte l’émotion profonde dans mes entrailles, et ne gonfle mes paupières par des larmes toutes divines et inexplicables. Je crois fermement en une vocation ineffable qui m’est donnée, et j’y crois, à cause de la pitié sans bornes que m’inspirent les hommes, mes compagnons en misère, et aussi à cause du désir que je me sens de leur tendre la main et de les élever sans cesse par des paroles de commisération et d’amour. Comme une lampe toujours allumée ne jette qu’une flamme très-incertaine et vacillante lorsque l’huile qui l’anime cesse de se répandre dans ses veines avec abondance, et puis lance jusqu’au faîte du temple des éclairs, des splendeurs et des rayons, lorsqu’elle est pénétrée de la substance qui la nourrit ; de même je sens s’éteindre les éclairs de l’inspiration et les clartés de la pensée, lorsque la force indéfinissable qui soutient ma vie, l’amour, cesse de me remplir de sa chaleureuse puissance ; et lorsqu’il circule en moi, toute mon âme en est illuminée, je crois comprendre tout à la fois l’éternité, l’espace, la création, les créatures et la destinée ; c’est alors que l’illusion, Phénix au plumage doré, vient se poser sur mes lèvres, et chante.

Mais je crois que lorsque le don de fortifier les faibles commencera de tarir dans le poète, alors aussi tarira sa vie ; car s’il n’est bon à tous, il n’est plus bon au monde.

Je crois au combat éternel de notre vie intérieure, qui féconde et appelle contre la vie extérieure, qui tarit et repousse, et j’invoque la pensée d’en haut, la plus propre à concentrer et rallumer les forces poétiques de ma vie, le dévoûment et la pitié.

— Tout cela ne prouve qu’un bon instinct, dit le Docteur noir ; cependant il n’est pas impossible que vous soyez poète, et je continuerai. — Et il continua.

CHAPITRE VIII.
Demi-Folie.

Oui, j’étais près d’un jeune homme fort singulier. L’archevêque de Paris, M. de Beaumont, m’avait fait prier de l’aller voir, parce qu’il était venu chez lui tout seul, en chemise et en redingote, lui demander gravement les sacremens. J’allai vite à l’archevêché, où je trouvai en effet un homme d’environ vingt-deux ans, d’une figure grave et douce, assis, dans ce costume plus que léger, sur un grand fauteuil de velours, où le bon vieil archevêque l’avait fait placer. Monseigneur de Paris était en grand habit ecclésiastique, et en bas violets, parce que ce jour-là même il devait officier pour la Saint-Louis ; mais il avait eu la bonté de laisser toutes ses affaires jusqu’au moment du service, pour ne pas quitter ce bizarre visiteur, qui l’intéressait vivement.

Lorsque j’entrai dans la chambre à coucher de M. l’archevêque, il était assis près de ce pauvre jeune homme, et lui tenait la main dans ses deux vieilles mains ridées et tremblotantes. Il le regardait avec une espèce de crainte, et s’attristait de voir que le malade (car il l’était) refusait de rien prendre d’un bon petit déjeuner que deux domestiques avaient servi devant lui. Du plus loin que M. de Beaumont m’aperçut, il me dit d’une voix émue :

— Eh ! venez donc ! Eh ! arrivez donc, bon docteur ! Voilà un pauvre enfant qui vient se jeter dans mes bras, venite ad me ! Il vient comme un oiseau échappé de sa cage que le froid a pris sur les toits, et qui se jette dans la première fenêtre venue. Le pauvre petit ! J’ai demandé pour lui des vêtemens. Il a de bons principes du moins, car il est venu me demander les sacremens. Mais il faut que j’entende sa confession auparavant : vous n’ignorez pas cela, docteur ; et il ne veut pas parler. Il me met dans un bien grand embarras. Oh ! dame ! oui ! il m’embarrasse beaucoup. Je ne connais pas l’état de son âme. Sa pauvre tête est bien affaiblie. Tout à l’heure il a beaucoup pleuré, le cher enfant ! J’ai encore les mains toutes mouillées de ses larmes. Tenez, voyez.

En effet, les mains du bon vieillard étaient encore humides comme un parchemin jaune sur lequel l’eau ne peut pas sécher. Un vieux domestique qui avait l’air d’un religieux, apporta une robe de séminariste, qu’il passa au malade en le faisant soulever par les gens de l’archevêque, et on nous laissa seuls. Le nouveau venu n’avait nullement résisté à cette toilette. Ses yeux, sans être fermés, étaient voilés, et comme recouverts à demi par ses sourcils blonds ; ses paupières très-rouges, la fixité de ses prunelles, me parurent de très-mauvais symptômes. Je lui tâtai le pouls, et je ne pus m’empêcher de secouer la tête assez tristement.

À ce signe-là, M. de Beaumont me dit :

— Donnez-moi un verre d’eau. J’ai quatre-vingts ans, moi ; cela me fait mal.

— Ce ne sera rien, monseigneur, lui dis-je ; seulement il y a dans ce pouls quelque chose qui n’est ni la santé, ni la fièvre de la maladie… C’est la folie, ajoutai-je tout bas.

Je dis au malade :

— Comment vous nommez-vous ?

Rien… Ses yeux demeurèrent fixes et mornes…

— Ne le tourmentez pas, docteur, dit M. de Beaumont ; il m’a déjà dit trois fois qu’il s’appelait Nicolas-Joseph-Laurent.

— Mais ce ne sont que des noms de baptême, dis-je.

— N’importe, n’importe, reprit le bon archevêque avec un peu d’impatience, cela suffit à la religion : ce sont les noms de l’âme que les noms du baptême. C’est par ces noms-là que les saints nous connaissent. Cet enfant est bien bon chrétien.

Je l’ai souvent remarqué ; entre la pensée et l’œil, il y a un rapport si direct et si immédiat, que l’un agit sur l’autre avec une égale puissance. S’il est vrai qu’une idée arrête le regard, le regard, en se détournant, détourne aussi l’idée. J’en ai fait l’épreuve auprès des fous.

Je passai les mains sur les yeux fixes de ce jeune homme, et je les lui fermai. Aussitôt la raison lui vint, et il prit la parole.

— Ah ! monseigneur ! dit-il, donnez-moi les sacremens. Ah ! bien vite, monseigneur, avant que mes yeux ne se soient rouverts à la lumière ; car les sacremens seuls peuvent me délivrer de mon ennemi, et l’ennemi qui me possède, c’est une idée que j’ai, et cette idée me reviendra tout à l’heure.

— Mon système est bon, dis-je en souriant.

Il continua.

— Ah ! monseigneur ! Dieu est certainement dans l’hostie… Je ne croyais pas qu’une idée pût devenir dans la tête comme un fer rouge… Dieu est certainement dans l’hostie, et si vous me la donnez, monseigneur, l’hostie chassera l’idée, et Dieu chassera les philosophes…

— Vous voyez qu’il pense très-bien, me dit tout bas le bon archevêque. Laissons-le dire, pour voir.

Le pauvre garçon continua.

— Si quelque chose peut chasser le raisonnement, c’est la foi, la foi du charbonnier ; si quelque chose peut donner la foi, c’est l’hostie. Oh ! donnez-moi l’hostie, si l’hostie a donné la foi à Pascal. Je serai guéri si vous me la donnez ; monseigneur, tandis que j’ai les yeux fermés, hâtez-vous, donnez-moi l’hostie.

— Savez-vous votre confiteor, dit l’archevêque ?

Il n’entendit pas, et poursuivit.

— Oh ! qui m’expliquera la soumission de la raison, ajouta-t-il avec une voix de tonnerre lorsqu’il prononça les derniers mots… Saint Augustin a dit : « La raison ne se soumettrait jamais, si elle ne jugeait qu’elle doit se soumettre. Il est donc juste qu’elle se soumette quand elle juge qu’elle le doit. » Et moi, Nicolas-Joseph-Laurent, né à Fontenoi-le-Château, de parens pauvres… j’ajoute que si elle se soumet à son propre jugement, c’est à elle-même qu’elle se soumet, et que, si elle ne se soumet qu’à elle-même, elle ne se soumet donc pas, et continue d’être reine… Cercle vicieux. Sophisme de saint ! Raisons d’école à rendre le diable fou !… Ah ! d’Alembert ! joli pédant, que tu me tourmentes !

Il ajouta ceci en se grattant l’épaule. Je crois que cela vint de ce que j’avais laissé un de ses yeux libre. Je le refermai de la main gauche.

— Hélas ! dit-il, monseigneur ! faites que je m’écrie, comme Pascal :

Certitude, joye, certitude, sentiment, vue. Joye
Certitude, joye, certitude, sentiment, vue.
Joye, joye, joye et pleurs de joye.
Dieu de Jésus-Christ… oubli de tout, hormis Dieu.

Il avait vu le Dieu de Jésus-Christ ce jour-là, depuis dix heures et demie du soir jusques à minuit et demi, le lundi 25 novembre 1654 ; et en conséquence, il était tranquille et sûr de son affaire. Il était bien heureux celui-là… Aïe ! aïe ! aïe ! Voici La Harpe qui me tire les pieds… Que me veux-tu ? On a jeté La Harpe dans le trou du souffleur avec les Barmécides. Tu es mort.

En ce moment, j’ôtai ma main, et il ouvrit les yeux.

— Un rat ! cria-t-il… un lapin !… Je jure sur l’Évangile que c’est un lapin… C’est Voltaire !… C’est Vol-à-terre !… Oh ! le joli jeu de mots ! N’est-ce pas ! hein !… mon petit vieux seigneur… il est gentil mon jeu de mots ?… Il n’y a pas un libraire qui veuille me le payer un sou… Je n’ai pas dîné hier, ni la veille… mais je m’en moque, parce que je n’ai jamais faim… Mon père est à sa charrue, et je ne voudrais pas lui prendre la main, parce qu’elle est enflée et dure comme du bois. D’ailleurs, il ne sait pas parler français, ce gros paysan en blouse ! Cela fait rougir quand il passe quelqu’un. Où voulez-vous que j’aille lui faire boire son vin ? Entrerai-je au cabaret, moi, s’il vous plaît ? Et que dira M. de Buffon, avec ses manchettes et son jabot ?… Un chat… C’est un chat que vous avez sur votre soulier, l’abbé…

M. de Beaumont n’avait pu s’empêcher, malgré son extrême bonté, de sourire quelquefois, les larmes aux yeux. Ici il recula en faisant rouler son fauteuil en arrière, et fut un peu effrayé.

Je pris la tête du jeune homme, je la secouai doucement dans mes mains, comme on roule le sac du jeu de loto, et je laissai mes doigts sur ses paupières baissées. Les numéros sortans furent tous changés. Il soupira profondément, et dit, d’un ton aussi calme qu’il s’était montré emporté jusque-là :

— Trois fois malheur à l’insensé qui veut dire ce qu’il pense avant d’avoir assuré le pain de toute sa vie !… Hypocrisie, tu es la raison même ! tu fais que l’on ne blesse personne, et le pauvre a besoin de tout le monde — Dissimulation sainte ! tu es la suprême loi sociale de celui qui est né sans héritage… Tout homme qui possède un champ ou un sac est son maître, son seigneur et son protecteur. Pourquoi le sentiment du bien et du juste s’est-il établi dans mon cœur ?… Mon cœur s’est gonflé sans mesure ; des torrens de haine en ont coulé, et se sont fait jour comme une lave. Les méchans ont eu peur, ils ont crié ; ils se sont tous levés contre moi. Comment voulez-vous que je résiste à tous ? moi seul, moi qui ne suis rien, moi qui n’ai rien au monde qu’une pauvre plume, et qui manque d’encre quelquefois ?

Le bon archevêque n’y tint pas. Il y avait un quart d’heure qu’il tremblait et étendait les bras vers celui qu’il nommait déjà son enfant ; il se leva pesamment de son fauteuil, et vint pour l’embrasser. Moi qui tenais mes doigts sur ses yeux avec une constance inébranlable, je fus pourtant forcé de les ôter, parce que je sentais quelque chose qui les repoussait, comme si les paupières se fussent gonflées. À l’instant où je cessai de les presser, des pleurs abondans se firent jour entre mes doigts, et inondèrent ses joues pâles. Des sanglots faisaient bondir son cœur, les veines du cou étaient grosses et bleues, et il sortait de sa poitrine de petites plaintes comme celles d’un enfant dans les bras de sa mère.

— Peste ! monseigneur, laissez-le, dis-je à M. de Beaumont : cela va mal. Le voilà qui rougit bien vite ; et puis il est tout blanc, et le pouls s’en va… Il est évanoui… Bien ! le voilà sans connaissance… Bonsoir…

Le bon prélat se désolait, et me gênait beaucoup en voulant toujours m’aider. J’employai tous mes petits moyens pour faire revenir le malade, et cela commençait à réussir, lorsqu’on vint me dire qu’une chaise de poste de Versailles m’attendait de la part du roi. Je dis ce qui restait à faire, et je sortis.

— Parbleu ! dis-je, je parlerai de ce jeune homme-là.

— Vous nous rendrez bien heureux, mon cher docteur ; car notre caisse d’aumône est toute vide. Partez vite, dit M. de Beaumont ; je garde ici mon pauvre enfant trouvé.

Et je vis qu’il lui donnait sa bénédiction en tremblotant et en pleurant.

Je me jetai dans la chaise de poste.

CHAPITRE IX.
Suite de l’Histoire de la Puce enragée.

Lorsque je partis pour Versailles, la nuit était close. J’allais ce qu’on appelle le train du roi, c’est-à-dire le postillon au galop et le cheval de brancard au grand trot. En deux heures je fus à Trianon. Les avenues étaient éclairées, et une foule de voitures s’y croisaient. Je crus que je trouverais toute la cour dans les petits appartemens, mais c’étaient des gens qui étaient allés s’y casser le nez, et s’en revenaient à Paris. Il n’y avait foule qu’en plein air, et je ne trouvai dans la chambre du roi que mademoiselle de Coulanges.

— Eh ! le voilà donc enfin, dit-elle, en me donnant sa main à baiser. Le roi, qui était le meilleur homme du monde, se promenait dans la chambre, en prenant le café dans une petite tasse de porcelaine bleue.

Il se mit à rire de bon cœur en me voyant.

— Jésus-Dieu ! docteur, me dit-il, nous n’avons plus besoin de vous. L’alarme a été chaude, mais le danger est passé. Madame, que voici, en a été quitte pour la peur. — Vous savez notre petite manie, ajouta-t-il, en s’appuyant sur mon épaule, et me parlant à l’oreille tout haut : nous avons peur de la rage, nous la voyons partout ! Ah ! parbleu ! il ferait bon voir un chien dans la maison ! je ne sais s’il me sera permis de chasser dorénavant.

— Enfin, dis-je, en m’approchant du feu qu’il y avait malgré l’été (bonne coutume à la campagne, soit dit entre parenthèses) ; enfin, dis-je, à quoi puis-je être bon au roi ?

— Madame prétend, dit-il, en se balançant d’un talon rouge sur l’autre, qu’il y a des animaux, ma foi, pas plus gros que ça, et il donnait une chiquenaude à un grain de tabac attaché aux dentelles de ses manchettes, qu’il y a des animaux qui… Allons, madame, dites-le vous-même.

Mademoiselle de Coulanges s’était blottie comme une chatte sur son sopha, et cachait son front sous l’un de ces petits rabats de soie que l’on posait alors sur le dossier des meubles pour le préserver de la poudre des cheveux. Elle regardait à la dérobée comme un enfant qui a volé une dragée, et qui est bien aise qu’on le sache. Elle était jolie comme tous les amours de Boucher et toutes les têtes de Greuze.

— Ah ! sire, dit-elle tout doucement, vous parlez si bien !…

— Mais, madame, en vérité, je ne puis pas dire vos idées en médecine…

— Ah ! sire, vous parlez si bien de tout…

— Mais, docteur, aidez-la donc à se confesser, vous voyez bien qu’elle ne s’en tirera jamais.

À dire vrai, j’étais assez embarrassé moi-même, car je ne savais pas ce qu’il voulait dire, et je ne l’ai appris que depuis, en 90.

— Eh bien ! mais ! comment donc ! dis-je, en m’approchant de la petite bien-aimée ; eh bien ! mais ! qu’est-ce que c’est donc que ça, madame ? Eh bien, donc ! qu’est-ce qui nous est arrivé, mademoiselle ? Nous avons des petites peurs ! des petites fantaisies, madame ?… Fantaisies de femme ! — Eh ! eh ! de jeune femme, sire !… Nous connaissons ça !… — Eh ! bien, donc ! qu’est-ce que c’est donc ça ?… Comment donc ça se nomme-t-il ces animaux ? Allons, madame !… Eh ! bien, donc ? est-ce que nous voulons nous trouver mal ?…

Enfin, tout ce qu’on dit d’agréable et d’aimable aux jeunes femmes.

Tout d’un coup mademoiselle de Coulanges regarda le roi et moi, je regardai le roi et elle, le roi regarda sa maîtresse et moi, et nous partîmes ensemble du plus long éclat de rire que j’aie entendu de mes jours. Mais c’est qu’elle étouffait véritablement, et me montrait du doigt ; et pour le roi il en renversa le café sur sa veste d’or.

Quand il eut bien ri : — Çà, me dit-il, en me prenant le bras et me faisant asseoir de force sur son sopha ; parlons un peu raison, et laissons cette petite folle se moquer de nous tout à son aise. Nous sommes aussi enfans qu’elle. Dites-moi, docteur, comment on vit à Paris depuis huit jours.

Comme il était en bonne humeur, je lui dis :

— Mais, je dirais plutôt au roi comme on y meurt. Assez mal à son aise, en vérité, pour peu qu’on soit poète.

— Poète, dit le roi, et je remarquai qu’il renversait la tête en arrière en fronçant le sourcil, et croisait les jambes avec humeur.

— Poète ! dit mademoiselle de Coulanges, et je remarquai que sa lèvre inférieure faisait la cerise fendue comme les lèvres de tous les portraits féminins du temps de Louis xiv.

Bien, me dis-je, j’en étais sûr. Il ne faut que ce nom dans le monde pour être ridicule ou odieux.

— Mais, qui diantre veut-il donc dire à présent ? reprit le roi, est-ce que La Harpe est mort ? est-ce qu’il est malade ?…

— Ce n’est pas lui, sire, au contraire, dis-je, c’est un autre petit poète, tout petit, qui est fort mal, et je ne sais trop si je le sauverai, parce que toutes les fois qu’il est guéri, un accès d’indignation le fait retomber dans un mauvais état.

Je me tus, et ni l’un ni l’autre ne me dit :

— Qu’a-t-il ?

Je repris avec le sang-froid que vous savez :

— L’indignation produit des débordemens affreux dans le sang et dans la bile, qui vous inondent un honnête homme intérieurement, de manière à faire frémir.

Profond silence, ni l’un ni l’autre ne frémit.

— Et si le roi, poursuivis-je, s’intéresse avec tant de bonté aux moindres écrivains, que serait-ce s’il connaissait celui que je viens de quitter ?

Long silence, et personne ne me dit : Comment se nomme-t-il ? Ce fut assez malheureux, car je savais son nom de lugubre mémoire, son triste nom, synonyme d’amertume satirique et de désespoir Ne me le demandez pas encore… Écoutez.

Je poursuivis d’un air insouciant pour éviter le ton solliciteur :

— Si ce n’était pas abuser des bontés du roi, en vérité je me hasarderais jusqu’à lui demander quelques secours… quelque léger secours pour....

— Accablé ! accablé ! nous sommes accablé, monsieur, me dit Louis xv, de demandes de ce genre pour des faquins qui emploient à nous attaquer l’aumône que nous leur faisons.

Puis se rapprochant de moi :

— Ah, çà ! me dit-il, je suis vraiment surpris qu’avec votre usage du monde, vous ne sachiez pas encore que lorsqu’on se tait, c’est qu’on ne veut pas répondre… Vous m’avez forcé dans mes derniers retranchemens ; eh bien ! je veux bien vous parler de vos poètes, et vous dire que je ne vois pas la nécessité de me ruiner à soutenir ces petites bonnes gens-là qui font le lendemain les jolis cœurs à nos dépens. Sitôt qu’ils ont quelques sous, ils se mettent à l’ouvrage pour nous régenter, et font leur possible pour se faire fourrer à la Bastille. Cela donne des airs de Richelieu, n’est-ce pas ?… C’est là ce qu’aiment les beaux esprits que je trouve bien sots. Tudieu ! je suis las de servir de plastron à ces petites gens. Ils feront bien assez de mal sans que je les y aide… Je ne suis plus bien jeune, et je me suis tiré d’affaire ; je ne sais trop si mon successeur s’en tirera ; au surplus, cela le regarde… Savez-vous, docteur, qu’avec mon air insouciant je suis tout au moins un homme de sens, et je vois bien où l’on nous mène.

Ici le roi se leva et marcha assez vite dans la chambre, secouant son jabot. Vous pensez que je n’étais guère à mon aise, et que je me levai aussi.

— C’est peut-être mon cher frère le roi de Prusse qui s’en est bien trouvé de son bon accueil à vos poètes ? Il a cru me jouer un tour en accueillant Voltaire comme il l’a fait ; il m’a fait grand plaisir en m’en débarrassant, et il y a gagné des impertinences qui l’ont forcé de faire bâtonner ce petit monsieur-là. — Vraiment, parce qu’ils babillent des à peu près philosophiques et des à peu près politiques en figures de rhétorique, ils croient pouvoir, en sortant des bancs, monter en chaire et nous prêcher.

Il s’arrêta ici et continua plus gaiement.

— Il n’y a rien de pis qu’un sermon, docteur ; et je m’en laisse faire le moins possible ailleurs qu’à ma chapelle. Que voulez-vous que je fasse pour votre protégé, voyons ! que je le pensionne ?… Qu’arrivera-t-il ?… Demain il m’appellera Mars, à cause de Fontenoi ; et nommera Minerve cette bonne petite mamselle de Coulanges, qui n’y a aucune prétention.

(Je crus qu’elle se fâcherait. Elle ne sourcilla pas. Elle jouait avec son éventail.)

— Dans deux jours, il voudra faire l’homme d’état, et raisonnera sur le gouvernement anglais pour avoir un grand emploi ; il ne l’aura pas et on fera bien. Dans quatre jours, il tournera en ridicule mon père, mon grand-père, et tous mes aïeux jusqu’à saint Louis inclusivement. Il appellera Socrate le roi de Prusse avec tous ses pages, et me nommera Sardanapale, à cause de ces dames qui viennent me voir à Trianon. On lui enverra une lettre de cachet, il sera ravi : le voilà martyr de sa philosophie…

— Ah ! sire, m’écriai-je, celui-là l’est des philosophes…

— C’est la même chose, interrompit le roi ; Jean-Jacques n’en fut pas plus mon ami pour être leur ennemi. Se faire un nom à tout prix, voilà leur affaire. Tous ces gens-là sont pétris de la même pâte : chacun, pour se faire gros, veut ronger avec ses petites dents un morceau du gâteau de la monarchie ; et comme je le leur abandonne, ils en ont bon marché. Ce sont nos ennemis naturels que vos beaux esprits ; il n’y a de bon parmi eux que les musiciens et les danseurs : ceux-là n’offensent personne sur leurs théâtres, et ne chantent ni ne dansent la politique. Aussi je les aime, mais qu’on ne me parle pas des autres.

Comme je voulais insister, et que j’entrouvrais la bouche pour répondre, il me prit doucement le bras, moitié riant et moitié sérieusement, et se mit à marcher avec moi en se dandinant à sa manière, du côté de la porte de l’appartement. Il fallut bien suivre.

— Vous aimez donc les vers, docteur ; — je vais vous les dire aussi bien que ceux qui les font, tenez :


Il semble à trois gredins, dans leur petit cerveau,
Que, pour être imprimés et reliés en veau,
Les voilà dans l’état d’importantes personnes ;
Qu’avec leur plume ils font le destin des couronnes ;
Qu’au moindre petit bruit de leurs productions,
Ils doivent voir chez eux voler les pensions.
Que sur eux l’univers a la vue attachée ;
Que partout de leur nom la gloire est épanchée,
Et qu’en science ils sont des prodiges fameux,
Pur savoir ce qu’ont dit les autres avant eux.
Pour avoir eu trente ans des yeux et des oreilles,
Pour avoir employé neuf ou dix mille veilles
À se bien barbouiller de grec et de latin,
Et se charger l’esprit d’un ténébreux butin,
De tous les vieux fatras qui traînent dans les livres :
Gens qui de leur savoir paraissent toujours ivres ;
Riches, pour tout mérite, en babil importun ;
Inhabiles à tout, vides de sens commun
Et pleins d’un ridicule et d’une impertinence
À décrier partout l’esprit et la science.


— Vous voyez qu’après tout, la cour n’est pas si bête, ajouta-t-il quand nous fûmes arrivés au bout de la chambre ; vous voyez qu’ils sont plus sots que nous, vos chers poètes, car ils nous donnent des verges pour les fouetter… Là-dessus le roi m’ouvrit : je passai en saluant. Il quitta mon bras, il rentra et s’enferma… J’entendis un grand éclat de rire de mademoiselle de Coulanges.

Je n’ai jamais bien su si cela pouvait s’appeler : être mis à la porte.


CHAPITRE X.
Amélioration.

Stello cessa d’appuyer sa tête sur le coussin de son canapé. Il se leva et étendit les bras vers le ciel, rougit subitement, et s’écria avec indignation :

— Eh ! qui vous donnait le droit d’aller ainsi mendier pour lui ? Vous en avait-il prié ? N’avait-il pas souffert en silence jusqu’au moment où la Folie secoua ses grelots dans sa pauvre tête ? S’il avait soutenu pendant toute sa jeunesse l’âpre dignité de son caractère ; s’il avait, pendant une vingtaine d’années, singé l’aisance et la fortune par orgueil, et pour ne rien demander, vous lui aurez fait perdre en une heure toute la fierté de sa vie. C’est une mauvaise action, docteur ; et je ne voudrais pas l’avoir faite pour tous les jours qui me restent encore au fond de mon sablier. Je la mets au rang des plus mauvaises (et il y en a grand nombre) que n’atteignent pas les lois, comme celle de tromper les dernières volontés d’un mourant illustre, et de vendre ou de brûler ses mémoires, quand son dernier regard les a caressés comme une partie de lui-même qui allait rester sur la terre après lui, quand son dernier souffle les a bénis et consacrés. — Vous avez trahi ce jeune homme lorsque vous avez quêté pour lui l’aumône d’un roi insouciant. — Pauvre enfant ! lorsqu’il avait des lueurs de raison, lorsque ses yeux étaient fermés (selon votre expérience), il pouvait, se sentant mourir, se féliciter de la pudeur de sa pauvreté, s’enorgueillir de ce qu’il ne laissait à aucun homme le droit de dire : Il s’est abaissé ; et pendant ce temps-là vous alliez prostituer ainsi la dignité de son âme ! — Voilà, en vérité, une mauvaise action !

Le Docteur noir sourit avec une parfaite tranquillité.

— Asseyez-vous, dit-il, je vous trouve déjà mieux ; vous sortez un peu de la contemplation de votre maladie. Lâche habitude de bien des hommes, habitude qui double la puissance du mal. — Eh ! pourquoi ne voulez-vous pas que j’aie été attaqué une fois moi-même d’une maladie bien répandue : La manie de protéger. Mais revenons à ma sortie de Trianon.

J’en fus tellement déconcerté, que je ne remis plus les pieds chez l’archevêque, et m’efforçai de ne plus penser au malade que j’avais trouvé dans son palais. — Je parvins en quelques minutes à chasser cette idée par la grande habitude que j’ai de dompter ma sensibilité.

— Mince victoire, dit Stello en grondant.

— Je me croyais débarrassé de ce fou lorsqu’un beau soir on me fit appeler pour monter dans un grenier, où me conduisit une vieille portière sourde…

— Que voulez-vous que je lui fasse, dis-je en entrant ; c’est un homme mort.

Elle ne me répondit pas, elle me laissa avec le même homme, que je reconnus difficilement.

CHAPITRE XI.
Un Grabat.

Il était couché, le pauvre malade, sur un lit de sangle placé au milieu d’une chambre vide. Cette chambre était aussi toute noire, et il n’y avait pour l’éclairer qu’une chandelle placée dans un encrier, en guise de flambeau, et élevée sur une grande cheminée de pierre. Il était assis dans son lit de mort sur son matelas mince et enfoncé, les jambes chargées d’une couverture de laine en lambeaux, la tête nue, les cheveux en désordre, le corps droit, la poitrine découverte, et creusée par les convulsions douloureuses de l’agonie. Moi, je vins m’asseoir sur le lit de sangle, parce qu’il n’y avait pas de chaise ; j’appuyai mes pieds sur une petite malle de cuir noir, sur laquelle je posai un verre et deux fioles d’une potion, inutile pour le sauver, mais bonne à le faire moins souffrir. Sa figure était très-noble et très-belle ; il me regardait fixement, et il avait au-dessus des joues, entre le nez et les yeux, cette contraction nerveuse que nulle convulsion ne peut imiter, que nulle maladie ne donne, qui dit au médecin : Va-t’en, et qui est comme l’étendard que la mort plante sur sa conquête. — Il serrait dans l’une de ses mains sa plume, sa dernière, sa pauvre plume, bien tachée d’encre, bien pelée, et toute hérissée ; dans l’autre main, une croûte bien dure de son dernier morceau de pain. Ses deux jambes se choquaient, et tremblaient de manière à faire craquer le lit mal assuré. J’écoutais avec attention le souffle embarrassé de la respiration du malade, et j’entendis le râle avec son enrouement caverneux ; je reconnus la Mort à ce bruit, comme un marin expérimenté reconnaît la tempête au petit sifflement du vent qui la précède.

— Tu viendras donc toujours la même avec tous ? dis-je à la Mort, assez bas pour que mes lèvres ne fissent aux oreilles du mourant qu’un bourdonnement incertain. Je te reconnais partout à ta voix creuse que tu prêtes au jeune et au vieux. Ah ! comme je te connais, toi et tes terreurs qui n’en sont plus pour moi ; je sens la poussière que tes ailes secouent dans l’air en approchant, j’en respire l’odeur fade ; et j’en vois voler la cendre pâle, imperceptible aux yeux des autres hommes. — Te voilà bien, l’Inévitable, c’est bien toi ; tu viens sauver cet homme de la douleur : prends-le dans tes bras comme un enfant, et emporte-le, sauve-le, je te le donne ; sauve-le de la dévorante douleur qui nous accompagne sans cesse sur la terre, jusqu’à ce que nous nous reposions en toi, bienfaisante amie !

C’était elle, je ne me trompais pas ; car le malade cessa de souffrir, et jouit tout à coup de ce divin moment de repos qui précède l’éternelle immobilité du corps ; ses yeux s’agrandirent et s’étonnèrent, sa bouche se desserra et sourit ; il y passa sa langue deux fois, comme pour goûter encore dans quelque coupe invisible une dernière goûte du baume de la vie, et dit de cette voix rauque des mourans qui vient des entrailles, et semble venir des pieds :

Au banquet de la vie, infortuné convive…

— C’était Gilbert, s’écria Stello en frappant des mains.

— Ce n’était plus Gilbert, poursuivit le Docteur noir en souriant d’un seul côté de la bouche ; car il ne put en dire davantage : son menton tomba sur sa poitrine, et ses deux mains broyèrent à la fois la croûte de pain et la plume du poète. Le bras droit me resta long-temps dans la main, et j’y cherchai le pouls inutilement ; je pris la plume et la posai sur sa bouche : un léger souffle l’agita encore, comme si l’âme l’eût baisée en passant ; ensuite rien ne bougea dans le duvet hérissé de la plume. Je présentai sous sa bouche le verre de ma tabatière, qui ne fut pas terni par la moindre vapeur ; alors je fermai les yeux du mort et je pris mon chapeau.


CHAPITRE XII.
Une distraction.

Voilà une horrible fin, dit Stello, relevant son front de l’oreiller qui le soutenait, et regardant le docteur avec des yeux troublés… Où donc étaient ses parens ?

— Ils labouraient leur champ, et j’en fus charmé… Près du lit de mes mourans les parens m’ont toujours importuné.

— Eh ! pourquoi cela, dit Stello ?…

— Quand une maladie devient un peu longue, les parens jouent le plus médiocre rôle qui se puisse voir. Pendant les huit premiers jours, sentant la mort qui vient, ils pleurent et se tordent les bras ; les huit jours suivans, ils s’habituent à la mort de l’homme, calculent ses suites, et spéculent sur elle ; les huit jours qui suivent, ils se disent à l’oreille : Les veilles nous tuent, on prolonge ses souffrances, il serait plus heureux pour tout le monde que cela finit. Et s’il reste encore quelques jours après, on me regarde de travers. Ma foi, j’aime mieux les garde-malades, elles tâtent bien à la dérobée les draps du lit, mais elles ne parlent pas.

— Ô noir Docteur ! soupira Stello, d’une vérité toujours inexorable !…

— D’ailleurs, Gilbert avait maudit avec justice son père et sa mère, d’abord pour lui avoir donné naissance, ensuite pour lui avoir appris à lire.

— Hélas ! oui, dit Stello, il a écrit ceci :

Malheur à ceux dont je suis né .....

. . . . . . . . . . . . .

Père aveugle et barbare ! impitoyable mère !
Pauvres, vous fallait-il mettre au jour un enfant
Qui n’héritât de vous qu’une affreuse indigence !
Encore si vous m’eussiez laissé votre ignorance !
J’aurais vécu paisible en cultivant mon champ
Mais vous avez nourri les feux de mon génie.

— Voilà des vers raisonnables, dit le docteur.

— Mauvaises rimes, dit l’autre par habitude.

— Je veux dire qu’il avait raison de se plaindre de savoir lire, parce que du jour où il sut lire, il fut poète, et dès lors il appartint à la race toujours maudite par les puissances de la terre… Quant à moi, comme j’avais l’honneur de vous le dire, je pris mon chapeau, et j’allais sortir lorsque je trouvai à la porte les propriétaires du grabat, qui gémissaient sur la perte d’une clef… Je savais où elle était.

— Ah ! quel mal vous me faites, impitoyable ! n’achevez pas, dit Stello, je sais cette histoire.

— Comme il vous plaira, dit le docteur avec modestie, je ne tiens pas aux descriptions chirurgicales, et ce n’est pas en elles que je puiserai les germes de votre guérison. Je vous dirai donc simplement que je rentrai chez ce pauvre petit Gilbert ; je l’ouvris. Je pris la clef dans l’œsophage, et je la rendis aux propriétaires.

Le Cte  Alfred de Vigny.